Douter, est ce renoncer à la vérité ?

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Introduction

On connaît l’anecdote selon laquelle en 155 avant JC, Athènes se sortit d’un procès perdu d’avance contre Rome en envoyant comme avocats trois philosophes sceptiques qui retournèrent l’avis du tribunal et de l’opinion publique en montrant qu’il n’y avait aucune vérité en matière de justice, ce qui interdisait tout jugement. Derrière la péripétie se cache une tendance profonde de la pensée humaine, dont le scepticisme antique est sans doute le meilleur exemple, qui consiste à remettre en question la vérité, du simple fait que le doute puisse s’introduire dans n’importe quelle pensée. Il est en effet probable que si toute connaissance peut être remise en question, c’est que la vérité se trouve définitivement hors d’atteinte, puisque celle-ci est classiquement définie comme ce dont on ne peut pas douter. Or, l’histoire de la culture humaine, particulièrement en occident, est celle de la lutte contre cette tendance sceptique à baisser les bras devant l’incertitude et l’ignorance. C’est donc l’histoire de la lente construction du savoir, de la patiente appropriation de la vérité et ce, depuis Descartes, en utilisant précisément le doute comme outil. Ainsi, on peut légitimement se demander si douter, ce soit nécessairement renoncer à la vérité. Une telle réflexion implique d’évaluer les raisons respectives sur lesquelles s’appuient les positions sceptiques et l’espèce de foi en la possibilité de la vérité qui anime la plus grande partie de la pensée depuis les présocratiques, foi qui devra être toutefois confrontée à ce qu’on pourrait appeler, rétrospectivement, son propre échec, à moins d’imaginer que le renoncement à la vérité puisse être, curieusement, la meilleure manière de lui être fidèle.

1 A – Le dialogue quotidien, l’habitude que nous avons de débattre nous familiarisent avec cette idée que les avis divergent, qu’il n’y a jamais consensus sur aucun sujet. Nous y sommes d’autant plus habitués que nous somme capables de nous méfier du consensus, facilement perçu comme une facilité ou une pensée unique. Néanmoins, ce que nous appelons « liberté de pensée », que nous appuyons sur une nécessaire tolérance revendiquée au moins pour notre propre pensée, constitue un évident obstacle à l’atteinte de la vérité, puisque celle-ci est classiquement considérée comme devant être unique. Ce sont, comme souvent en ce domaine, les sciences mathématiques qui nous servent de modèle : il n’y règne aucune liberté de pensée, au sens où quiconque ne peut pas choisir de tenir des discours divergents par rapport à ce qui est reconnu comme mathématiquement vrai, à moins de remettre en question la théorie elle-même, ce qui impliquerait un processus complexe au cours duquel il faudrait démontrer la véracité de ce nouveau discours, et en convaincre la communauté des mathématiciens. Ainsi, diversité des opinions et vérité sont elles incompatibles : si vérité il y a, elle doit être unique, universelle, absolue. Or, comme elle ne l’est jamais : comme on peut toujours jeter le doute sur n’importe quel discours, il semble bien que ce doute doive nous faire renoncer à la vérité.

B – On objectera qu’on vient pourtant de montrer qu’en mathématiques au moins, on obtenait des jugements répondant aux critères d’unicité, d’universalité et d’absolu. C’est d’ailleurs pour cette raison que tous les philosophes en quête de méthode de pensée qui soit certaine, ont appuyé cette méthode sur les préceptes mathématiques. Au-delà des mathématiques, ce sont les règles de la logique qui semblent pouvoir garantir de parvenir à la vérité en rendant le doute inopérant. Cependant, on sait aussi que les règles logiques sont des règles qui ne garantissent que la rigueur formelle des jugements. C’est ainsi que la forme logique qu’est le syllogisme, construite sur le modèle « Tous les hommes sont mortels – Socrate est un homme – Donc Socrate est mortel », peut aussi aboutir à des jugements formellement justes, mais concrètement faux, sur le modèle suivant : « Tout ce qui est rare est cher – Un cheval bon marché est rare – Donc un cheval bon marché est cher » ; c’est là le propre de ce qu’on appelle le paradoxe, qui n’impressionne l’esprit que parce qu’il se présente sous une forme logiquement rigoureuse tout en affirmant des aberrations. D’autre part, aussi rigoureux soit il, un raisonnement logique s’appuie sur des postulats qui, eux-mêmes, ne peuvent pas être prouvés, sinon, la chaîne de l’argumentation serait sans fin puisqu’il faudrait trouver à chaque raison une première raison. Il faut bien, dès lors, une raison première qu’on devra considérer comme évidente, et ce sans qu’on puisse en donner les raisons. Cette nécessité, pour tout système logique, de s’appuyer sur des postulats invérifiables, créera au vingtième siècle, quand on réalisera qu’elle touche aussi les mathématiques, une « crise des fondements » telle qu’on devra admettre qu’il peut exister plusieurs algèbres, plusieurs géométries. Le caractère absolu des énoncés mathématiques disparaît donc pour laisser la place à une diversité qui ne peut plus s’appeler « vérité », du moins pas selon les critères qui ont prévalu jusque là.

