Comprendre la différence entre Socrate et les sophistes, par J.J. Rousseau et par l’absurde.

300« Oublierais-je que ce fut dans le sein même de la Grèce qu’on vit s’élever cette cité aussi célèbre par son heureuse ignorance que par la sagesse de ses lois, cette République de demi-dieux plutôt que d’hommes? tant leurs vertus semblaient supérieures à l’humanité. O Sparte! opprobre éternel d’une vaine doctrine! Tandis que les vices conduits par les beaux-arts s’introduisaient ensemble dans Athènes, tandis qu’un tyran y rassemblait avec tant de soin les ouvrages du prince des poètes, tu chassais de tes murs les arts et les artistes, les sciences et les savants.
L’événement marqua cette différence. Athènes devint le séjour de la politesse et du bon goût, le pays des orateurs et des philosophes. L’élégance des bâtiments y répondait à celle du langage. On y voyait de toutes parts le marbre et la toile animés par les mains des maîtres les plus habiles. C’est d’Athènes que sont sortis ces ouvrages surprenants qui serviront de modèles dans tous les âges corrompus. Le tableau de Lacédémone est moins brillant. Là , disaient les autres peuples, les hommes naissent vertueux, et l’air même du pays semble inspirer la vertu. Il ne nous reste de ses habitants que la mémoire de leurs actions héroïques. De tels monuments vaudraient-ils moins pour nous que les marbres curieux qu’Athènes nous a laissés?
Quelques sages, il est vrai, ont résisté au torrent général et se sont garantis du vice dans le séjour des Muses. Mais qu’on écoute le jugement que le premier et le plus malheureux d’entre eux portait des savants et des artistes de son temps.
« J’ai examiné, dit-il, les poètes, et je les regarde comme des gens dont le talent en impose à eux-mêmes et aux autres, qui se donnent pour sages, qu’on prend pour tels et qui ne sont rien moins.
Des poètes, continue Socrate, j’ai passé aux artistes. Personne n’ignorait plus les arts que moi; personne n’était plus convaincu que les artistes possédaient de fort beaux secrets. Cependant, je me suis aperçu que leur condition n’est pas meilleure que celle des poètes et qu’ils sont, les uns et les autres, dans le même préjugé. Parce que les plus habiles d’entre eux excellent dans leur partie, ils se regardent comme les plus sages des hommes. Cette présomption a terni tout à fait leur savoir à mes yeux. De sorte que me mettant à la place de l’oracle et me demandant ce que j’aimerais le mieux être, ce que je suis ou ce qu’ils sont, savoir ce qu’ils ont appris ou savoir que je ne sais rien; j’ai répondu à moi-même et au dieu: Je veux rester ce que je suis.
Nous ne savons, ni les sophistes, ni les poètes, ni les orateurs, ni les artistes, ni moi, ce que c’est que le vrai, le bon et le beau. Mais il y a entre nous cette différence, que, quoique ces gens ne sachent rien, tous croient savoir quelque chose. Au lieu que moi, si je ne sais rien, au moins je ne suis pas en doute. De sorte que toute cette supériorité de sagesse qui m’est accordée par l’oracle, se réduit seulement à être bien convaincu que j’ignore ce que je ne sais pas. »
Voilà donc le plus sage des hommes au jugement des dieux, et le plus savant des Athéniens au sentiment de la Grèce entière, Socrate, faisant l’éloge de l’ignorance! Croit-on que s’il ressuscitait parmi nous, nos savants et nos artistes lui feraient changer d’avis? Non, messieurs, cet homme juste continuerait de mépriser nos vaines sciences; il n’aiderait point à grossir cette foule de livres dont on nous inonde de toutes parts, et ne laisserait, comme il a fait, pour tout précepte à ses disciples et à nos neveux, que l’exemple et la mémoire de sa vertu. C’est ainsi qu’il est beau d’instruire les hommes!
Socrate avait commencé dans Athènes; le vieux Caton continua dans Rome de se déchaîner contre ces Grecs artificieux et subtils qui séduisaient la vertu et amollissaient le courage de ses concitoyens. Mais les sciences, les arts et la dialectique prévalurent encore: Rome se remplit de philosophes et d’orateurs; on négligea la discipline militaire, on méprisa l’agriculture, on embrassa des sectes et l’on oublia la patrie. Aux noms sacrés de liberté, de désintéressement, d’obéissance aux lois, succédèrent les noms d’Epicure, de Zénon, d’Arcésilas. Depuis que les savants ont commencé à paraître parmi nous, disaient leurs propres philosophes, les gens de bien se sont éclipsés. Jusqu’alors les Romains s’étaient contentés de pratiquer la vertu; tout fut perdu quand ils commencèrent à l’étudier. »

Rousseau – Discours sur les sciences et les arts.

