Retiens : la nuit

In Désir, Divers, Introduction à la philosophie, Quignard
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Autre promesse, d’un tout autre ordre que celle qui a été précédemment respectée; j’avais fait, en classe, référence à Pascal Quignard pour illustrer ce besoin que nous autres, êtres humains, avons de faire le point sur nos existences, et de trouver des repères, particulièrement du côté de nos origines. Nous avions repéré dans les mythes ce caractère paradoxal qu’ils masquaient tout autant qu’ils révélaient leur propre objet. S’ils fonctionnent ainsi, c’est que les cultures dont ils sont issus avaient saisi qu’il y a une part d’obscurité irréductible dans l’existence humaine. Et si il est légitime de tenter de sonder cette part obscure, il n’en demeure pas moins impossible d’y être directement confronté. J’avais alors signalé aux élèves l’existence de ce magnifique livre de Pascal Quignard, La Nuit sexuelle, qui tentait précisément cette exploration, non pas de ce domaine hors d’atteinte, mais des tentatives effectuées pour le l’éclairer, sans succès.
Les lignes de l’avant-propos vont nous permettre de mieux saisir en quoi ce mystère concerne chacun, et en quoi il nous jette dans nos premiers mouvements :

« Quand on sonde le fond de son coeur dans le silence de la nuit on a honte de l’indigence des images que nous nous sommes formées sur la joie.
Je n’étais pas là la nuit où j’ai été conçu.
Il est difficile d’assister au jour qui vous précède.
Une image manque dans l’âme. Nous dépendons d’une posture qui a eu lieu de façon nécessaire mais qui ne se révèlera jamais à nos yeux. On appelle cette image qui manque « l’origine ». Nous la cherchons derrière tout ce que nous voyons. Et on appelle ce manque qui traîne dans les jours « le destin ». Nous le cherchons derrière tout ce que nous vivons. C’est là que vont se perdre les gestes qu’on refait sans y prendre garde, les mêmes mots qui défaillent.
Je cherche à faire un pas de plus vers la source de l’effroi que les hommes ressentent quand ils songent à ce qu’ils furent avant que leur corps projetât une ombre dans ce monde.
Si derrière la fascination, il y a l’image qui manque, derrière l’image qui manque, il y a encore quelque chose : la nuit.
Il y a trois nuits.
Avant la naissance ce fut la nuit. C’est la nuit utérine.
Une fois nés, au terme de chaque jour, c’est la nuit terrestre. Nous tombons de sommeil au sein d’elle. Comme le trou de la fascination absorbe, l’obscurité astrale engloutit et nous rêvons en elle. Et si c’est par la nuit qui est en nous, interne, que nous nous parlons, c’est dans la nuit externe, quotidienne, qui semble à nos yeux venir du ciel, que nous nous touchons.
Enfin, après la mort, l’âme se décompose dans une troisième sorte de nuit. La nuit qui régnait à l’intérieur du corps se dissout dans un effacement que nous ne pouvons anticiper. Cette nuit n’a plus aucun sens pour s’aborder. C’est la nuit infernale.
Ainsi y a t-il une nuit éminemment sensorielle, totalement sensorielle, qui précède l’opposition astrale du jour et de la nuit. Il y a une nuit avant qu’apparaisse à nos yeux le soleil au débouché de la parturition. Nous procédons de cette poche d’ombre. L’humanité transporta cette poche d’ombre avec elle, où elle se reproduisit, où elle rêva, où elle peignit. Elle pénétra irrésistiblement dans les grottes obscures où elle tourna son visage vers des écrans blancs de calcite sur lesquels des images involontaires surgissaient et se mouvaient en suivant la projection de la flamme d’un flambeau. Des millénaires passent. Elles continuent de défiler dans des salles étranges, édifiées dans les sous-sol des villes, où la ténèbre n’est plus divine mais produite artificiellement.
Ce n’est pas la lumière qui est tamisée dans les pénombre où les amants se dénudent. C’est l’obscurité première qui nous précède qui avance, qui progresse, qui se soulève en une immense vague qui revient sur nous.
Toute notre vie nous cherchons à passer la source choquante (les deux nudités principielles) au travers d’une sorte de tamis perceptif.
Grain à grain, au travers du tamis, le monde ancien se reconstitue jusqu’à inventer un récit ou former un tableau. Alors nous avons l’impression de voir ce qui n’est pas visible. De voir l’intérieur de la nuit elle même. Voir comme jadis. Voir avant que la lumière fût. Voir avant que la bouche connût l’atmosphère. Voir avant que le corps respirât.
J’évoque quelque chose qui est proche de la manière noire des graveurs. Ce tamis est une espèce de berceau.
Ce tamis dans les contes est le trou de serrure.
Il s’agit d’un voir contraire au fait d’être ébloui. Voir comme quand on dénude l’autre. Voir comme quand on désobscure ce qui est recelé. Voir comme quand on exhume l’altérité sexuelle.
Alors la nudité devient visiblement nocturne.
origine-masson1Luisance où ne porte pas vraiment notre vue. Car notre vue ne porte jamais vraiment jusqu’à la scène qui nous fit et que nous répétons néanmoins sans fin au cours des étreintes où nos corps s’additionnent et se redissocient. Brusque éclair comme le coup de foudre qui tombe longtemps avant que le tonnerre gronde, longtemps avant que le chant s’élève, longtemps avant que la langue humaine se comprenne. Cette scène précède les corps encore sans existence qu’elle fabrique – qu’elle figure, qu’elle portraiture. Tel est le véritable sens du clair-obscur. Les peintres autrefois appelaient ces peintures des nuits. Les romains disaient des lucubrationes. Ils y rangeaient toutes les activités qui ne s’exercent qu’à la lueur des lampes à huile. Ceux qui élucubraient dans les grottes enténébrées du jadis se livraient – et nous livrèrent pour des millénaires – à une quête infinie.
Aussi les images immémoriales, magdaléniennes, archétypiques, idolâtres, irrésistibles, hallucinantes, involontaires poursuivirent-elles leur vie nocturne au travers des générations de dormeurs comme l’humanité se multiplia au travers des générations de coïts – des millénaires de coïts – qui sont eux-mêmes des images zoologiques sidérantes inlassables.
J’éprouvais une joie inlassable à les collectionner.
Ce livre les rassemble. »
Pascal Quignard – La Nuit sexuelle – P.7 sq dans l’édition de poche