C – C’est pour cette raison que dès l’antiquité, les sceptiques, à la suite de Pyrrhon, vont préconiser la suspension permanente du jugement. En effet, si tout peut être affirmé, comme le démontrent à l’époque les sophistes, qui appuient toute leur pratique sur ce principe (il n’y a aucun jugement dont on ne puisse argumenter son contraire), alors rien ne vaut la peine d’être vraiment affirmé. Tout jugement devient relatif à celui qui l’énonce, au lieu où il se trouve, à la période où il vit, au langage dans lequel il s’exprime. Ainsi, ce qui est vrai pour untel pourra être considéré comme faux par tel autre. On trouve les traces de ce relativisme dans ces formes de relations à l’autre qui en acceptent tout, sous prétexte du respect de la différence. Derrière la bonne intention et l’ouverture, il faut en fait lire l’abandon de la prétention à détenir soi-même la vérité (je peux me tromper, et j’accorde le droit à autrui d’être dans une autre erreur que la mienne), et l’abandon pur et simple de toute idée de vérité universelle. Au lieu d’accepter ainsi comme potentiellement vraie la première opinion venue (fût elle la nôtre), les sceptiques refuseront d’accorder la moindre confiance en une quelconque opinion, renonçant ainsi de fait à la vérité.

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Le problème que pose cette attitude, c’est qu’elle est elle-même curieusement dogmatique : refuser le jugement, c’est affirmer que le jugement ne vaut rien. Mais pour l’affirmer, encore faut il accorder à ce jugement une valeur. Il y a donc pour le sceptique au moins un jugement qui est considéré comme vrai, et c’est précisément celui qui veut que rien ne puisse être accepté comme vrai. On l’a vu plus haut, le paradoxe se glisse partout, même chez ceux qui prétendent le plus pouvoir y échapper. Il n’est dès lors pas certain qu’on puisse si facilement échapper à la vérité. Aussi, si il est nécessaire de juger, mieux vaut le faire de la manière la plus prudente possible, étant entendu que cette prudence ne pourra pas consister en une simple abstention du jugement.

2 A – C’est ainsi que le doute peut tout à fait constituer une méthode pour ceux qui cherchent la vérité, et n’y ont pas renoncé. C’est le cas, en particulier, de la recherche scientifique. Contrairement à l’image simpliste qu’on peut en avoir, celle-ci ne consiste pas en une simple accumulation de connaissances définitives. Si c’était le cas, il ne s’agirait que de découvertes cumulatives, qui ne produiraient jamais de contradiction. Or c’est exactement l’inverse qui se produit : toute l’activité scientifique s’articule sur la mise en doute de ce qui est considéré comme évident, y compris par la culture scientifique elle-même. Ainsi la recherche scientifique se situe t-elle à mi chemin entre scepticisme et dogmatisme, ne renonçant pas à la vérité, mais ne prétendant pas la posséder. Pour que la science travaille, elle doit pouvoir remettre en question ses propres productions, ses propres hypothèses. Par exemple, on attribue (peut être à tort, mais la découverte date de cette période) à Aristote l’un des premiers arguments permettant d’affirmer que la terre n’est pas plate, mais sphérique. On constatait en effet que quand un bateau arrivait à l’horizon, on en voyait tout d’abord le haut des voiles, ce qui serait impossible sur une surface plane. Ce simple phénomène est ce qu’on appelle un « fait polémique », c’est-à-dire une observation qui conduit à remettre en question les connaissances prétendument établies. On peut en déduire dès lors que contrairement à la caricature qui est souvent faite de la science, celle-ci renoncerait précisément à la vérité si elle arrêtait de douter, en restant enfermée dans ses conceptions erronées. C’est d’ailleurs dans ses périodes dogmatiques que la science se perd et s’éloigne de la vérité, alors même qu’elle croit l’avoir saisie. C’est ainsi qu’Albert Einstein, après avoir mis en doute de manière révolutionnaire la physique de Newton, refusa de remettre en question le déterminisme auquel il adhérait lui-même, et répondait systématiquement aux premiers tenants de la physique quantique : « Dieu ne joue pas aux dés ». Cette position dogmatique (qui s’apparente ici à un postulat) fut l’obstacle qu’Einstein ne réussît pas à franchir, et l’empêcha de cheminer vers la vérité.