300Le plus souvent, on rencontre Socrate par l’intermédiaire de son disciple Platon, et je vous ai déjà encouragés à plonger dans la lecture des trois dialogues qui relatent le procès et les derniers jours du premier des philosophes.

Il va ici nous apparaître à travers les mots que lui prête Jean-Jacques Rousseau, dans son Discours sur les sciences et les arts. Avant de nous attacher au passage qui nous intéresse ici, il est utile de s’arrêter quelques instants sur les conditions dans lesquelles a été écrit ce discours, puisque ces éléments nous serviront non seulement à saisir la manière dont Rousseau conçoit cette référence à Socrate, mais également en un second temps à mettre ce texte en perspective.

En Octobre 1749, Jean-Jacques Rousseau se rend à Vincennes pour rendre visite à Diderot, qui y était toujours emprisonné. Sur le chemin il lit le Mercure de France, dans lequel il trouve le sujet de concours que l’académie de Dijon proposait pour l’année 1750 : « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ».

Pour Rousseau, cela constitue comme une illumination (on retiendra d’ailleurs l’épisode sous le nom de « l’illumination de Vincennes »), car il va se servir de ce sujet de concours pour prendre à rebours tout ce que le dix-huitième siècle des lumières pense spontanément sur le rôle des sciences dans le développement humain. La Renaissance avait, dans sa fascination pour la Grèce antique, installé les premiers éléments de ce qui deviendra l’humanisme. Ce courant deviendra méthodiquement scientifique au dix-septième siècle, en grande partie grâce à René Descartes, et au dix-huitième, l’entreprise encyclopédiste en fera un véritable système, qui fera alors presque consensus. En effet, la voix de Rousseau est nettement minoritaire en son temps et il est philosophiquement en position isolée. Là où tout encyclopédiste aurait envisagé le concours de l’académie de Dijon comme l’occasion de montrer à quel point le développement des arts et des sciences permettait d’échapper aux anciennes superstitions et d’obtenir du monde ce que nous voulons en tirer. Pour Rousseau, il en va tout autrement : il saisit ce sujet comme l’occasion de développer et de faire connaître ce qui demeurera une de ses principales intuitions : la culture, entendue dans son sens le plus large, est ce qui pervertit l’homme qui, si il pouvait exister dans son état naturel, serait par essence bon.

300Une des étapes d’une telle démonstration consiste donc à montrer que le développement des connaissances, contrairement à ce qu’on pourrait penser spontanément, constitue une régression pour l’humanité. Du point de vue argumentatif, cela constitue à cette époque un défi, que Rousseau va relever en s’appuyant sur une référence ici a priori parfaite : Socrate. En effet, si on doit distinguer celui ci du monde intellectuel auquel il est confronté dans l’Athènes antique, il faut mentionner le fait que là où ses interlocuteurs se manifestent avant tout par leurs connaissances, lui même se définit par son ignorance. Rousseau trouve là la confirmation qu’il cherchait : là où la connaissance fabrique des esprits prétentieux, mondains et pervertis, l’ignorance semble constituer le signe de la vertu. Aussi Socrate constitue t-il un important élément d’argumentation pour la thèse ici défendue. Pour rendre plus parlante sa parole, et puisqu’il n’a rien écrit, il va le faire parler en inventant un discours que Socrate aurait pu tenir. Mais auparavant, il prend la peine de dresser une sorte de décor géopolitique, qui va permettre de placer le personnage de Socrate dans une position spécifique.

En effet, si on observe les raisons qui vont mener la cité d’Athènes à condamner Socrate, au-delà des accusations portant sur la perversion des jeunes ou l’invocation de fausses divinités, on sait que la raison profonde de la mise en examen de Socrate tient à ce qu’il n’a eu de cesse de comparer Athènes à sa grande rivale : Sparte. Or, lorsqu’on accuse Socrate, on sort de presque trente années durant lesquelles s’est déroulée la guerre du Péloponnèse, opposant la ligue de Délos (menée par Athènes) à la ligue du Péloponnèse (dirigée par Sparte). Le fait que Socrate ait à de nombreuses reprises exprimé sa préférence pour l’organisation politique spartiate a évidemment agacé les autorités qui devaient lui faire payer ce qu’elles considéraient comme une trahison. Rousseau va s’appuyer sur cette opposition entre Sparte et Athènes pour introduire la manière dont Socrate va privilégier l’ignorance.

