Peut on aimer une oeuvre d’art sans la comprendre ? Une première partie, qui considèrera l’oeuvre d’art comme s’adressant directement à la sensibilité.

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Il y a un premier moyen, simple, de montrer que les oeuvres d’art s’apprécient en dehors de toute compréhension, c’est de montrer qu’elles relèvent d’un autre ordre que celui des autres objets. Pour cela, il faut revenir un instant sur les raisons pour lesquelles existe, dans notre manière de distinguer les objets, une catégorie spécifique pour ce qu’on appelle « l’art ». Si, dans l’antiquité grecque on ne disposait que d’un mot pour désigner ce que l’homme fait (« tekhné« , qui correspond aussi bien à ce que nous appelons aujourd’hui « technique » qu’à ce que nous désignons comme « art »), nous distinguons aujourd’hui ce qui relève de la stricte technique, et ce qui s’élève au rang de l’art. Ce qui, en dehors de toute classification, distingue ces deux concepts, c’est que si les objets techniques peuvent être évalués sur la base de ce qu’on attend d’eux, c’est à dire de leur efficacité, les objets d’art sont eux impossibles à évaluer sur ce critère, précisément parce qu’ils ne servent à rien. Cela a pour conséquence que l’objet d’art sort par définition de la rationalité technique et des critères d’évaluation objectifs habituels, et que le rapport que nous avons avec lui est essentiellement esthétique. Il est important de s’arrêter un peu sur ce mot, « esthétique ». En effet, on sait que Platon distinguait deux niveaux de réalité, le sensible, et l’intelligible. Or, s’il désignait les choses intelligibles sous le nom « noêta » (dont dérive le concept philosophique de noême, qui est un pur objet de conscience, indépendant de toute sensation), il donnait aux choses sensibles le nom de « aisthêta« . L’esthétique, c’est donc ce qui relève d’un rapport sensible, ce qui s’adresse par essence à la perception, aux sens. Ainsi, si l’objet d’art est un objet purement esthétique, alors dans la relation que nous avons avec lui, c’est la pure sensibilité qui doit juger, en dehors de tout argument rationnel classique. Cela permettrait d’expliquer que l’attachement aux oeuvre ait ce caractère spontanné, que l’on ne retrouve pas dans les autres domaines de jugement, dans lesquels on n’aime les choses qu’après les avoir objectivement évaluées. Cela expliquerait aussi que cet amour de l’art semble beaucoup plus pur que les autres formes d’attachement aux objets, de sorte qu’il semble possible d’aimer profondément tel roman, mais qu’on trouvera déplacé d’aimer une voiture, si belle soit elle.

