Pax submarina

Chose promise chose due, nous avions évoqué en cours le fait que nous avions perdu nos sous marins nucléaires, ou du moins nous ne savions plus combien nous en avions.

Voici donc un document permettant de faire le point sur la question. On apprendra ainsi que le comptage dépend… de ce que l’on compte. Compte t-on les sous marins existants ? Ou bien seulement ceux qui sont en activité ? Ou encore ceux qui sont en opération ? Ce genre de considération peut faire varier assez le chiffre de manière assez conséquente. On apprendra aussi dans ce document quelles sont les forces d’un pays comme la France en matière d’armement nucléaire. On remarquera que l’usage même du mot « force » est ici intéressant, puisque si les armements procurent une puissance considérable, cette puissance, une fois mise entre les mains des hommes, devient un véritable pouvoir. Mais à la différence des armes conventionnelles, tout se passe comme si ce pouvoir s’exerçait en permanence. Charles de Gaule ne s’y trompait pas quand il a hissé la France au rang des puissances nucléaires alors même que ce pays sortait de la guerre comme secouru, donc comme perdant, potentiellement sous tutelle américaine. On a là une donne extrêmement importante si on veut comprendre la spécificité de ces armements par rapport à ceux qui les ont précédés : il s’agit avant tout d’une menace qui peut être activée 24h/24, 365 jours par an. C’est là-dessus que s’est bâtie toute la stratégie de la dissuasion. Qu’est ce que dissuader ? C’est l’inverse de la persuasion. Or étymologiquement, persuader (du latin suadere) signifie conseiller. Mais la persuasion n’est pas la conviction : celui qui persuade a un certain pouvoir sur celui qui est persuadé. Dans la conviction, il y a un travail commun, une lutte partagée pour la compréhension, et une victoire commune face au problème (convaincre, c’est vaincre ensemble). Finalement, la dissuasion nucléaire consiste à entériner l’impossibilité de la conviction. Quel serait cette victoire commune qu’on pourrait imaginer entre les nations ? La réponse est simple : la paix. C’est là ce que Kant développait dans son Projet de paix perpétuelle . Or sur quoi s’appuie la paix entre les nations d’après Kant ? Sur la raison, et non sur la victoire militaire. La paix n’est donc pas imposée par la nation la plus forte (ce qui constituerait dès lors une guerre perpétuelle), mais par la reconnaissance universelle de la paix comme étant un devoir moral, ce que Kant appellerait un impératif catégorique. Comment les nations peuvent elles aboutir à une telle concorde ? En s’oubliant elles même dans ce qu’on pourrait appeler un cosmopolitisme éclairé : « Un jour enfin, en partie par l’établissement le plus adéquat de la constitution civile sur le plan intérieur, en partie sur le plan extérieur par une convention et une législation communes, un état de choses s’établira qui, telle une communauté civile universelle, pourra se maintenir par lui-même ». Une telle paix serait une paix dont chacun serait convaincu, et serait la seule vraie paix. La dissuasion est soit le constat de l’impossibilité de la conviction commune, soit le refus d’une telle conviction. Elle est sans doute les deux en même temps, et de ce fait, elle n’est pas la paix.

