Le langage – 5ème partie : Le dépassement de la fonction de communication – le langage libérateur.

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Mais on peut craindre alors que le langage ne serve plus qu’à dire les choses telles qu’on les connaît déjà et qu’aucune création ne passe plus par son biais. Or les linguistes les plus récents ont repéré qu’au contraire le langage est le lieu même de la création et ce à plusieurs titres.

A La fonction poétique

Tout d’abord, en dehors de la stricte fonction d’information, le langage présente aussi ce qu’on peut appeler une fonction poétique. Celle ci permet de combiner les signes du langage de manière a leur faire exprimer un sens qui n’est pas leur sens premier. C’est par excellence le domaine des jeux de langage. Mais ici il faut noter qu’il ne s’agit plus de transmettre une information, mais bien plutôt de produire un effet sur le destinataire. La poésie est très précisément ce domaine dans lequel le sens des mots s’efface ou se noue à l’effet qu’ils produisent. Un exemple parmi tant d’autre, mais significatif car justement le sens des propos de l’auteur échappe sans pour autant que le texte soit un complet non sens pour le lecteur: Vladimir Maïakovski, dans un poème intitulé Le nuage en pantalon nous parle « simplement » d’un amour décu:

« Vous pensez que divague la malaria ?C’est arrivé vraiment, à Odessa.

– « Je viendrai à quatre heures » avait, dit Marie.

Huit. Neuf. Dix heures.

Et voici que le soir

pour l’angoisse nocturne

s’éloigne des fenêtres assombri

décembral.

Les candélabres sont hilares

et hennissent dans mon dos décrépit.

On ne pourrait à cette heure me reconnaître :

masse noueuse, énorme,

qui gémit,

se convulse.

Cette masse, que peut-elle désirer ?

Tant de choses pourtant !

Il importe peu

que l’on soit de bronze,

que l’on ait pour coeur un morceau de fer,

la nuit on voudrait enfouir son propre tintement

dans du tendre,

du féminin.

Et me voilà, énorme,

je m’arcboute à la fenêtre.

Sous mon front je fais fondre la vitre.

L’amour oui ou non viendra-t-il ?

Et quel amour ?

Grand ou minuscule?

D’où vient un grand amour dans un tel corps ?

Ce devrait être une amourette tranquille,

aux klaxons des autos qui la secouent

elle préfère le grelot des petits trams.

Encore et toujours

plantant mon visage

dans celui grêlé de la pluie,

j’attends

éclaboussé par le fracas du flot urbain.

Et minuit l’égorgeur,

brandissant son couteau

me poursuit; me rattrape, –

qu’on en finisse !

Et la douzième heure est tombée

comme, du billot, la tête du condamné.

Sur les vitres, les gouttes de pluie grises

grincent à l’unisson,

entrelacent les grimaces.

comme si hurlaient les gargouilles

de Notre-Dame de Paris.

Maudite !

Quoi, cela ne suffit pas ?

Bientôt ma bouche va se déchirer de cris.

J’entends

que sans aucun bruit

un nerf a bondi

comme un malade hors de son lit,

voilà qu’il risque un pas,

tout doux, tout doux,

et puis il se met à courir,

inquiet,

précis.

Et maintenant deux autres

avec lui

mènent, effrénée, une danse de claquettes.

À l’étage au-dessous le plâtre craque. »

Vladimir Maïakovski Le nuage en pantalon

On voit bien là que le langage n’est plus employé pour sa fonction informatrice mais pour sa fonction évocatrice et en quelque sorte il transforme le monde pour celui qui en est le destinataire.

B La fonction performatrice du langage

Mais on peut aussi repérer une fonction plus étonnante du langage: il est capable d’agir réellement sur le monde. Non qu’on affirme encore que le langage ait un rôle magique, quoique cette idée ne soit pas dénuée d’intérêt : les sources du langage, qu’il s’agisse du langage de l’humanité ou de celui du nourrisson sont liées au désir de faire exister ce qui n’est pas présent devant soi. C’est le propre du langage de faire venir à l’esprit ce qui est absent. Et appeler un objet c’est tenter de le faire arriver. C’est pourquoi on peut se dire que l’origine du langage est d’ordre magique et qu’il conserve en quelque sorte toujours un peu de cette caractéristique.