Mais si tel est le rapport que nous devrions avoir avec les oeuvres, alors l’éducation artistique devrait se contenter de mettre en relation les élèves et les oeuvres, et de laisser faire le pouvoir esthétique, qui ne manquerait pas d’impressionner suffisamment les élèves pour que ceux ci aiment spontanément les oeuvres. On sait bien que les choses ne se passent pas ainsi : on éduque à l’art à travers un parcours contraint qui consiste à analyser scrupuleusement les oeuvres, à les disséquer pour en saisir les entrailles, les mécanismes secrets, pour en percer les secrets, dans l’espoir qu’une fois cette intimité mise à jour, on aimera enfin ce qu’on n’appréciait pas auparavant. Dès lors, soit on abandonne immédiatement notre hypothèse, non confirmée par la réalité, soit on reconsidère la réalité. Après tout, est il impossible que l’on se trompe lourdement sur l’art, et qu’on ait vis à vis des oeuvres un comportement tout à fait déplacé, qui nous empêcherait, qui plus est, de saisir l’art là où il se trouve? L’hypothèse est trop tentante pour qu’on puisse l’assumer seul, et il est bon dans ce genre de situation de vérifier si une telle piste à déjà été soutenue, pour ne pas prendre seul le risque de se perdre. Or, cette conception radicalement différente de l’art est précisément celle de Jean Dubuffet quand il construit la théorie de l’art brut. Si on devait définir ce courant, on devrait dire qu’il contient tout ce que l’art n’est pas officiellement. Privilégiant la création, Dubuffet considère en effet que l’art dubuffet01est cette activité qui ne peut jamais s’accomplir dans la recherche de la conformité à une quelconque définition qui le précèderait; c’est d’ailleurs cette position qui rend difficilement définissable l’art brut, puisqu’il est cet art qui ne peut jamais correspondre à une quelconque définition. En somme, on pourrait dire que c’est un art insouciant de sa propre essence, ce qui explique qu’il soit le propre de ceux qui ne savent même pas que ce qu’ils font relève de l’art. C’est donc le domaine de la frange, qu’on ne pourrait même plus assimiler à la sphère actuelle des indépendants, ou de l’underground, tant ces marges sont devenues aujourd’hui des têtes de gondoles répertoriées dans les supermarchés de la culture officielle. Quand Dubuffet cherche à débusquer ces oeuvres, c’est plutôt du côté des ateliers d’activité manuelles des hôpitaux psychiatriques qu’il se rend. Dénuées de toute prétention intellectuelle ou culturelle, détachées de toute reconnaissance officielle, ces oeuvres sont produites pas la pure volonté de leurs auteurs, en dehors de tout critère d’efficacité, y compris en dehors de toute volonté de plaire (faire plaisir au public relevant, comme pour tout objet efficace, de techniques que l’on peut mettre en oeuvre pour atteindre les objectifs fixés). C’est dans son ouvrage L’homme du commun à l’ouvrage qu’il définit en quelques lignes le paradoxe qu’il y a à vouloir faire de l’oeuvre d’art un objet de reconnaissance officielle, un objet culturel au sens habituel du terme :

« Il suffit à certains qu’on leur révèle d’une oeuvre que son auteur est artiste de profession pour que le charme aussitôt se rompe. Chez les artistes comme chez les joueurs de cartes ou chez les amoureuses, les professionnels font un peu figure de marrons (…).
Le vrai art il est toujours là où on ne l’attend pas. Là où personne ne pense à lui ni ne prononce son nom. L’art, il déteste être reconnu et salué par son nom. Il se sauve aussitôt. Sitôt qu’on le décèle, que quelqu’un le montre du doigt, alors il se sauve en laissant à sa place un figurant lauré qui porte sur son dos une grande pancarte où c’est marqué art, que tout le monde asperge aussitôt de champagne et que les conférenciers promènent de ville en ville avec un anneau dans le nez. C’est le faux monsieur Art celui-là. C’est celui que le public connaît vu que c’est celui qui a le laurier et la pancarte. Le vrai monsieur Art, pas de danger qu’il aille se flanquer des pancartes ! Alors, personne ne le reconnaît. Il se promène partout, tout le monde l’a rencontré sur son chemin et le bouscule vingt fois pas jour à tous les tournants de rues, mais pas un qui ait l’idée que ça pourrait être lui monsieur Art lui-même dont on dit tant de bien. Parce qu’il n’en a pas du tout l’air. Vous comprenez, c’est le faux monsieur Art qui a le plus l’air d’être le vrai et c’est le vrai qui n’en a pas l’air ! ca fait qu’on se trompe ! Beaucoup se trompent ! »

Quelques paragraphes auparavant, voici comment il décrit le rôle de l’intelligence, et des intellectuels, dans la reconnaissance des oeuvres d’art :

« On a longtemps tenu l’intelligence en grande estime. Quand on disait d’un qu’il est intelligent, n’avait-on tout dit ? Maintenant on déchante là-dessus, on commence à demander autre chose, les actions de l’intelligence baissent bien. C’est celles de la vitamine qui sont en faveur maintenant. On s’aperçoit que ce qu’on appelait intelligence consistait en un petit savoir-faire dans le maniement de certaine algèbre simpliste, fausse, oiseuse, n’ayant rien du tout à voir avec les vraies clairvoyances (les obscurcissant plutôt).
On ne peut pas nier que sur le plan de ces clairvoyances là, l’intellectuel brille assez peu. L’imbécile (celui que l’intellectuel appelle imbécile) y montre beaucoup plus de dispositions. On dirait même que cette clairvoyance les bancs d’école l’éliminent en même temps que les culottes. Imbécile ça se peut, mais des étincelles lui sortent de partout comme une peau de chat au lieu que chez monsieur l’agrégé de grammaire pas plus d’étincelles que d’un vieux torchon mouillé, vive plutôt l’imbécile alors ! C’est lui notre homme ! »

