Sénèque – La brièveté de la vie; L’occupation et le loisir.

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Dans la partie précédente, nous avons vu que Sénèque démontre la nécessité de se réapproprier le temps pour pouvoir atteindre la sagesse et le bonheur. Reste qu’on est en droit de se demander comment cette réappropriation s’effectue, puisqu’il ne s’agit justement pas de se retirer du monde et de toute activité pour se retirer dans une méditation qui serait toute intérieure.

La confusion, quant à la sagesse stoïcienne et au sens du texte de Sénèque vient en grande partie du fait qu’il utilise deux termes qui, pour des lecteurs actuels, peuvent donner lieu à une mauvaise interprétation : retraite, et loisir. C’est à ces deux termes que nous allons nous intéresser dans les lignes qui suivent, et comme il s’agit aussi de réflexion, il s’agira aussi de se demander quelle valeur a cette activité qu’est la pensée, et son « produit » qu’est la culture.

La distance par rapport à l’épicurisme

Le premier malentendu à dissoudre est celui qui assimile la sagesse à un retrait du monde. L’image d’Epinal du philosophe retiré dans une retraite solitaire vaut pour certaines écoles, mais est en fait déplacée pour les stoïciens. Ceux ci s’opposent en effet aux épicuriens sur ce point précis : si ceux-ci prônent l’abstention politique, car celle ci permettrait de ne pas se laisser aller aux emportements des enjeux idéologiques, ceux-là réclament au contraire de participer activement au monde tel qu’il a lieu. Sénèque ne s’en privera d’ailleurs pas, puisqu’il sera durant de longues années conseiller de l’empereur Néron, connu pour ne pas être « exactement » le modèle du despote éclairé rêvé en son temps par Platon. Impliqué dans le monde, Sénèque le sera. Il n’aura d’ailleurs, dans un premier temps, pas à s’en plaindre, puisqu’il constituera grâce à cette implication l’une des plus grosses fortunes de son temps. Ce n’est que dans un second temps que, devant les pressions politiques et les doutes moraux quant au maître qu’il servait qu’il lui faudra prendre de nouveau position et se retirer, ce qui lui vaudra d’être finalement poussé au suicide. Les stoïciens refusent donc la retraite méditative dans un quelconque monastère isolé des turpitudes du monde, l’homme doit donc prendre la mesure de son implication dans le monde, et sa retraite ne sera pas un abandon de l’action. Néanmoins, il devra veiller à ne pas sombrer dans l’action pour elle-même.

Le mieux pour cela est d’utiliser un vocabulaire distinct, et considérer qu’il y a d’un côté une forme d’oisiveté qui est stérile, et de l’autre un loisir qui est de nature philosophique. Mais tout en considérant les choses ainsi, il faut être étymologiquement prudent, dans la mesure où le mot français « oisiveté » vient précisément du latin « otium », qui désigne ce loisir dont on va faire la promotion dans les lignes qui suivent.

Méfiance envers l’activisme

Le risque principal, qui apparaît sur la base de la réflexion qui a été précédemment menée à propos du temps, c’est d’oublier le passage de celui ci. Or le meilleur moyen de l’oublier, c’est de s’occuper à un point tel qu’aucune conscience du temps n’est plus possible. C’est la raison pour laquelle Sénèque insiste à ce point sur les portraits de ces « affairés » extrêmement impliqués dans la vie publique, que ce soit dans ce qu’elle a de plus profond ou de plus futile : pour eux, la motivation n’est pas dans l’action elle même, mais dans le fait même d’être occupé. Ceux là sont en fait esclaves de leur propre besoin de remplir leur temps, et ne peuvent accéder ni à la sagesse, ni à la vertu, ni au bonheur; de plus, dans leur frénésie d’oubli, ils entrainent les autres, constitue leur propre rythme d’occupation comme norme sociale et empêchent aussi les autres d’aller vers la sagesse.

Bruegel - Allégorie du goûtCondamnables sont donc les attitudes autocentrées, le besoin d’être reconnu, les désirs de célébrité, toutes ces manies dans lesquelles on reconnaît si bien un monde qui n’est pas spécifiquement celui du premier siècle, mais aussi, de manière criante, le nôtre. Mais condamnables sont aussi les occupations dites « sérieuses », qui constituent le coeur de l’activité économique, sociale, politique quotidienne, mais qui sont, elles aussi, motivées par les obligations sociales et les ambitions personnelles. Fidèle aux lignes directrices du stoïcisme, telles qu’elles existent depuis Zénon de Citium, au quatrième siècle avant Jésus-Christ, Sénèque laisse de côté les attitudes qui placeraient le bonheur sur le terrain des choses qui ne dépendent pas de nous. Or, les charges sociales, le regard que les autres portent sur nous font partie de ce qui nous échappe. Y placer notre bonheur nous conduirait nécessairement à être esclaves de circonstances sur lesquelles nous n’avons pas de pouvoir. Il s’agirait d’attendre passivement que la vie nous apporte ce qu’elle n’a pas à nous offrir, et à subir la nécessité au lieu de la comprendre et d’y prendre part.