De manière un peu poussée et ironique, il va donc dresser un tableau contrasté, opposant la rudesse de la vie spartiate au raffinement de la vie athénienne. Il joue des représentations spontanées des lecteurs de son temps (représentations qui n’ont guère changé depuis); il sait qu’Athènes a pour réputation d’avoir été le premier phare trouant l’obscurité de l’histoire humaine, il sait aussi que Sparte a pour réputation d’avoir été une cité éduquant ses enfants à la violence, demeurant rustre, brutale, injuste au sens moderne que l’on donne à la justice. Il sait donc que la préférence consensuelle va nécessairement à Athènes. Il joue avec ce préjugé en dressant un portrait a priori élogieux de la vie athénienne, célébrant sa culture, son art, sa poésie, mais il finit ce tableau en concluant sur le fait que c’est ce modèle qui a servi à tous les âges corrompus. Il faut évidemment entendre là une référence à la Renaissance. Ainsi faudrait il donner la préférence à Sparte d’après Rousseau, car c’est la cité qui incarne le mieux la vie demeurant la plus proche de la nature humaine, échappant aux faux semblants des raffinements, se préservant ainsi des perversions de la vaine culture. C’est bel et bien la nature qui est ici célébrée : derrière l’ironie, c’est bien le fait que les spartiates ne soient pas modifiés par une éducation dénaturante qui est mis en lumière; à Sparte, on naît vertueux, et l’air qu’on respire renforce cette bonne disposition.

300Ce tableau étant dressé, Rousseau peut alors introduire Socrate en lui donnant, au style direct, la parole. Le discours qu’il lui fait tenir est typique des éléments de la pensée de Socrate qui permettent de le distinguer de ses contemporains. C’est là ce qui fait la justesse des propos que Rousseau lui fait tenir. En effet, comme nous l’avons dit plus haut, les contemporains de Socrate se présentaient facilement comme savants, quel que soit leur domaine d’expertise. Rousseau va concentrer sa critique sur les artistes, les sophistes, les orateurs. Mais en fait, Socrate était aussi confronté à des penseurs affirmant posséder la vérité, auteurs de cosmogonies présocratiques, ou même religieux tentant de perpétuer l’ancien monde porté par les mythes. Tout le discours de Socrate consiste ici à montrer que tout savant qu’ils croient être, ils ne sont en fait que des usurpateurs, eux mêmes premières victimes de leurs propres illusions de savoir. Rousseau parvient même à reformuler ce qui demeurera la formule même de l’attitude socratique : « Ce que je sais, c’est que je ne sais rien » devient ici « moi, si je ne sais rien, au moins je ne suis pas en doute ». Ce faisant, il le fait renouer avec ses propres racines, puisqu’il lui fait évoquer cet oracle qu’il avait consulté, à Delphes et qui lui avait révélé, à lui qui se savait si ignorant, qu’il était « le plus sage des mortels ». Aussi, dans ce discours, quand il faut choisir entre l’ignorance consciente dont il est le représentant et la fausse connaissance (donc l’ignorance inconsciente) sous laquelle se camouflent ces faux savants, il n’hésite pas : « toute cette supériorité de sagesse qui m’est accordée par l’oracle, se réduit seulement à être bien convaincu que j’ignore ce que je ne sais pas », là où ses opposants pensent savoir ce qu’ils ne savent pas. La logique indique effectivement la position socratique comme la plus cohérente.

Rousseau n’a alors qu’à étendre les leçons de l’antiquité à sa propre époque, pointer la vanité des connaissances de son temps, la futilité des raffinements de connaissance et de comportement en pointant leur constante inexactitude, leur caractère systématiquement décadent : « depuis que des savants ont commencé à paraître parmi nous, les gens de bien se sont éclipsés ». Il trouve donc en Socrate un allié de poids dans sa déconstruction des fondements de l’humanisme tel qu’on le défend habituellement.