Mais revenons à nos sous marins. Il est symptomatique que nous ne sachions pas exactement combien ils sont, parce qu’ils sont en quelque sorte l’apogée de la stratégie dissuasive. Mais la question du nombre des bâtiments de la flotte militaire a toujours été une question stratégique. Au dix-neuvième siècle, par exemple, la confrontation France-Angleterre s’articule autour de la flotte de navires de guerre, et on a repéré que le nombre des bâtiments est une donnée importante, indépendamment de leur usage sur mer. En d’autre termes, avoir un grand nombre de bâtiments, même si ils demeurent au port, contraint l’adversaire à développer une flotte équivalente, et à la maintenir en mer, « au cas où », uniquement pour garder le contrôle des mers. On appellera ce concept le « fleet in being », et il sera repris par l’armée nazie. Ce qui est intéressant ici, c’est qu’on développe déjà une tactique de dissuasion, puisque les navires n’ont pas d’autre raison d’exister que de créer une menace non mise en œuvre, mais mobilisable à tout moment, ce qui maintient l’adversaire sous pression, même en temps de paix. Le sous marin va permettre quelque chose de bien plus astucieux, parce que justement, la pression qu’il va opérer sera déconnectée de la quantité de bâtiments existant, et surtout du nombre de bâtiments en mer. En effet, au risque de rappeler une évidence, la grande différence entre un sous marin et un navire, c’est qu’on ne le voit pas. On pourrait penser que cette furtivité n’est qu’une particularité annexe, alors qu’en fait, tout l’usage de ce type d’équipement se fonde sur cette furtivité. Dès l’instant où le submersible entre en phase de plongée, on ne sait plus où il est et à la manière des particules telles que va l’étudier la physique quantique, son existence devient statistique. L’espionnage peut déterminer où et quand tel sous marin plonge, ce qui va déterminer un certain rayon d’action, mais à l’intérieur de cette périphérie, on ne peut pas savoir où il se trouve, ce qui revient à affirmer qu’il est statistiquement partout. Un sous marin est une menace diluée, et lors d’une plongée de quatre mois, ce rayon d’action devient si vaste que la dissuasion est potentiellement quasi universelle. Dès lors, à strictement parler, en matière de dissuasion, un seul sous marin peut suffire. Il serait intéressant sur ce point d’étudier d’assez longs passages du livre de Gilles Deleuze et Félix Guattari, intitulé Mille plateaux (second tome de l’œuvre Capitalisme et schizophrénie ), liés à la différence entre espaces lisses et espaces striés, où il parle, justement, en faisant référence à Virilio, du « mouvement perpétuel du sous-marin stratégique débordant tout quadrillage, inventant un néo-nomadisme au service d’une machine de guerre encore plus inquiétante que les Etats qui la reconstituent » (p.599). Pour simplifier un peu, un espace strié, c’est un espace dans lequel on a des repères, des lignes de marquages, des frontières, des routes, des trajectoires. L’espace lisse, c’est un espace débarrassé de ces repères, dans lequel on parlera plutôt d’intensités, de densités, de glisse (Deleuze avouera plus tard avoir été lui-même étonné d’être davantage compris par les surfeurs que par les philosophes de métier). Pour le dire en termes deleuziens, l’espace lisse, c’est l’espace des nomades, ceux qui n’ont pas de point de départ, pas de point d’arrivée, et sont en mouvement sans déplacement (pour se déplacer il faut des lieux repérés, ce qui est impossible sur un espace lisse comme le désert par exemple). La technique du GPS a amplement transformé la nature même du déplacement marin, en le soumettant à des règles assez conformes à celles du déplacement terrestre, mais le sous marin échappe à cette surveillance du positionnement en poussant le plus loin possible sa furtivité (à ce titre, on s’intéressera par exemple au fait que la pièce qui sera maintenue dans le secret le plus total sera l’hélice de propulsion, qui est la pièce maitresse de la discrétion de l’engin).

Le sous marin, associé au nucléaire tant par sa propulsion (qui lui garantit une autonomie idéale) que par ses missiles (qui lui garantissent son effet dissuasif) est donc la machine idéale, un cheval de Troie parfait car déjà présent dans les esprit, statistiquement déjà entré dans la ville sans même qu’on ait eu besoin de lui ouvrir les portes. Cette installation de la peur porte donc le nom de dissuasion. Les plus perspicaces auront repéré les liens de filiation existant entre cette dissuasion et ce qu’on appelle le terrorisme. Les luttes sans armées (ou plutôt les luttes sans armée équivalente à celles des grandes puissances) ont vite saisi le principe profond de la dissuasion nucléaire, particulièrement quand elle est véhiculée par un vecteur statistique tel que les submersibles : plus la menace est diluée, plus ses véhicules sont furtifs, intégrés au quotidien des populations visées, plus l’attaque est perçue comme pouvant avoir lieu dans les centres même de la vie, plus la peur s’installe de manière durable et puissante. On retrouve ce caractère quotidien de la peur terroriste dans le dialogue que Jacques Derrida entretient avec Jurgen Habermas dans Le « concept » du 11 Septembre : « puisque nous parlons ici de terrorisme, donc de terreur, la source la plus irréductible de la terreur absolue, celle qui, par définition, se trouve la plus démunie devant la pire menace, ce serait celle qui provient du « dedans », de cette zone où le pire « dehors » habite chez « moi ». Ma vulnérabilité est alors, par définition et par structure, par situation, sans limites. D’où la terreur. La terreur est toujours, elle devient toujours, au moins pour une part, « intérieure ». Et le terrorisme a toujours quelque chose de « domestique », sinon de national. Le pire « terrorisme », le plus efficace, même quand il semble externe et « international », c’est celui qui installe ou rappelle une menace intérieure, at home – et que l’ennemi est toujours aussi logé à l’intérieur du système qu’il viole et terrorise ».(p.145) Et précisément, Derrida introduit cette note au moment où il fait le lien entre la période de guerre froide, moment où l’humanité génère ce fonctionnement auto-immunitaire, «quasiment suicidaire », et l’apparition du terrorisme moderne tel qu’il culminera (jusque là) le 11 Septembre 2001 à New-York.