B – Un tel usage du doute relève de ce que Descartes a défini, au dix-septième siècle, sous le nom de « doute méthodique ». Le principe en est simple : face au constat de la diversité des connaissances, et de leur fréquente contradiction, on pourrait céder à la tentation sceptique et s’en tenir à la suspension du jugement. Mais Descartes refuse ce renoncement. C’est la raison pour laquelle il propose une méthode qui s’articule autour du doute, considéré ici non pas comme un but à poursuivre, mais comme un moyen devant être dépassé. Il considère dès lors « pour faux tout ce qui n’était que vraisemblable ». En d’autres termes, il s’agit de douter volontairement des connaissances, pour les mettre à l’épreuve. Si elles n’y résistent pas, on doit les considérer comme fausses, par prudence. Si elles y résistent, on peut les considérer comme indubitables, et par conséquent comme vraies. Le Discours de la méthode constitue donc le récit des conditions dans lesquelles se pratique ce doute, et des effets qu’il produit. Il n’est pas question dans ce livre de faire le plaidoyer du scepticisme. Il s’agit seulement d’en prendre le risque, car on peut imaginer qu’aucune connaissance ne résiste au doute, et qu’on doive se résigner au scepticisme. Mais Descartes n’en fait pas un but a priori. Son objectif demeure la vérité elle-même, à laquelle il ne renonce pas.

C – Si le doute est conçu comme ne devant pas être définitif, c’est qu’on envisage de pouvoir y mettre fin, ce qui impliquerait qu’on ait atteint la vérité. On le conçoit alors comme une étape intermédiaire, qui précèderait et rendrait possible la vérité. C’est précisément ce qui se passe dans le Discours de la méthode : La quatrième partie constitue son moment clé, car c’est ici que le doute ne prend plus, parce qu’il se porte sur ses propres conditions de possibilités. En effet, douter, c’est penser. Et pour penser, il faut bien être quelque chose. Dès lors, il n’est pas possible de douter de la pensée, car le doute EST pensée. C’est ainsi que Descartes va pouvoir écrire le fameux « Je pense, donc je suis », qui constitue le premier échec du doute, ce sur quoi il n’a pas prise. Il est donc bel et bien provisoire, et ne doit pas être conçu comme éphectique. C’est là un non sens dont furent victimes les sceptiques, se condamnant au paradoxe là où la méthode cartésienne, s’appuyant sur une ignorance entretenue consciemment (à la manière dont Socrate se désignait lui-même comme ignorant), permet justement de retrouver une attitude cohérente, en équilibre entre dogmatisme et refus paranoïaque de toute forme de certitude.

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Aussi peut-on affirmer à la suite de Descartes que le doute n’a pas pour conséquence l’abandon de la vérité. Au contraire, il apparaît comme son révélateur, ce qui permet de la faire émerger du chaos des opinions. Cependant, ce bel équilibre, entre dogme et scepticisme, semble être rompu dès que la première certitude est atteinte. C’est là ce qu’un non philosophe se dirait avec raison face à la méthode cartésienne : si Descartes a raison, si le cogito est sa première certitude, si l’existence de Dieu est la suivante, comment se fait il qu’on n’apprenne pas ces connaissances véridiques sur les bancs des écoles primaires ? En d’autres termes, si historiquement la vérité atteinte par Descartes ne fait pas l’objet d’une reconnaissance universelle, c’est que le projet cartésien n’a pas connu tout à fait le succès escompté (à part, bien sûr, en ce qui concerne ses développements techniques). Doit on en conclure que c’est le scepticisme qui doit avoir, finalement, le dernier mot ?

3 A – Sans doute une partie du problème relève t elle de ce que nous considérons comme « la vérité ». Jusque là, nous avons considéré que la vérité était assimilable à une sorte d’objet, qu’on pouvait concevoir comme étant à notre portée (dogmatisme) ou hors d’atteinte (scepticisme). La méthode cartésienne nous a simplement permis de nous indiquer comment rejoindre cet objet sans risque de se tromper et de tomber dans l’illusion. Ce qu’on vient de mettre cependant en évidence, c’est que cet objet n’est jamais suffisamment en nos mains pour qu’on puisse se considérer comme ses propriétaires définitifs. Telle l’eau dans les mains de l’enfant venant boire à la fontaine, la vérité coule à travers les doigts de celui qui tente de s’en saisir, et s’échappe. Face à ce constat d’impuissance, face notre incapacité à serrer entre nos phalanges ce breuvage tant recherché, l’attitude sceptique consisterait à renoncer. Mais n’avoir pas réussi à saisir la vérité n’arrête pas la soif, bien au contraire. On peut dès lors se demander si cette condition humaine ne mène pas directement l’homme à la déception.