Privilège de la spontanéité sur la culture, de l’acte créateur sur l’exercice correctement effectué, on pourrait presque résumer la position de Dubuffet par la célèbre formule de Michel Audiard, « Heureux les fêlés, car ils laissent passer la lumière ». Autant dire qu’une telle conception de l’art est décapante, car elle conduit à remettre en question les institutions qui s’occupent de l’art, au premier rang desquelles le musée, bien sûr, mais aussi les académies qui en définissent les usages, les critiques, et comme on l’a vu, l’école. Privilège est alors donné à l’apparition soudaine, non voulue, libre, du geste artistique là où ne l’attend pas. On peut imaginer le pire ridicule derrière une telle thèse, mais elle offre pourtant des perspectives intéressantes. Par exemple, les interventions filmées de Jean-Yves Lafesse trouveront difficilement une place dans les panthéons officiels de l’art contemporain. La modestie apparente de l’acte effectué, le caractère pittoresque des séquences, du nom même que porte l’auteur de ces très courts métrages, la fuite de celui-ci devant toute forme de reconnaissance officielle font qu’on ne peut pas décemment considérer ce travail comme une oeuvre artistique. Et pourtant, si on veut bien se défaire des a priori de la culture dominante, on peut se rendre compte que c’est précisément cette culture qui fait obstacle à la reconnaissance; car, en fait, tout est là : Jean-Yves Lafesse prend le monde, et en un geste qui se réduit le plus souvent à un simple commentaire, il fait de ce monde un autre monde. A la frontière du ready made et du situationnisme, il a bel et bien une démarche d’artiste, mais le dispositif qu’il choisit, la manière dont il diffuse ces séquences, la dérision apparente de son travail et le nom même qu’il porte lui permettent d’échapper aux cercles installés de l’art contemporain, et de rester dès lors totalement libre de faire ce qu’il veut, ou de ne rien faire; possibilités qui ne sont plus offertes aux artistes officialisés, qui ont fait de leur art leur métier (c’est d’ailleurs là la limite à laquelle se heurte Jean-Yves Lafesse, quand il s’agit de vivre de cette production, même si dans son cas, il est évident que les concessions demeurent assez légères). On voit bien, aussi, que celui qui ose affirmer que les travaux de cet homme sont en fait de véritables oeuvres d’art prend le risque de passer pour quelqu’un qui, précisément, n’a pas compris ce qu’est une oeuvre d’art, puisque, dans le cadre de « ce qui se pense », une telle proposition ne peut décemment pas être intégrée dans le cercle fermé de l’Art. Dubuffet nous permet de renouveler le regard que nous portons sur les production humaines, et de nous demander, en dehors des habitudes que nous avons prises, ce qui fait que, profondément, nous reconnaissons comme artistiques certains objets plutôt que d’autres, et on le voit, il est possible, au prix d’un effort fait sur ses propres a priori culturels, de nettoyer ce regard de ce qu’il porte de pédanterie pseudo-culturelle pour lui redonner la curiosité et l’éveil dont il est naturellement capable.