Auto-immune, voila un mot qui décrit finalement bien cette inquiétante étrangeté sur laquelle nous avons commencé notre réflexion dans cet article : nous ne savions pas combien nous avions de sous marins porteurs de missiles nucléaires. On peut sourire du fait qu’un candidat à l’élection présidentielle ne connaisse pas la réponse à cette question. On sourit moins quand on constate que finalement, rares sont ceux qui sont au courant, alors même qu’il s’agit là d’un dispositif qui est censé avoir été engagé démocratiquement. Mais on l’a vu : autant on peut faire la publicité de la construction des porte avions, autant la question des sous marins participe en fait d’un processus qui ne fonctionne que s’il n’est pas connu. Cette méconnaissance généralisée est symptomatique du type de paix que nous avons installé, qui est en fait une défiance envers toute véritable paix, un déni de toute paix réelle. Pour le dire autrement, Kant définissait la paix comme l’horizon que les nations, unies, devaient poursuivre. Le concept même de dissuasion, on l’a vu, ferme les fenêtres sur cet horizon et lui préfère l’enfermement dans une peur quotidienne, une peur domestique, installée dans le cœur le plus intime de nos vies. L’évidence est qu’on ne peut pas vivre avec une telle pensée émergeant en permanence à la conscience. On comprend mieux pourquoi certains chiffres, quand ils portent sur des éléments essentiels de cette stratégie, doivent nous échapper.

En complément, puisque c’était le prétexte (ou plutôt, le pré-texte) de cet article, le lien vers ce site procurant de précieuses informations sur notre force de frappe :

http://www.obsarm.org/obsnuc/puissances-mondiales/france-forces.html

Je ne saurais trop vous conseiller de fureter un peu dans le site, qui est une mine d’informations édifiantes sur ce qu’on pourrait considérer, nous autres français, comme notre capacité commune de frappe. Si Bergson a raison quand il affirme que les dispositifs techniques sont les extensions de notre corps commun, alors voici la liste de ce qui se fait de plus puissant en matière d’extension biomécanique. Si cet équipement est bien le fruit d’une décision démocratique, on peut considérer que non seulement cette longue liste de missile, ces caractéristiques de puissance (dont je rappelle qu’il est bon de les ramener à l’échelle de puissance de Little Boy (15 kilotonnes) qui fut larguée sur Hiroshima. Pour donner un ordre de grandeur, un sous marin de type Redoutable embarque l’équivalent de 640 Hiroshima ) sont le prolongement de notre corps, mais constituent aussi la matérialisation technique de notre volonté commune. En d’autres termes, ces données en disent finalement surtout long sur l’homme lui même.

Illustrations extraites de documents de l’armée française mettant en scène les bâtiments dont elle a la responsabilité. Notons que la seconde illustation vient du site du ministère… des affaires étrangères http://www.diplomatie.gouv.fr , plus précisément de la page consacrée au désarmement nucléaire http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/actions-france_830/desarmement_4852/mise-oeuvre-engagements-desarmement_4873/france-desarmement-nucleaire_4874/decisions-ambitieuses_12943.html . Voilà qui témoigne d’un bon sens de l’illustration. Mais c’est là que nous trouverons réponse à notre question de départ : finalement, combien de sous marin nucléaires lanceurs d’engins ? « Le nombre des Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) a été réduit de six à quatre ; désormais, un SNLE au moins est en permanence à la mer, au lieu de trois en 1990. » (c’est moi qui souligne) On le disait plus haut : le nombre importe peu, un seul suffit, dès lors qu’il n’est pas repérable, puisqu’il est statistiquement partout.

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