Reste cependant que cet usage de Socrate laisse à désirer d’un point de vue méthodologique. En effet, si effectivement Socrate peut être défini comme un penseur spécifique par l’usage qu’il fait de l’ignorance, le réduire à un simple ignorant est une réduction qui le trahit en grande partie. Rousseau confond ici une ignorance originaire avec une ignorance à laquelle on donnerait une telle valeur qu’elle constituerait l’horizon idéal de toute pensée, à tel point qu’elle rendrait même toute pensée inutile. Dans sa volonté de défendre une image « simple » et pure du bon homme, Rousseau tombe ici dans ce travers qui consiste à dévaloriser la connaissance, qu’elle qu’en soit la forme. On note d’ailleurs dans ce passage qu’il ne s’encombre guère de distinctions conceptuelles : les arts y apparaissent aussi bien sous la forme des beaux-arts que sous celle de la simple politesse. A aucun moment une quelconque analyse ne vient préciser ces deux domaines (sans doute parce que Rousseau y voit une même manière de tromper son monde : on sait qu’il privilégiera un art de la fête face aux arts de la représentation, de l’artifice, ceux qu’un Diderot par exemple défendait (nous reviendrons sur cette opposition).

300Le problème, c’est qu’à décrire ainsi un Socrate valorisant l’ignorance comme un but en soi, il l’éloigne certes des sophistes en apparence mais il le rapproche dangereusement des sceptiques. Eloignement apparent des sophistes car il ne joue pas leur jeu d’argumentation technique de n’importe quelle opinion. Mais ce n’est là qu’une apparence, car finalement les sophistes ne se présentent pas comme savants. Au contraire, dans leur relativisme, ils discréditent toute forme de savoir puisqu’ils montrent que tout, absolument tout, peut recevoir une argumentation persuasive, et même convaincante. Dès lors, dans leur activité de subversion du savoir, ils ne font que confirmer ce que Rousseau essaie de valider : l’inanité de tout savoir. On pourrait même affirmer qu’ils ne constituent qu’une version enjouée, ludique, enthousiaste et intéressée de ce qu’est lui-même Rousseau. Rapprochement des sceptiques, car c’est justement cette école fondée par Pyrrhon qui définira le doute comme définitif et l’ignorance comme l’état normal de l’homme, celui auquel elle ne peut pas échapper. Or Socrate n’est pas sceptique. Là où les pyrrhoniens faisaient de la suspension du jugement (qui n’est qu’une ignorance provoquée volontairement) un principe central et final, Socrate s’appuie sur le doute comme sur une base de lancement : l’ignorance n’est que le premier mouvement qui va servir d’impulsion à la quête dialectique. Dès lors, il n’y a pas de glorification de l’ignorance chez Socrate, et si il se déclare ignorant, c’est d’une part ironique et d’autre part tout à fait provisoire. Il n’y a donc pas, chez Socrate, d’intention de hisser le bon sens populaire au rang de philosophie supérieure. Au contraire, la vérité et la sagesse doivent faire l’objet d’une recherche profonde, car il est hors de question d’en rester aux opinions que la pensée non cultivée produit spontanément. Socrate pointe seulement le fait que parfois la sophistication ne suffit pas à s’élever au dessus de l’opinion la plus simple.

D’autre part, si on observe la manière dont Rousseau mène sa critique de la connaissance approfondie, on s’aperçoit qu’il y a un léger malentendu sur l’objet de sa critique : là où il veut montrer que l’ignorance vaut mieux que la connaissance cultivée, il ne parvient en fait qu’à démontrer que la fausse connaissance est pire que l’ignorance elle même. Cette leçon est bien conforme à celle de Socrate, mais elle ne correspond pas à ce que Rousseau compte prouver. Son projet consistait à discréditer la connaissance car elle serait source de vice. Mais en ne considérant la connaissance que sous l’angle de la tromperie et de l’illusion, il ne parvient finalement qu’à montrer que la fausse connaissance mène au vice. En ne posant pas la question de la possibilité d’arriver à une connaissance certaine, il passe finalement à côté de son sujet, et ne dresse qu’à moitié le portrait de Socrate, tout comme il ne fait que pratiquer une demi-philosophie.