Enfin, et ce sera notre dernier argument pour cette première partie, il est possible de prendre philosophiquement parti pour un art qui se caractériserait avant par sa simplicité, et ce sans dériver vers les réflexions finalement assez complexes de ce qu’on appelle le minimalisme. En fait, c’est au dix-huitième siècle qu’on assiste à un débat intense entre deux écoles artistiques, l’une privilégiant un art qui serait caractérisé en premier lieu par l’artifice, la technique qui produirait une illusion, et l’autre préférant un art qui permettrait de revenir à une certaine nature. C’est entre Diderot et Rousseau que le débat s’installe le plus nettement, la thèse de l’artificialité étant particulièrement développée dans ce texte célèbre qu’est le Paradoxe sur le comédien, dans lequel Diderot montre le non sens qu’il y aurait à demander au comédien de vivre vraiment sur scène ce que vit le personnage qu’il joue au sein de la fiction. Rousseau répondra, lui, dans sa lettre à d’Alembert sur les spectacles en montrant que ce caractère artificiel du théâtre détourne les spectateurs des véritables émotions esthétiques, et favorise un art qui soit davantage susceptible d’entretenir cette sensibilité naturelle. Si c’est autour du théâtre que le débat a lieu, c’est que c’est l’art majeur de ce siècle. On aurait aujourd’hui les mêmes débats aujourd’hui autour du cinéma, ou des spectacles, opposant ceux qui pensent que toute oeuvre est technique, ce qui justifie d’augmenter sans cesse la complexité et l’artificialité des oeuvres, alors que d’autres soutiennent et pratiquent plutôt un art qui ne se perd pas dans cette complexité, et va à l’essentiel ou protégeant sa sincérité dans un ensemble techniquement le plus pauvre possible, cette pauvreté garantissant son authenticité. Rousseau choisit cette seconde voie, devinant dans l’artifice un mensonge dont le spectateur est une victime d’autant plus innocente qu’il prend plaisir à se faire ainsi leurrer. Pourtant c’est bien à un mensonge qu’on l’invite quand il va au théâtre tel qu’il est pratiqué à cette époque, et rien ne permet de tisser un lien entre ceux qui sont sur scène et ceux qui les regardent passivement faire, dans la salle :

 » Quoi! ne faut-il donc aucun Spectacle dans une République ? Au contraire, il en faut beaucoup. C’est dans les Républiques qu’ils sont nés, c’est dans leur sein qu’on les voit briller avec un véritable air de fête. A quels peuples convient-il mieux de s’assembler souvent et de former entre eux les doux liens du plaisir et de la joie, qu’à ceux qui ont tant de raisons de s’aimer et de rester à jamais unis ? Nous avons déjà plusieurs de ces fêtes publiques; ayons-en ,davantage encore, je n’en serai que plus charmé. Mais n’adoptons point ces spectacles exclusifs qui renferment tristement un petit nombre de gens dans un antre obscur; qui les tiennent craintifs et immobiles dans le silence et l’inaction; qui n’offrent aux yeux que cloisons, que pointes de fer, que soldats, qu’affligeantes images de la servitude et de l’inégalité. Non, Peuples heureux, ce ne sont pas là vos fêtes ! C’est en plein air, c’est sous le ciel qu’il faut vous rassembler et vous livrer au doux sentiment de votre bonheur. Que vos plaisirs ne soient effémines ni mercenaires, que rien de ce qui sent la contrainte et l’intérêt ne les empoisonne , qu’ils soient libres et généreux comme vous; que le soleil éclaire vos innocents spectacles; vous en formerez un vous-mêmes, le plus digne qu’il puisse éclairer.

Mais quels seront enfin les objets de ces Spectacles ? Qu’y montrera-t-on ? Rien, si l’on veut. Avec la liberté, partout où règne l’affluence, le bien-être y règne aussi. Plantez au milieu d’une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le Peuple , et vous aurez une fête. Faites mieux encore: donnez les spectateurs en spectacle; rendez-les acteurs eux-mêmes; faites que chacun se voie et s’aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis. Je n’ai pas besoin de renvoyer aux jeux des anciens Grecs: il en est de plus modernes, il en est d’existant encore, et je les trouve précisément parmi nous. Nous avons tous les ans des revues, des prix publics, des Rois de l’arquebuse, du canon, de la navigation. On ne peut trop multiplier des établissements si utiles. »
Rousseau – Lettre à d’Alembert sur les spectacles – GF pp. 233-234

La toute dernière phrase de cet extrait fait penser à la postérité étonnante d’un texte d’Ivan Chtcheglov (connu en France sous le nom de Gilles Ivain), extrait d’un court passage de son oeuvre la plus importante, le Formulaire pour un urbanisme nouveau:

« Et toi, oubliée,
tes souvenirs ravagés par toutes les consternations de la mappemonde,
échouée aux caves rouges de Pali Kao, sans musique et sans géographie,
ne partant plus pour l’hacienda où les racines pensent à l’enfant
Et où le vin s’achève en fables de calendrier.
Maintenant, c’est joué.
L’hacienda, tu ne la verras pas. Elle n’existe pas.
Il faut construire l’hacienda. »