Nombreux sont, sur ces points, les moments où la lecture de Sénèque est d’une troublante actualité, et ce même dans la manière dont il décrit le système marchand, la manière dont la comédie du « négoce » (negotium en latin, c’est à dire la sphère des obligations publiques, dans lesquelles on s’investit d’autant plus volontiers qu’on n’est pas capable, en fait, de créer sa propre démarche dans le monde et qu’on se plait à adopter de manière hyper active les quelques attitudes que ce monde propose en prêt-à-vivre).

Ce sur-investissement dans l’action frénétique est le fait de naufragés de l’existence, d’êtres menés par le monde, et qui croient que leur mouvement est leur propre fait alors qu’ils sont agis bien plus qu’ils n’agissent eux mêmes est le fait de véritables naufragés. C’est d’ailleurs intéressant de voir comment Sénèque utilise cette image maritime, image qui sera reprise ensuite par Spinoza quand il s’agira de décrire, dans une tradition qui doit quelques choses au stoïcisme, la manière dont l’homme s’illusionne sur sa propre liberté :

«Nous sommes agités de bien des façons par les causes extérieures et pareils aux flots de la mer, agités par les vents contraires, nous flottons inconscients de notre sort et de notre destin ».

Spinoza, L’Ethique, III, LIX, Scolie, p. 524

Impossible, aussi, de ne pas penser, ici, à la manière dont Pascal mènera à son tour, dans ses Pensées, une critique des occupations fondée sur un propos finalement assez proche : face à l’angoisse que provoque sur nous notre propre condition mortelle, un réflexe de « survie » nous pousse à nous affairer le plus possible dans le loisir, que lui désignera comme un « divertissement ». Le terme peut tout à fait être appliqué à la manière dont Sénèque peint le tableau d’une humanité en fuite face à sa propre condition temporelle, qui rame contre le courant de l’existence et croit, par ce mouvement insensé y participer alors qu’elle ne fait que mimer la résistance et passe à côté de sa vie propre.

 

« 1. (…) « quand je me suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez lui avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer (…) et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir les raisons, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le misère naturelle de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de plus près ».

2. Ennui. « Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme, l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir ».

Pascal; Pensées

Etre en perdition, l’homme aurait dès lors besoin de s’arrêter dans ce qui n’est plus rien d’autre qu’un élan incontrôlé, une chute, pour faire le point sur sa propre existence. Cet arrêt, cette pause, c’est précisément cette retraite, qui doit moins se faire par rapport au monde, qui n’est jamais que ce qu’il est, que par rapport à soi même et à la manière dont on considère sa propre vie. La retraite préconisée, et le loisir instauré en chemin vers le bonheur ne sont donc en aucun cas un encouragement à la léthargie. Au contraire, comme on l’avait dit dans la partie précédente, il s’agit d’inviter à une reprise en main active de sa propre existence, seule manière de ne pas être l’objet du temps, et de faire de celui ci, quelque chose. Autant dire que cette réflexion a encore quelque chose à dire à un monde qui s’inscrit facilement sous l’appellation « civilisation des loisirs » dont le principe directeur semble consister à remplir le plus possible le temps d’activités diverses permettant d’éviter l’ennui. Et on comprend à quel point Sénèque aurait pu intégrer quelques exempla supplémentaires au tableau qu’il dresse de son propre monde, qui n’a finalement, sur ce point, pas tant changé.

Vaine érudition

Une illusion intellectuelle, éventuellement bien intentionnée, pourrait faire croire que les naufrages existentiels sont le fait d’excités qui noient leur ennui dans une hyper-action ne laissant aucune place à la culture et à l’érudition. Et on voit pas mal d’intellectuels regarder de haut tous ceux qui sont profondément engagés dans leurs occupations considérées comme « matérialistes » (comme le sport, la collection de timbres, la passion pour tel ou tel club de foot, le tuning, le soin porté à sa propre apparence, etc.) avant de replonger dans la énième lecture de tel opuscule obscur de tel auteur pour lequel ils entretiennent une passion dévorante. C’est là le signe que le divertissement prend parfois des figures particulièrement astucieuses, car il s’agit, évidemment, de divertissement, de négoce avec soi même et avec les autres, qui permet d’obtenir la bonne conscience, mais ne conduit pas à une reprise en mains de son propre temps. Sénèque analysait cela dans ces termes, dans ses Lettres à Lucilius (II, 2) :

« Prends- y bien garde, la lecture d’une foule d’auteurs et d’ouvrages en tout genre ressemble fort au caprice et à l’inconstance. Fais un choix d’écrivains pour t’y arrêter et te nourrir de leur génie si tu veux en tirer un profit durable et des souvenirs fidèles. C’est être nulle part que d’être partout. Ceux dont la vie se passe à voyager finissent par avoir des milliers d’hôtes et pas un ami. Il arrive fatalement la même chose à celui qui néglige de lier commerce avec un auteur favori pour jeter en courant un coup d’oeil sur tous à la fois ».

