Peut on reprocher à la philosophie d’être inutile ?

Vieil article, datant de 2006, propulsé de nouveau en une aujourd’hui, à la faveur de son traitement en classe. On pourra être attentif à la structure, très classique, ainsi qu’aux textes glissés dans le développement, qui prolongent ceux qu’on a étudiés en cours. 

« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde ; il s’agit maintenant de le transformer ».

Marx – Thèse sur Feuerbach, 1945

On sait l’écart existant entre le besoin quotidien d’efficacité et la distance aérienne que le philosophe prend avec le monde. Cette distance nous pousse facilement à considérer cette discipline comme improductive et ce constat conduit évidemment à lui en faire le reproche. En effet, si on définit la philosophie comme la recherche abstraite de la vérité, on peut supposer qu’elle soit inutile. Pour autant, deux facteurs peuvent jeter le doute sur ce jugement : tout d’abord, on peut trouver dans l’histoire des exemples tendant à montrer que la philosophie a une influence sur le cours des choses, ensuite on peut se demander pour quelles raisons, si cette discipline n’avait vraiment aucun intérêt, on l’aurait pratiquée sans discontinuer – quoique sous des formes différentes – du quatrième siècle avant JC jusqu’à nos jours. Aussi n’est-il pas évident que son statut de recherche théorique de la vérité conduise à affirmer son inutilité. De plus, quand bien même serait-elle inutile, il n’est pas évident qu’on doive nécessairement lui préférer des activités plus pratiques ou plus efficaces telles que la technique. En somme, il n’est pas certain qu’on puisse reprocher à la philosophie d’être inutile. Pour que ce soit possible, deux conditions seraient à réunir : tout d’abord, qu’elle soit effectivement inutile (ce qui n’est pour l’instant qu’une hypothèse) ; ensuite que cette inutilité constitue pour la philosophie un défaut. On l’a vu, aucune de ces deux conditions n’est satisfaite de manière évidente, raison pour laquelle il sera nécessaire de les étudier. L’enjeu de cette réflexion est de mieux cerner, non pas quel intérêt on peut tirer de la philosophie, mais quelle valeur on peut attribuer à cette discipline, ces deux aspects n’étant pas forcément liés.

1

Définir la philosophie comme une recherche de la vérité, c’est d’abord lui reconnaître qu’elle poursuit un objectif. Or, poursuivre un objectif est la première condition à remplir pour qu’on puisse parler d’utilité : un objet ou une activité ne peuvent être utiles s’ils ne poursuivent pas un but clairement identifié. On voit que la philosophie n’effectue pas sa recherche sans s’être auparavant fixé un tel objectif ; en ce sens, ce n’est pas une activité gratuite et on doit donc la ranger plutôt parmi les disciplines visant à être utiles.

La définir comme une recherche de la vérité c’est aussi reconnaître qu’elle n’est pas une activité purement contemplative. C’est un mouvement qui permet une certaine progression. L’histoire de la philosophie n’est pas statique. En ce sens, même si elle n’a pas le même caractère d’efficacité que la technique, on peut considérer qu’elle ne sert pas à rien. Il y apparaît de la nouveauté, des révolutions, des concepts inédits, des théories innovantes, des changements permanents. Les exemples sont nombreux. L’un des plus connus est celui de Démocrite (né vers -470 à Abdère et mort vers -370), qui le premier construira le concept d’atome, qui encore vingt-quatre siècles plus tard sert à décrire la réalité physique de la matière. Autre exemple connu, Kant, dans son Projet de paix perpétuelle, inventera le concept de société des nations qui deviendra ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom d’ONU. Ici aussi, on retrouve un critère essentiel de l’utilité, puisque tout ce qui est utile permet de faire changer les choses en les faisant progresser. L’utilité de la philosophie semblerait donc se confirmer.

Enfin, on peut remarquer que cette discipline semble tendre vers un intérêt pratique : diriger sa vie le mieux possible en évitant les erreurs. En effet, la philosophie est certes une réflexion abstraite sur les idées, mais on peut aussi la concevoir comme une activité demandant, et permettant, un changement d’attitude vis-à-vis du monde et une meilleure connaissance de soi. De plus, la philosophie a eu une influence sur le cours de l’histoire, c’est ce qu’on peut constater à travers l’influence qu’aura la pensée de Descartes sur le développement moderne de la technique : quand au dix-septième siècle, il écrit dans le Discours de la méthode que l’homme va devenir « comme maître et possesseur de la nature« , il montre d’une part que la connaissance a un effet concret sur la matière puisqu’il permet de la transformer, mais il ouvre aussi une période nouvelle dans l’histoire de l’humanité, puisqu’à la suite de cette idée la civilisation occidentale va se donner comme projet d’accomplir à la lettre ce programme. Tant les philosophes des lumières que le développement industriel doivent à Descartes d’avoir ouvert cette voie. En l’occurence, c’est bien la philosophie qui est à la source de ce progrès et de cette libération.