En 1982, Tony Wilson, fondateur de la maison de disques Factory records et un de ses associés, Rob Gretton, manager du groupe New Order, se souviendront de cette dernière phrase pour construire ce qui deviendra l’un des plus grands clubs de l’histoire des discothèques, le Fac 51 haçienda. Le 21 Mai 1982, l’hacienda était construite, et ouverte. Elle allait être le pôle attractif autour duquel se construira une part importante de la légende qu’est aujourd’hui Manchester. Quel rapport avec Rousseau ? La lecture du texte doit permettre de le deviner : ce que Rousseau fustige, on l’a vu, c’est l’artificialité du spectacle. Mais il ne s’agit pas d’incriminer simplement les décors, les costumes ou la convention qui veut que des êtres humains jouent un rôle. C’est bien sûr un élément de la critique de Rousseau, qui supporte mal ce siècle qui, poursuivant la fuite en avant inaugurée par Louis XIV dans le règne de l’apparence et des faux-semblants, conduit chacun à jouer en permanence un rôle au sein du jeu social, mais la proposition de Rousseau va plus loin : si toute représentation en art est un artifice, alors il faut rompre avec la représentation. En somme, il s’agirait simplement d’être là, ensemble. Dans son esprit, il s’agit de la fête de village, de ce moment où tout le monde converge vers un point de rendez vous studio070507_1_560et participe à ce phénomène particulier qu’est la fête. Pourquoi la fête ? Parce que c’est tout simplement le seul happening dans lequel on peut venir de manière tout à fait insouciante, le seul aussi dans lequel le statut social peut ne jouer aucun rôle, de sorte que personne n’ait plus aucun rôle à jouer. C’est pour cela que ces plaisirs ne doivent être « ni efféminés ni mercenaires » : il faut être simplement ce que l’on est, sans faire semblant de quoi que ce soit. La fête est ce moment où ne règnent ni l’intérêt, ni la contrainte, qui constituent les entraves habituelles au plaisir simple, et donc au bonheur. Elle est cet évènement pendant lequel les barrières entre les individus tombent. En somme, la fête est un acte politique, peut être le plus pur. La référence au Club mancunien est justifiée par ceci : finalement, dans ce texte, Rousseau installe les fondements de ce qui deviendra au vingtième siècle la boite de nuit telle qu’elle sera matérialisée par ces grands clubs que furent le studio 54 à New York, le Palace à Paris, et donc l’Haçienda à Manchester. Ces établissements furent des lieux de recréation au sens le plus profond qu’on puisse donner à ce terme. Ils ont été conçus comme des refuges au milieu du désert, comme des pôles attirant à eux ceux qui voulaient bien abandonner pour la nuit leur statut social pour être en situation de, tout simplement, rencontrer les autres qui, comme eux, acceptaient de faire cette démarche qui consiste, en premier lieu, à sortir. Un simple témoignage va permettre de mieux saisir l’esprit de ce genre de lieu. Il s’agit de celui de Didier Lestrade, journaliste et écrivain, qui vécut de l’intérieur ce qu’il appelle, justement, une « expérience » :