Pascal Quignard ouvre alors, chapitre après chapitre, sa collection, et c’est à chaque fois comme une plongée spéléologique dans une mémoire qui n’a pas pu s’inscrire en nous, mais dont nous percevons l’absence : nous devrions savoir, mais nous ne devons pas voir. C’est là le motif de notre errance, et de notre obsession des origines. Et comme nous avions, en classe, lié cela à la manière dont nos ancêtres avaient bâti leurs propres mythes, affirmant que ceux ci étaient une manière de révéler ce « jadis » sans jamais le rendre présent, en évitant la description, préférant le récit imaginaire à la lumière trop crue d’une raison qui, de toutes façons, trouve là ses limites, je me dois de citer ces quelques autres lignes, tirées du chapitre intitulé « Une scène française », qui s’ouvre sur la référence au fameux tableau de Gustave Courbet L’Origine du monde (dont on peut faire l’expérience singulière au musée d’Orsay) :

« Courbet peignit ce que le XIXe siècle appelait le « con » en 1866. Il en vendit l’image à Khalil Bey. Khalil Bey la transmit à Bernheim Jeun. Bernheim la passa à François de Hatvany. François de Hatvany la céda au baron Herzog. Elle arriva de façon mystérieuse entre les mains du psychanalyste Jacques Lacan, dissimulée sous un cache conçu par le peintre Masson. Je me souviens qu’en ce temps là on nommait origine du monde ce qui n’est que l’origine de chacun.
Nous ne sommes pas Ulysse. Nous n’avons pas de « chez nous » à la surface de ce monde. Tout Ithaque que nous voudrions rejoindre est interne. Cet internat est celui de la poche maternelle que chaque naissance rompt. L’errance n’aura donc pas de terme à la surface des flots ou de la terre. Pour chaque vivant vivipare un premier monde est perdu. Tout Eden est seuil et expulsion. Où retourner ? (…) Le retour impossible, tel est le temps. Notre seul « chez nous » est cette étrange « ek-sistence » où pousse le jadis. Cette poussée est la Nature. l’adieu, le perdre, le ne pas se retourner, l’invisible sont les quatre murs de notre prison.
En nous le naître est la « porte à jamais fermée ».
Qu’est ce que l’angoisse ?
Etre angoissé c’est demeurer cloué dans l’impossible fuite et dans l’impossible contact.
L’angoisse signifie dans ce sens contempler au point de mourir.
Je puis même affirmer : une contemplation qui se déroule sans angoisse n’est pas une contemplation. Il faut même dire de façon plus archaïque : une contemplation sans mort n’est pas une absorption véritable.
Il s’agit de se laisser dévorer vivant.
Un Maintenant tombe nez à nez avec son jadis.
L’angoisse est confrontée à l’impossible « retourner en arrière », à l’impossible « se cacher dans un trou de souris ». Se rabougrir, voilà ce qui traduirait le mieux en français le verbe latin « regredior ». L’angoisse tente l’impossible retour à l’abri et à la sécurité que connaissait la forme embryonnaire et muette accrochée à sa paroi de peau. »
Ibid. P.137 sq dans l’édition de poche

Pour le reste, il faut faire l’expérience de ce livre seul. L’édition de poche permet d’accéder au texte lui-même, accompagné d’illustrations qui font ce qu’elles peuvent étant donné ce qu’on peut se permettre d’imprimer quand le livre doit, finalement, coûter moins de 10€. On conseillera alors d’acheter cette édition de poche et d’emprunter en bibliothèque l’édition originale, qui coûte, elle, 80€, mais qui constitue une véritable plongée dans l’obscurité : impression, mise en page, illustrations parfaites font du livre un objet total. Et à la réflexion, même si c’est une somme, voila bien un ouvrage qui, correctement positionné dans une bibliothèque familiale, peut servir à des générations successives de moment crucial dans le mouvement paradoxal qui nous anime.

En illustration, le panneau peint par Masson, protégeant, sur les murs de Jacques Lacan, le tableau de Courbet, L’Origine du monde, du regard.

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2 Comments

  1. Sans faire excessivement le malin (mais quand même un peu), je serais tenté de répondre que le meilleur moyen de le savoir, si tu en es au point de poser cette question commentaire du premier article venu, c’est d’essayer de travailler. Vas-y, fais-le.

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