B – Une manière d’échapper à cette impasse serait de considérer la vérité pour ce qu’elle est, et non de la vouloir telle qu’elle n’est pas. Toute notre analyse converge vers ce fait : la vérité, qu’on y ait renoncé ou pas, est insaisissable. Si on veut tisser avec elle des liens cohérents, il va falloir prendre en compte cette caractéristique essentielle. Or c’est précisément ce que Platon signifiait quand, dans le Banquet par exemple, il désignait le philosophe comme cet amant qui tentait de se réunir à sa part manquante sans jamais retrouver tout à fait l’unité perdue. Notre rapport à la vérité est identique : nous sommes en manque de vrai, et pour combler ce manque, nous serions prêts à accepter bon nombre d’arrangements. Mais ces arrangements ne peuvent que nous tromper sur la vérité elle-même. On n’est philosophe que quand on éprouve ce manque, pas quand on croit l’avoir comblé. Platon le montre clairement : celui qui aime la vérité doit accepter qu’elle lui échappe, car l’amour est manque. Quand il veut posséder, il broie ce qu’il croit aimer et le détruit. L’amour, c’est la distance, et c’est le seul rapport qu’on puisse entretenir avec cet objectif asymptotique qu’est la vérité. Elle est pour nous un horizon, une idée directrice vers laquelle on peut s’orienter, mais qu’on n’atteindra pas.

C – Cela permet de comprendre pourquoi les philosophies se succèdent sans jamais posséder définitivement la vérité : c’est que la forme de celle-ci change au fur et à mesure que l’homme, pratiquant le doute, change son regard sur le monde. On retrouve les mêmes processus dans le développement de la science, qui par le doute parvient à remettre en question les connaissances existantes, mais permet aussi d’en construire de nouvelles, qui seront à leur tour remises en question par la suite. Il ne s’agit pas là d’un abandon de la vérité, mais au contraire d’une mise à jour de celle-ci, d’un dévoilement qui n’est possible que si on accepte de ne jamais la posséder. Le nom grec de la vérité est « aléthéia », ce qui signifie le non (a-) oubli (-léthé). Savoir, c’est ne pas oublier, se ressouvenir. Mais pour se ressouvenir, il faut avoir conscience d’avoir perdu. Sinon, il n’y a pas de quête. L’opinion est cette pensée péripatéticienne qui croit, par le plaisir facile qu’elle nous procure, nous faire oublier le manque de la vérité elle-même. Ce manque ne peut prendre d’autre forme que le doute, ma conscience de manquer d’un savoir plus essentiel que celui dont on dispose déjà. Dès lors, c’est précisément ne plus douter, ou même croire qu’on pourrait, un jour, ne plus douter qui mènerait à renoncer à la vérité.

Conclusion

Ainsi, on l’a vu, le fond du problème tient moins dans l’opposition de deux courants majeurs de la philosophie que dans la manière dont on conçoit la vérité, quelle que soit ce qu’elle affirme. Le dogmatisme et le scepticisme font une erreur commune : tous deux font de la vérité un objet à saisir. Le désaccord porte finalement surtout sur l’aptitude humaine à mettre la main sur ce fruit. On peut dépasser cette erreur, et cette opposition, en faisant de la vérité un horizon qui s’éloignera de celui qui le poursuit à mesure qu’il pensera s’en approcher. Dogmatiques et sceptiques ne peuvent qu’en être déçus, puisqu’ils ont fait de la vérité le terminus de leur quête. C’est oublier que la nature de la vérité est précisément d’être le chemin lui, même, et non sa destination. Les uns se déplacent pour arriver à destination. S’ils pouvaient s’affranchir du trajet, ils le feraient. D’ailleurs certains, dépités de ne pas toucher au but, se sont assis au bord du chemin et s’y sont définitivement arrêtés. Mais il est aussi possible de s’accomplir dans le véritable voyage, qui à la différence du pèlerinage, ne se connaît ni port d’arrivée, ni port d’attache. Errant volontaire, celui qui cherche la vérité en la laissant filer sous ses pieds, et qui accepte d’accompagner ce mouvement, ce déséquilibre perpétuellement récupéré est, finalement, celui qui en est le plus proche.