« Le troisième élément clef du Palace, c’est le plus connu : le mélange. Fabrice Emaer a eu une idée de génie en pariant que ce qui avait été fait avec le Studio 54 pourrait être appliqué en France. Dans le pays de Giscard, mélanger des riches et des pauvres, des blancs et des noirs, des hétéros et des pédés était tout simplement révolutionnaire. À l’entrée, Edwige, Paquita Paquin – toutes deux égéries du mouvement punk en France – ou Jenny Bel’Air, décrétaient qui entrait ou non. Comme au Studio 54, la foule se massait devant la porte, les gens criaient et attiraient l’attention des physionomistes les bras en l’air, en criant : «Moi ! Moi !», parfois pendant une heure ou deux. Certains croyaient bien faire en montrant une liasse de billets, mais pour Edwige ou Paquita, c’était loin d’être un détail déterminant. N’importe qui pouvait entrer si un effort avait été fait sur le look ou sur l’attitude.
C’est pourquoi aucun club d’aujourd’hui ne pourrait prétendre ressembler au Palace, parce que ce qui se fait aujourd’hui, Emaer le faisait déjà il y a vingt ans. La musique, les lumières, la foule, tout devenait renversant. Tout le monde s’amusait. Le champagne coulait à flots. Il suffisait d’aller au bar, de demander à un vieux monsieur riche et il vous offrait des verres. Il y avait des michetons (comme on les appelait alors) partout. On s’amusait tellement qu’on oubliait de draguer. L’idée était de rentrer chez soi en Rolls, accompagné par un vieux monsieur de Neuilly qui avait trop bu et de raconter les potins le lendemain.(…)
Nous étions fauchés mais nous économisions chaque sou afin d’entrer le samedi soir au Palace pour passer la nuit près du sound system. Un jour, nous n’avions pas d’argent et, pour attirer l’attention de Fabrice Emaer, nous avons pris des draps et nous nous sommes déguisés en fantômes, avec des trous dans le tissu pour faire des yeux. Emaer a ri : «Votre déguisement est vraiment ridicule mais ça ira pour cette fois». (…) Notre jeu était assez drôle : l’idée était de se rembourser obligatoirement le prix d’entrée en volant quelqu’un. Les gens étaient tellement joyeux, tellement insouciants, qu’ils laissaient leur sac à main ou leur porte-monnaie sur leur fauteuil. Il suffisait simplement de les prendre. Personne ne surveillait. Nous étions une nouvelle catégorie de racailles radicales. Avec ses deux mille personnes, le Palace ressemblait à ce qu’il était vraiment : un théâtre, où, pendant un ou deux ans, tous les rôles ont été renversés. Les riches se faisaient dépouiller en riant, les jeunes devenaient des stars (toute la bande de Krootchey, Pierre et Gilles, Paquita Paquin, Edwige, Philippe Gautier, etc.), les clodos faisaient la revue mondaine (Pacadis), les punks devenaient disco (nous), les barmen devenaient tout-puissants, avec des combinaisons blanches semblaient «designées» par Thierry Mugler. Le journal Façade était le reflet du club, un média nouveau où n’importe qui pouvait devenir une célébrité parce qu’il ou elle avait une tenue fantastique. Parfois, un bon sens de la répartie ou une façon de danser particulière suffisait pour devenir quelqu’un. Dans une société pas encore très riche (c’était, après tout, la fin des années soixante-dix), le Palace était une porte dorée vers un futur qui serait aussi brillant que les minijupes à sequins des filles. La haute couture côtoyait les costumes faits avec des sacs-poubelles, les travelos dansaient avec les clones moustachus, les jeunes post-modernes regardaient passer avec dédain et amusement les bourgeois en costume trois-pièces. »
Texte copié-collé depuis ce site.