La Bible elle même met régulièrement en scène le langage lui-même pour en montrer le pouvoir créateur. C’est en parlant que Dieu crée le monde. C’est par le Verbe ( donc la parole ) que s’inaugure l’Evangile selon Saint Jean, c’est par la parole que Jésus fait des miracles, c’est parce que le langage humain devient trop efficace que Dieu punit les hommes trop unis autour de la tour de Babel. Ainsi montre t-on en permanence dans la Bible que le langage n’est pas qu’un outil pratique pour se comprendre mais bien le principe sur lequel ce monde existe.

Mais plus pratiquement, le langage agit sur le monde tout d’abord car il permet à l’homme de voir les choses. En effet, les choses nous apparaissent parce qu’elles ont un nom. Si elles n’en avaient pas, on ne les verrait pas. Cela peut paraître étonnant, mais c’est beaucoup plus clair quand on sait que les esquimaux par exemple perçoivent plusieurs dizaines de types de neige là où nous ne voyons que de la neige de manière indifférente. Le langage opère donc un véritable découpage du monde, installant des limites séparant les objets, et les définissant donc.

« Considérons un arc-en-ciel ou le spectre d’un prisme. Sur la bande colorée, le passage d’une couleur à l’autre est progressif, c’est-à-dire qu’en chaque point il n’y a qu’une toute petite différence de couleur avec les points immédiatement voisins. Et cependant un Français qui décrit l’arc-en-ciel parle de teintes telles que le rouge, l’orange, le jaune, le vert, le bleu, l’indigo la langue découpe la gradation Continue de couleur en une série de catégories discrètes. C’est un exemple de structuration du contenu. Rien dans le spectre ou dans la perception qu’en a l’homme n’oblige à le diviser ainsi. Cette méthode spécifique de division fait partie de la structure du français.

Les sujets qui parlent d’autres langues classent les couleurs de bien d’autres manières. Le diagramme suivant donne une idée de la façon dont ceux qui parlent le français, le chona (langue de la Zambie), le bassa (langue du Libéria), divisent le spectre.

Le sujet qui parle le chona divise le spectre en trois grandes catégories (le terme cipswuka revient deux fois, mais c’est seulement parce que les extrémités rouge et indigo, qu’il range dans la même catégorie, sont distinctes sur le diagramme.) Il est intéressant de remarquer que « citema » correspond aussi à« noir », et « cicena » à « blanc ». En plus de ces trois mots, il y a, bien entendu, un grand nombre de termes pour les couleurs plus spécifiques, comme en français on a « écarlate », « vermillon », « pourpre », qui sont des variétés de « rouge ». La convention qui consiste à diviser le spectre en trois parties au lieu de six ne provient pas d’une différence dans la perception visuelle des couleurs, mais représente seulement une différence dans la manière dont la langue classe ou structure les couleurs.

Le sujet qui parle le bassa divise le spectre de façon radicalement différente en deux catégories seulement. Il y a beaucoup de mots pour désigner les couleurs spécifiques, mais il n’existe que ces deux termes pour les classes générales de couleurs. Un Français en conclura aisément que sa propre division en six couleurs fondamentales est meilleure. Dans certains cas, c’est sans doute vrai. Mais dans d’autres cas, cette division a des inconvénients : les botanistes par exemple se sont aperçus qu’elle ne donne pas de généralisation suffisante en ce qui concerne les couleurs des fleurs ; ils constatent que les jaunes, les oranges, les rouges constituent une série et que les bleus, les violets et les rouges violacés en forment une autre. Ces deux séries présentent des différences fondamentales qui doivent être considérées comme essentielles à toutes description botanique. Pour pouvoir décrire les faits de façon économique, on a dû forger deux néologismes génériques:

« xanthique » et « cyanique » qui correspondent à ces deux séries. Le botaniste parlant le bassa n’aurait pas à le faire, car il dispose des termes «hui» et « ziza » qui divisent le spectre à peu prés selon ces deux catégories. »

H.-A. Gleason, Introduction à la linguistique, Trad. F. Dubois-Chevalier, Larousse, 1969, pp. 9-10