300Ainsi, en utilisant ainsi Socrate pour appuyer sa propre thèse, Rousseau nous donne t-il une double leçon : d’un côté, son éloge de l’ignorance, en opposition à la sophistication des arts et de la connaissance permettent de faire rencontre avec Socrate et d’en cerner un aspect fondateur, qui est aussi une des principales fondations de la philosophie elle-même. Mais en utilisant ainsi le premier philosophe de l’histoire, il permet aussi, un peu involontairement, d’illustrer quel type de pratique intellectuelle Socrate essaie de combattre. Car finalement, cette manière d’utiliser un auteur comme justification, en tronquant sa pensée, dans l’objectif de soutenir une thèse prédéterminée, c’est une technique qui est très semblable à la manière dont les sophistes eux-mêmes argumentent lorsqu’ils sont en plaidoirie. Ce faisant, Rousseau révèle la limite de sa propre thèse : remettant en question la sophistication de la pensée, il utilise lui-même cette propre sophistication pour arriver à soutenir une thèse qui apparaît finalement comme un dogme, ici assez peu justifié. C’est d’ailleurs une critique que Rousseau prononcera lui-même sur son propre compte : « Cette pièce qui m’a valu un prix et qui m’a fait un nom, est tout au plus médiocre ». Dans les confessions, il précisera même : « Cet ouvrage, plein de chaleur et de force, manque absolument de logique et d’ordre; et de tous ceux qui sont sortis de ma plume, c’est le plus faible de raisonnement et le plus pauvre de nombre et d’harmonie ». Mais derrière cette maladresse, Rousseau permet finalement de faire apparaître, en négatif, le véritable Socrate. Car c’est précisément dans le refus de cette attitude que Socrate inaugure la pratique philosophique : si lui même, profitant d’un bel anachronisme, avait lu ce sujet de discours dans le Mercure de France, il n’y aurait eu aucune illumination. Là où Rousseau réagit immédiatement en voyant dans ce sujet l’occasion de faire valoir une pensée qui est déjà prédéfinie, dont il est porteur depuis si longtemps, Socrate verrait là une manière de prendre conscience de l’ignorance qui est la sienne sur ce terrain, et de se mettre en mouvement pour tenter d’y voir un peu plus clair. En somme, Rousseau condamne la connaissance érudite, mais il en profite pour tomber dans la simple opinion. Il y a là une méprise sur le rapport que Socrate entretient avec la connaissance.

Utiliser Socrate en le détournant comme le ferait un sophiste, voilà qui semble habile. Au delà de cette habileté rhétorique, le lecteur attentif qui ose poser un regard critique sur le texte de Rousseau a cependant l’occasion de mieux distinguer la méthode et l’attitude spécifiques au philosophe, par contraste avec ce que l’auteur effectue ici. En cela, le texte propose d’expérimenter ce que Socrate préconisait en premier lieu : la méfiance envers les apparences. Tout comme le monde sensible n’est qu’un premier élément dont il faut se détacher pour aller vers la vérité, le texte de Rousseau ne présente qu’une apparence de Socrate, trop sensible, trop idéologique, une image qu’il faut dépasser si on veut toucher au véritable Socrate, moins concret, moins engagé historiquement et plus idéal. Ainsi, l’attachement à Sparte plutôt qu’à Athènes doit il être abordé avec précaution : l’ignorance spartiate peut trop facilement être confondue avec une fausse naïveté. Mais les naïvetés de ce genre sont aussi une forme de dogmatisme. A l’opposé, on peut certes réduire Athènes à une simple cité des faux semblants, à un artifice mensonger. Mais c’est oublier que précisément, loin de s’appuyer sur ce constat pour renoncer à toute recherche de la connaissance, Socrate s’appuie sur lui pour entrer en quête de la vérité. C’est l’absence d’une telle démarche qui constitue la limite et le sophisme de Rousseau.


Crédits : Toutes les illustrations sont extraites du film 300 (de Zack Snyder – 2007), illustrant la célèbre bataille des Thermopyles qui en 480 av. JC. opposa une alliance des cités grecques aux troupes perses du roi Xerxès. On précisera que le traitement du film, privilégiant esthétiquement et moralement (parvenant d’ailleurs à lier ces deux aspects) les spartiates doit donner lieu à des réserves, ce que n’a pas manqué de faire la critique. Il est intéressant de lire sur ce sujet des commentaires nuancés. On en trouvera un ici ;
http://www.zerodeconduite.net/blog/index.php?itemid=15549
On complétera ce commentaire de la manière suivante : si les récits épiques avaient pour les peuples antiques un rôle fédérateur, cristallisant un esprit national là où n’existaient en fait que des cités disjointes et sans unité politique, alors on peut, tout de même se demander quels objectifs politiques sont poursuivis par Zack Snyder quand il utilise de nouveau ce style au vingt et unième siècle et quels sens ont encore de telles ambitions. Ici, philosophiquement, avant de s’attacher à défendre des a priori, il faudrait se demander quel rôle l’histoire est censée jouer dans les représentations du présent, et au delà, quel genre de représentation l’histoire doit constituer. Il ne s’agit évidemment que d’un film, mais si les images ne sont qu’une ombre, on sait qu’une ombre n’existe pas sans objets dont elles ne sont que l’apparence, et sans lumière. Derrière le succès et l’effet esthétique qu’un tel film peut avoir, il est donc légitime de se demander de quel objet il est l’ombre, et à quelle lumière il éclaire nos représentations.

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