Illustration extraite du film « La vérité »; Henri-Georges Clouzot (1960)

Voila un film qui met le doigt sur le concept qui nous préoccupe ici. Henri-Georges Clouzot nous propose un film de procès, au cours duquel Dominique Marceau, interprétée par Brigitte Bardot, est accusée du meurtre de son amant, Gilbert Tellier, joué par Samy Frey. Le meurtre lui-même ne fait pas de doute; la vérité matérielle de l’acte est donc connue. Pourtant, le procès est passionnant et Dominique Marceau y découvre un portrait d’elle-même dans lequel elle ne se reconnaît pas. Le problème est en effet de déterminer la responsabilité humaine de cette jeune fille, regardée comme trop libérée pour être honnête. Elle est en effet opposée à sa propre soeur, Annie Marceau, tellement opposée que cet amant qu’elle a tué était tout d’abord le fiancé de celle-ci (interprétée par Marie-José Nat). Là où Annie est conformiste, Brigitte est à la frontière de l’asocialité. Là où Annie est morale, Brigitte ne se soucie d’aucune convenance. Quand Annie cherche à se « caser » et voit dans Gilbert un bon parti, Brigitte met littéralement le grapin sur cet homme, le séduit de la manière la plus provocante qu’on puisse imaginer, franchissant les limites de la bienséance et provoquant chez sa sage soeur un malaise qui va rapidement attiser la haine envers sa cadette. Mais Brigitte est passionnée. Reste que la passion n’a pas de vérité, du moins pas dans le regard du tribunal. Nombreux sont d’ailleurs les points sur lesquels on ne peut pas trouver d’accord : Brigitte est elle manipulatrice, ou passionnée ? A t-elle tué Gilbert par amour, ou pour empêcher que sa soeur ne l’aime ? Est-elle une fille perdue, ou bien au contraire fait elle partie de ces rares êtres humains qui pensent que pour se trouver, il faut au moins chercher ? Y a t-il un minimum de concession à la morale dont on doive faire preuve ? Des deux soeurs, laquelle est finalement celle qui jalouse l’autre ? Ces questions restent ouvertes, définitivement, car la fin du film (qu’on ne va pas dévoiler ici) les laisse irrésolues. On pourrait rêver de procès, et d’un monde dans lesquels la vérité des faits, les constats, suffiraient à juger. Tant qu’il s’agit d’en rester à la réalité telle qu’elle nous apparaît, aux phénomènes, c’est de l’ordre du possible, c’est là le but de l’objectivité scientifique. Mais s’il s’agit de juger ce qui est propre à l’humanité, la vérité des intentions, la vérité des sentiments, la vérité de la morale, on voit bien que ce sont d’autres processus qui sont à l’oeuvre. Il ne s »agit même plus d’opposer « des » vérités dans une sorte de constat relativiste, puisque les principaux intéressés ne savent même pas ce qu’il en est : avant même le meurtre, aucun ne sait s’il aime vraiment, aucun ne sait dans quelle direction va s’orienter sa vie, aucune des intentions qui les anime ne va connaître d’aboutissement, il n’y a dès lors rien qui permette de dire que la vie a telle ou telle caractéristique essentielle. Le meurtre ne fait qu’exacerber cela : on ne peut pas davantage déterminer la vérité de ce qui a mené au meurtre après celui-ci qu’auparavant. Brigitte elle-même sent bien que le portrait qu’on fait d’elle ne lui correspond pas, mais à chaque fois qu’elle est elle-même interrogée, elle se montre incapable de proposer un portrait plus fidèle; et quand bien même en serait elle capable, on sait bien que ce portrait serait perçu comme subjectif, intéressé, et non conforme à la vérité. Pour autant, le procès avance et le film ne donne pas l’impression de faire du sur place, ni d’errer. Pour autant, bien qu’il avance vers cet horizon qu’est la vérité, il ne l’atteint pas, et l’issue du film parvient à mettre définitivement cette vérité qui est son titre hors de portée des hommes, qui resteront dans le doute, définitivement. En ce sens, s’il y a une manière de renoncer pour de bon à la vérité, et peut être de se faire une raison, Brigitte Marceau en fait la preuve, mais par l’absurde.

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2 Comments

  1. Votre Article traite donc le sujet Douter est-ce renoncer à la vérité. C’est ça ?
    Ce n’est pas une critique bien au contraire je voudrais juste être sure de ce que j’avance.
    Merci de me répondre

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