Ce découpage n’étant pas universel, il peut dès lors donner lieu à des dysfonctionnements dès lors que le code est mal maîtrisé, mal partagé ou utilisé avec une certaine dose de subtilité. Marthe Robert utilise un exemple frappant pour illustrer cette distorsion de la réalité par le langage :

« Le verbe mokusatsu a, paraît-il, quatre sens différents en japonais: prendre note de quelque chose, traiter quelque chose par un silence méprisant, passer quelque chose sous silence, et rester sagement dans l’expectative (je traduis de l’anglais). Un verbe subtil, comme on voit, dont la polysémie trop riche serait à l’origine du bombardement de Hiroshima, c’est du moins ce que je lis dans le Bulletin d’information de l’Association des traducteurs littéraires de France, sous le titre: « L’erreur de traduction la plus tragique de l’His¬toire. » En juillet 1945, les chefs alliés réunis à Potsdam adressent un ultimatum au Japon, en stipulant que « toute réponse négative entraî¬nera une destruction immédiate et massive ». Désireux sans doute de gagner du temps, le premier ministre Suzuki répond aux journalistes qui l’assaillent de tous côtés: mokusatsu, ce qui dans son esprit peut signifier qu’il prend note de la chose, mais ne fera pas de commen¬taires pour l’instant. Aussitôt les agences de presse internationales publient des dépêches d’où il ressort que le gouvernement japonais traite l’ultimatum par le mépris et ne juge même pas bon d’y répondre. Furieux, les Américains décident alors le châtiment suprême, et dix jours plus tard, ils larguent sur Hiroshima la pre¬mière bombe atomique de l’Histoire. Le traducteur français qui rap¬porte cet incident mémorable observe avec bon sens que si, en l’occurrence, les interprètes sont les premiers fautifs, c’est en fin de compte sur Suzuki que pèse la plus lourde responsabilité: dans des circonstances aussi graves, il aurait pu choisir un mot moins ambigu que ce mokusatsu dont il connaissait forcément l’épineuse subtilité. Il aurait pu. Certes, mais étant donné les sentiments qu’on est en droit de lui supposer. mokusatsu n’était[-il pas le verbe le plus indiqué pour dire tout à la fois et son désir de temporiser, et son ressentiment à l’égard des vainqueurs, qu’il ne pouvait pas exprimer plus clairement? Mais dans ce cas il n’y aurait pas à proprement parler de contresens: mus par une hostilité plus ou moins consciente en face de l’ennemi, !es interprètes ont retenu des quatre acceptions possibles du mot précisément celle que Suzuki, plus ou moins consciemment lui aussi, avait choisi de faire passer sous le couvert de son silence. »

Marthe ROBERT, La Vérité littéraire, Grasset. 1981. p. 113

Dans le même ordre d’idées, mais sur un terrain tout à fait différent, il est intéressant de se demander quel usage l’écrivain fait des mots, et pour lui, ils constituent bien un matériel, un ensemble d’outils qui ont leur valeur propre et ne sont pas absolument interchangeables. Un écrivain tel que Renaud Camus, dans « Etc. » parle ainsi du langage:

« Loin d’être de simples moyens d’expression (ce qu’ils sont aussi, bien entendu), langue et langage (vocabulaire, syntaxe, .style) sont constamment donnés chez lui (en accord d’ailleurs avec le modernisme classique) comme des instruments de perception. Il écrit quelque part, par exemple (Esthétique de la solitude ?) que l’oeil est un muscle très bête (sic) qui ne sait voir que ce que l’esprit peut nommer – tandis que l’esprit ne saurait percevoir et appréhender, lui, que ce que la syntaxe (et particulièrement l’analyse logique, avec ses « principales » et ses « subordonnées ») lui a appris à classer et à hiérarchiser (…) »

(N.B. : pour mieux comprendre ce passage, il faut savoir que l’auteur parle ici de lui même à la troisième personne et que « Esthétique de la solitude » est le titre d’un de ses livres).

Ainsi retrouve t-on l’idée antique selon laquelle nommer les choses c’est les faire exister. Simplement là il ne s’agit pas de les faire exister à partir de rien, mais seulement de les faire sortir du chaos, un peu comme le démiurge mettant en ordre le monde sans en créer la matière.