Tous les éléments de la fête souhaitée par Rousseau sont là : rencontre des êtres humains, insouciance, plaisir partagé sans arrières pensées, et les conditions de ce plaisir sont là, elles aussi, qui se réduisent à une seule, fondamentale : faire tomber le clivage social, et donc celui de la propriété privée. Le détail donné par Didier Lestrade est important : les plus riches ont compris que si la rencontre devait avoir lieu, alors il fallait qu’ils ne soient plus soucieux de leur possession, au moins l’espace d’une nuit. Dès lors, leur argent est là, à disposition, dans la poche de leur veste non surveillée. Ce n’est pas l’abolition de l’artifice. On le sait, ces lieux sont par essence des constructions (Chtcheglov ne s’y est pas trompé : ces lieux doivent être construits, ils n’existent pas naturellement), mais cet artifice est au service d’un spectacle qui a renoncé à représenter quoi que ce soit à un quelconque public : le public est le spectacle, et la fête est réussie si ceux qui y participent osent venir à la fête dans ce principe égalitaire simple selon lequel tout le monde participe. La fête est alors une oeuvre collective, miracle mise entre parenthèse du monde nécessairement social, qui permet d’atteindre cet état, finalement sensoriel, de partage et de plaisir que seul cet évènement, ce qu’on appellerait aujourd’hui cette « performance » (mais il faudrait prendre le mot dans son sens anglo-saxon, pour que l’expression soit juste). En somme, Voltaire voyait chez Rousseau un rétrograde qui voulait faire marcher l’homme à quatre pattes, on découvre un précurseur des Nightclubs. Ce n’est donc pas vers l’obscurité des cavernes et de leurs peintures rupestres que Rousseau nous entrainait, mais vers les lumières laser des fêtes noctambules. Au-delà du caractère peut être un peu pittoresque de l’image de Rousseau en boite de nuit, ce qu’il s’agit de saisir ici, c’est cette idée que l’art ne se trouve une fois encore peut être pas où on l’attend : nous sommes habitués à le considérer dans les Grandes Oeuvres parce que c’est ici qu’on nous le montre, et pour nous, l’autonomie esthétique consiste à répéter des listes d’incontournables qu’on a apprises à l’école, ou qu’on a été cherché dans des publications spécialisées, parce qu’on ressent le besoin d’avoir des guides pour ne pas passer à côté des « incontournables », ce qui nous laisse toujours dans le malaise de ne pas avoir encore lu Proust, assisté à une représentation de Moïse et Aaron de Schönberg ou vu Citizen Kane. A cette esthétique qui n’en est finalement pas vraiment une, si on se réfère au sens qu’on a donné à ce mot en début de partie, on peut en préférer une, iconoclaste car elle détruit cette idole qu’est devenue l’Oeuvre d’Art, qui va jusqu’à abandonner la notion même d’oeuvre proposée par un artiste à un public venu la vénérer. Rousseau était dès lors presque incontournable ici, car il nous a permis de donner une assise à ce qui n’était au départ qu’une hypothèse, qu’on a pu finalement prendre au sérieux : l’oeuvre d’art serait finalement simplement (mais c’est, comme on l’a vu, une simplicité qui réclame une exigence d’autant plus importante qu’elle consiste à résister à la culture figée des institutions artistiques) une situation dans laquelle les sens seraient pleinement ouverts à l’expérience sensorielle plaisante, partagée avec les autres, sans limite; elle parlerait donc bel et bien aux sens, pour peu que ceux ci soient suffisamment libérés pour se laisser atteindre par ces sollicitations. L’amour de l’art ne serait donc pas conditionné à sa compréhension, puisque les véritables situations artistiques ne susciterait pas l’analyse méthodique, mais l’adhésion et la participation physique.

La proposition est tentante, et sans doute s’est on un peu laissé prendre au jeu de l’argumentation d’une thèse qui, pourtant, au départ semblait « évidemment » insuffisante. On a réussi, dans une certaine mesure, à montrer qu’il était possible de concevoir une esthétique purement sensorielle, débarrassée de tout encombrement intellectuel, une esthétique qui favoriserait, et réclamerait une sorte de laisser aller, de lâcher prise qui conduirait à refuser toute forme de représentation, y compris de soi même (la fête prônée par Rousseau ne correspond pas à l’émission de MTV, The Grind, dont elle est, même, l’antithèse malgré sa ressemblance physique avec la proposition de la Lettre à d’Alembert). Reste tout de même un problème : si on accepte d’emblée la proposition faite dans cette partie, on doit renonce à une part majeure de ce qu’on appelle l’histoire de l’art. Or il n’est pas certain que les arguments qui précèdent suffisent à un tel abandon. D’autre part, mettre ainsi au centre de l’esthétique une pure sensibilité, c’est offrir à l’expression de la simple sensiblerie une scène qui lui apportera une reconnaissance qui peut sembler excessive. En d’autres termes, jusque là, les sens et le plaisir ont servi de critère d’évaluation de l’art, et si dans les projets de Dubuffet et de Rousseau cela semble avoir quelque chose de vertueux, nous allons voir dans la partie suivante que cela ne peut suffire, et qu’il est donc nécessaire de reconnaître à la raison, à l’analyse et à la compréhension des oeuvres d’art une place, peut être centrale, pour qu’on puisse les aimer pour de bonnes raison.