La culture peut donc devenir, comme toute autre passion, un leurre qui trompe massivement, aussi bien celui qui en est porteur que son entourage, et qui détourne les attentions loin des préoccupations saines et nécessaires. Elle peut dés lors constituer un obstacle particulièrement solide sur la route de la sagesse, puisque se faisant passer pour elle, elle en cache la véritable nature et convainc celui qui la cherche qu’il l’a déjà rencontrée, et qu’il peut désormais regarder le monde du haut de sa culture. Du sommet du mat de ce navire sombrant, l’érudit pourra alors observer le monde couler, sans s’apercevoir qu’il participe lui même au mouvement, aveuglé qu’il est par l’altitude qu’il croit avoir atteinte, qui n’est que relative. En ce sens, il n’y a pas forcément une différence de nature entre le fan de Mylène Farmer, le supporter du PSG et le spécialiste de philosophie médiévale : tous peuvent tout à fait participer de la même illusion et de la même errance.

Champaigne - VanitéRetour à l’essentiel

Nous avions débuté notre présentation du traité de Sénèque en pointant l’évidence commune, celle qui peut nous rassembler autour d’un même problème : nous sommes confrontés à la double pénibilité d’être mortels, et de le savoir. Archétype de la contrainte, cette situation est finalement une chance : nous sommes des créatures qui cherchons notre place dans un cosmos où nous ne sommes que de passage. Il s’agit donc de participer à un ordre qui nous dépasse, auquel il faut prendre part sans le comprendre tout à fait. L’attitude juste (et c’est bien là ce que cherchent tous les philosophes antiques : une attitude, une posture face à l’existence, qui ne soit justement pas qu’une pose) ne peut pas consister à courir dans tous les sens au sein de cosmos, comme des particules folles, sous prétexte que ça nous donne une contenance, alors même que précisément, on se vide dans cette dépense inutile d’énergie, et qu’on vide le temps de toute intensité, de toute construction.

Prendre conscience de l’ordre de l’univers, de la constance de ses principes, et de la nécessité de ses processus, ce sera le grand projet stoïcien, celui sur lequel s’assoit l’ensemble de la doctrine et de la morale dont Sénèque se fait ici le praticien et le passeur. Cet ordre, on peut bien évidemment faire semblant de ne pas le voir, on peut l’ignorer. Reste que l’univers demeure ce qu’il est, il est un cadre qui constitue pour nous un fait accompli. Nous mêmes, en tant qu’existant mortels sommes des faits déjà en grande partie accomplis que nous pouvons ignorer, plus ou moins savamment. Demeure cette possibilité, constante, d’entrer dans une démarche d’accompagnement de cet ordre du monde, qui consiste précisément à ne plus y être soumis, puisqu’il s’agit au contraire de sortir de la soumission, mais à le prendre pleinement en mains, pour le penser correctement, et y avoir, dès lors, une place juste.

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En illustration, deux oeuvres du dix-septième siècle, tout d’abord un tableau de Jan Bruegel (aussi dit, « Bruegel de velours »), intitulée « Allegorie du goût ». Danse, chasse, mets variés, préciosité, tout est raffiné, et pourtant on observe comme tout est vain. Tout ceci semble très important, et néanmoins, une réflexion simple, courte met à jour le non-sens qu’il y aurait à consacrer la moindre énergie pour ce qu’on n’ose même pas appeler des « biens ». On a là une illustration concordante avec la manière dont Sénèque décrit ces personnages profondément engagés dans des routines, dans des habitudes, dans des manies dans ces goûts qui les perdent, personnages que nous pourrions tout aussi bien être.

En seconde illustration, un tableau intitulé « vanité », de Champaigne, considéré comme le peintre de Port-Royal. Ces tableaux sont typiques de la production du dix-septième siècle, où apparaît ce genre à part entière qu’est la nature morte. Ces « vanités » sont autant de manières de coucher sur la toile le caractère éphémère et vain de la vie humaine, et l’excès d’importance que lui accorde l’homme, voué à la mort, bien qu’il la fuit.

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1 Comment

  1. et moi, je n’ai encore échoué en rien sauf sur votre article via le web car ma fille est à l’unif et donc nous faisons des recherches sur les philosophes! bonne journée et merci de votre humour personnalisé!

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