Les exemples abondent d’un tel pouvoir du langage. Michel Foucault va énormément en parler dans toute son oeuvre pour montrer aussi que la maîtrise du langage est un enjeu politique. Il s’agit de donner un nom aux catégories sociales pour les faire exister en tant que telles. Il s’agit aussi d’imposer un certain vocabulaire, une certaine grammaire, et il s’agit enfin de faire parler. On peut aussi ici se référer à « 1984 » de George Orwell, roman de politique fiction dans lequel le gouvernement impose à tous l’usage de la « Novlangue », qui présente un vocabulaire expurgé de tous les concepts malsains.

Dernière occasion de voir le langage à l’oeuvre, des linguistes vont montrer qu’il suffit parfois de parler, de prononcer une phrase pour que les choses changent réellement. En particulier Austin va montrer que « Dire, c’est faire » (c’est le titre d’un de ses ouvrages). Il va s’attacher à ce qu’il appelle les énoncés performatifs. Par exemple, le maire déclare un couple uni par les liens du mariage, le pape bénit la foule, je jure ou je promets de dire toute la vérité.

« Toutes les énonciations que nous allons voir présenteront, comme par hasard, des verbes bien ordinaires, à la première personne du singulier de l’indicatif présent, voix active. Car on peut trouver des énonciations qui satisfont ces conditions et qui, pourtant,

A) ne «décrivent», ne «rapportent», ne constatent absolument rien, ne sont pas « vraies ou fausses » ; et sont telles que

B) l’énonciation de la phrase est l’exécution d’une action (ou une partie de cette exécution) qu’on ne saurait, répétons-le, décrire tout bonnement comme étant l’acte de dire quelque chose.

Ceci est loin d’être aussi paradoxal qu’il semble, ou que j’ai essayé – un peu trop sommairement – de le faire paraître: on sera déçu, en effet, par les exemples que nous allons maintenant donner.

Exemples:

(E. a) «Oui [je le veux] (c’est-à-dire je prends cette femme comme épouse légitime) » – ce « oui » étant prononcé au cours de la cérémonie du mariage.

(E. b) «Je baptise ce bateau le Queen Elizabeth» – comme on dit lorsqu’on brise une bouteille contre la coque.

(E. c) « Je donne et lègue ma montre à mon frère » – comme on peut lire dans un testament.

(E. d) «Je vous parie six pence qu’il pleuvra demain».

Pour ces exemples, il semble clair qu’énoncer la phrase (dans les circonstances appro¬priées, évidemment), ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais: c’est le faire. Aucune des énon¬ciations citées n’est vraie ou fausse: j’affirme la chose comme allant de soi et ne la discute pas. On n’a pas plus besoin de démontrer cette assertion qu’il n’y a à prouver que «Damnation! » n’est ni vrai ni faux: il se peut que l’énonciation «serve à mettre au courant» – mais c’est là tout autre chose. Baptiser un bateau, c’est dire (dans les circonstances appropriées) les mots «Je baptise…» etc. Quand je dis, à la mairie ou à l’autel, etc., « Oui [je le veux] », je ne fais pas le reportage d’un mariage: je me marie. Quel nom donner à une phrase ou à une énonciation de ce type? Je propose de l’appeler une phrase performative ou une énonciation performative ou – par souci de brièveté – un «performatif»: Le terme «performatif» sera utilisé dans une grande variété de cas et de constructions (tous apparentés), à peu près comme l’est le terme «impératif». Ce nom dérive, bien sûr, du verbe [anglais] perform, verbe qu’on emploie d’ordinaire avec le substantif « action » : il indique que produire l’énonciation est exécuter une action (on ne considère pas, habituellement, cette production-là comme ne faisant que dire quelque chose). »

AUSTIN, Quand dire, c’est faire , 1ère conférence, trad. G. Laite, Le Seuil, 1970

Tous ces énoncés ont en commun de faire ce qu’ils disent. Mais de manière plus générale on peut se demander en vertu de ce qu’on a vu plus haut si tout énoncé n’est pas par essence performatif dans la mesure où il consiste à repérer des objets du monde et a en dire certaines choses qui vont donc apparaître précisément parce qu’on les aura désignées comme telles.

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