En illustration vidéo, un exemple du travail de Jean-Yves Lafesse. Bien que facétieux, le personnage évite de voir des extraits de ce qu’on appelera ici son oeuvre diffusés sur le net. Il est donc possible qu’on nous demande de le retirer, ce qu’on fera. Il semble qu’ici le propos justifie la diffusion, et on a choisi un extrait le plus court possible. Mais tout est là, la sobriété de l’intervention, la mise à distance du monde, et dès lors la création d’un monde, autre.
En photo, Jean Dubuffet, puis un ensemble de fêtards, autour d’Andy Warhol.

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2 Comments

  1. cher Harry,

    je reviens après qq temps sur ton site : c’est toujours aussi enthousiasmant ; j’ai envoyé qq mails, mais dès que tu peux, réponds moi : le 23 oct. j’organise une journée d’étude sur « fantastique technique, modèle et catastrophe » et j’apprécierai de t’y retrouver… DMU

  2. Bonjour,

    Merci pour votre article.
    Très enrichissant.
    J’ai tout de même quelques questions: vous laissez pensez que l’art est du coté de l’aisthêta puisqu’il ne s’adresse à nous que par la sensibilité. C’est, il me semble vrai. C’est ce qui fait qu’on aime directement une oeuvre, par le sensation.
    Par contre, je suis aussi allé voir Mondrian / De STIJL au musée Pompidou. Avec Mondrian (mais avec d’autres aussi, c’est selon), on touche à l’objet du Banquet ou du Timée de Platon : « qu’est ce que le Beau ? » C’est un peu paradoxal ce que je vais dire mais je trouve que dans l’œuvre de Mondrian, et dans l’abstraction en général, on a une représentation sensible d’une « Forme » platonique de type noêta.
    Platon pense qu’il existe un seul et unique endroit ou stagnent des « Formes », réalités immuables et universelles, indépendantes de l’intellect, et dont le monde sensible est le reflet. Ces Formes sont les véritables objets de la définition et de la connaissance, en tant qu’elles sont l’objet de l’intelligence pure par opposition aux réalités sensibles, objets de l’opinion, de la perception… Ces Formes ne sont pas accessibles par les sens en un temps donné mais par la raison et de façon immuable. C’est un peu comme si avec Mondrian, le beau subissait une transformée de Laplace qui fait passer du monde temporel au monde symbolique et qui le ferait passer du beau au Beau. C’est ce que je vois chez Mondrian, c’est ce Beau en tant que Forme et non en tant que représentation. Ce qui est paradoxal car elles en sont une représentation. Mais j’y vois une grande différence (celle de l’abstraction) avec par exemple les jeunes femmes peintes par Bouguereau, qui sont belles et qui participent à la définition commune de ce qui est beau mais qui ne sont pas le Beau.

    Au final, plus je pratique plus je me rends compte que j’avais tort: on ne peut pas comprendre le langage qu’est la peinture sans avoir un minimum de vocabulaire, de grammaire et de syntaxe. Sinon, on est submergé d’information et on passe devant un bleu Klein en se disant juste « J’aime / J’aime pas ». Sans une connaissance minimale des arts, on sera comme devant un chinois qui vous parle : vous voulez comprendre mais vous ne pouvez pas. Il vous manque quelque chose. Peut-être vous arriverez à vous débrouiller pour aider ce touriste à aller voir la tour Eifel. Pourvu qu’elle soit devant. Sinon vous vous direz « il me veut quoi ? »
    Mais sentir le tableau dans toutes ses dimensions (historiques, culturelles, académiques…) c’est autre chose. Pompidou disait : « L’art est l’expression d’une époque, d’une civilisation [..] et le meilleur témoignage que l’homme – et aussi une nation – puisse donner de sa dignité. ».
    Alors oui il faut savoir cette époque pour la comprendre et comprendre les tableaux.
    Et pourtant je reste d’accord avec vous: « Dénuées de toute prétention intellectuelle ou culturelle, détachées de toute reconnaissance officielle, ces oeuvres sont produites pas la pure volonté de leurs auteurs, en dehors de tout critère d’efficacité, y compris en dehors de toute volonté de plaire. » Là est l’art et pas ailleurs.
    Je suis en même temps d’accord et pas d’accord avec vous. Rien de choquant: l’art n’a rien à voire avec la rationalité et ce qui apparaît comme un paradoxe n’en est finalement pas un…
    A vous lire

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