Transition :

Reprocher à la philosophie d’être inutile alors qu’elle ne l’est pas serait une injustice. Or il semble qu’elle ne soit pas qualifiable d’inutile. Néanmoins, nombreux sont ceux qui poseront un regard sceptique sur cette tendance à voir dans la philosophie une consolation. Vladimir Jankélévitch (1903 – 1985) s’en amusera avec les mots suivants : « Lisez Kant chaque matin et votre tension baissera, votre digestion sera améliorée« . Cette discipline nécessite donc une analyse plus poussée, en particulier en ce qui concerne le véritable rapport qu’elle entretient avec la vérité.

2.

En effet, parler de « recherche de la vérité » est insuffisant si on ne décrit pas un tant soit peu les modalités de cette recherche. On le sait, étymologiquement, la philosophie désigne l’amour de la sagesse. Or, placer cette recherche sous le signe de l’amour, c’est introduire le risque qu’elle puisse être insatisfaite puisque le propre de l’amour est précisément d’être pour toujours insatisfait, de n’être jamais en possession de son objet. De plus, il faut remarquer que placer l’amour sous le signe de l’utilité serait délicat dans la mesure où on peut se demander si, au contraire, l’amour ne fait pas partie de ce qui est de l’ordre du « gratuit », du désintéressé, ordre dont ferait alors aussi partie la philosophie.

Parler d’amour de la sagesse, c’est aussi placer la philosophie non pas sur le terrain du progrès, mais sur celui du retour en arrière. En effet, chez Platon et pour la civilisation grecque de manière générale, l’amour est de l’ordre de la nostalgie. Platon expliquait que tout se passait comme si notre âme avait rencontré les idées et que notre tâche consistait à tenter de nous en re-souvenir. Il montrait aussi dans le Banquet que l’amour était comme une recherche nostalgique d’une moitié qu’on aurait perdue et dont on ne saurait pas à quoi elle ressemble. Dès lors, la philosophie ne semble pas être une activité de progrès, mais bien plutôt une discipline tournée vers le passé. Cet aspect s’exprime aussi dans le fait que la philosophie est de manière universelle un exercice systématique du doute, c’est-à-dire une remise en cause toujours poussée plus loin des illusions, qui se présentent en fait sous la forme de l’opinion. Or il semble que jamais la philosophie ne se soit jusqu’à aujourd’hui contentée de ce qu’elle atteint. Elle fait même preuve d’une soif grandissante de remise en question. C’est là ce qu’il faut entendre dans le sous titre que Nietzsche donne à son oeuvre « Le crépuscule des idoles » : « ou comment philosopher à coup de marteau« . La philosophie détruit, et ce qu’elle construit n’apparaît pas immédiatement aux yeux des hommes comme étant autre chose qu’un chaos. On retrouve là aussi Nietzsche, tel qu’il présente le discours du philosophe dans Le Gai Savoir :

« Le dément.- N’avez-vous pas entendu parler de ce dément qui, dans la clarté de midi alluma une lanterne, se précipité au marché et cria sans discontinuer : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » – Etant donné qu’il y avait justement là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu, il déchaîna un énorme éclat de rire. S’est-il donc perdu ? disait l’un. S’est-il égaré comme un enfant ? disait l’autre. Ou bien s’est-il caché ? A-t-il peur de nous ? S’est-il embarqué ? A-t-il émigré ?-ainsi criaient-ils en riant dans une grande pagaille. Le dément se précipita au milieu d’eux et les transperça du regard. « Ou est passé Dieu ? » lança-t-il, je vais vous le dire ! Nous l’avons tué,-vous et moi ! Nous sommes tous ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment pûmes-nous boire la mer jusqu’à la dernière goutte ? Qui nous donna l’éponge pour faire disparaître tout l’horizon ? Que fîmes-nous en détachant la terre de son soleil ? Où l’emporte sa course désormais ? Où nous emporte notre course ? Loin de tous les soleils ? Ne nous abîmons-nous pas dans une course permanente ? Et ce en arrière, de côté, en avant, de tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? L’espace vide ne répand-il pas son souffle sur nous ? Ne s’est-il pas mis à faire plus froid ? La nuit ne tombe-t-elle pas continuellement, et toujours plus de nuit ? Ne faut-il pas allumer des lanternes à midi ? N’entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui ensevelissent Dieu ? Ne sentons-nous rien encore de la décomposition divine ?-les Dieux aussi se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu demeure mort ! Et nous l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous assassins entre les assassins ? Ce que le monde possédait jusqu’alors de plus saint et de plus puissant, nos couteaux l’ont vidé de son sang,-qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles cérémonies expiatoires, quels jeux sacrés nous faudra-t-il inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne nous faut-il pas devenir nous-mêmes des Dieux pour apparaître seulement dignes de lui ? Jamais il n’y eu acte plus grand, – et quiconque naît après nous appartient du fait de cet acte à une histoire supérieure à ce que fut jusqu’alors toute histoire ! » – Le dément se tut alors et considéra de nouveau ses auditeurs : eux aussi se taisaient et le regardaient déconcertés. Il jeta enfin sa lanterne à terre : elle se brisa et s’éteignit. « Je viens trop tôt, dit-il alors, ce n’est pas encore mon heure.. cet événement formidable est encore en route et voyage, – il n’est pas encore arrivé jusqu’aux oreilles des hommes. La foudre et le tonnerre ont besoin de temps, la lumière des astres a besoin de temps, les actes ont besoin de temps, même après qu’ils ont été accomplis, pour être vus et entendus. Cet acte est encore plus éloigné d’eux que les plus éloignés des astres,- et pourtant ce sont eux qui l’ont accompli. »- On raconte encore que ce même jour, le dément aurait fait irruption dans différentes églises et y aurait entonné son Requiem aeternam deo. Expulsé et interrogé’ il se serait contenté de rétorquer constamment ceci : « Que sont donc encore ces églises si ce ne sont pas les caveaux et les tombeaux de Dieu ? »-

Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, (1882), traduction Patrick Wotling, §125 , Edition Flammarion, 1992, p 161.

Dès lors, on doit constater qu’il ne s’agit pas d’une activité efficace puisqu’elle semble vouée à ne jamais atteindre son but. Comme l’efficacité est un des critères de l’utilité, on peut en conclure qu’il semble nécessaire de reconnaître en la philosophie une activité inutile.

Enfin, il reste que les philosophes semblent tout de même être des personnages ayant une attitude spécifique dans leur rapport à la vie, dans ce sens où ils semblent mieux à même de maîtriser leur existence. Mais une telle conception du philosophe se heurte à un double problème. Tous d’abord, on est tenté de considérer ce philosophe comme « sage ». Or on sait que le philosophe est précisément quelqu’un qui affirme qu’il n’est pas en possession de la sagesse et qu’il est par conséquent à sa recherche. Un philosophe qui se dirait « sage » serait au mieux un philosophe parvenu au terme de sa quête, et au pire un escroc. Ensuite, il semble qu’en fait on ne puisse pas juger un philosophe à partir de la manière dont il a vécu. La philosophie n’a pas pour objectif d’être pratiquée et elle est par essence détachée de la vie. Cela peut paraître décevant, mais on va voir que c’est là la condition de l’honnêteté de cette discipline.

Transition

En effet, si on a vu que du point de vue de l’efficacité la philosophie peut être considérée comme inutile, il ne s’ensuit pas forcément qu’on puisse le lui reprocher. Il n’est pas évident que l’inutilité soit un défaut en ce qui concerne cette discipline. On va même voir que c’est peut être dans l’inutilité que réside ce qui élève la philosophie au dessus des autres types de discours sur l’existence.

3.

On a déjà caractérisé la philosophie par la recherche de la vérité, ou l’amour de la sagesse. Mais si on tente d’adapter le critère d’utilité à cette quête, on obtient une torsion de la philosophie qui en constitue en fait une trahison. Autrement dit : si la vérité que la philosophie recherche doit par avance être utile, alors c’est qu’on attend quelque chose d’elle avant même de savoir quelle peut être cette vérité, ce qui revient à la définir avant de la connaître. Or attendre quelque chose de la vérité n’est pas une attitude philosophique : dans le domaine technique on attend des connaissances qu’elles débouchent sur des applications nouvelles. Dans le domaine de l’idéologie on attend de la vérité qu’elle vienne confirmer une certaine représentation du monde. Mais en philosophie, attendre quelque chose de la vérité signifierait que celle-ci ne se suffit pas à elle-même, qu’elle est un moyen pour obtenir autre chose qui serait donc encore plus essentiel, donc encore plus vrai. Or rien ne peut être plus vrai que la vérité. Sinon, on abandonne le domaine philosophique pour aller vers l’idéologie. C’est là une idée que développait Bergson dans La pensée et le mouvant, dans les termes suivants :

« Autant vaudrait dire que toute vérité est déjà virtuellement connue, que le modèle en est déposé dans les cartons administratifs de la cité, et que la philosophie est un jeu de puzzle où il s’agit de reconstituer, avec des pièces que la société nous fournit, le dessin qu’elle ne veut pas nous montrer. Autant vaudrait assigner au philosophe le rôle et l’attitude de l’écolier, qui cherche la solution en se disant qu’un coup d’oeil indiscret la lui montrerait, notée en regard de l’énoncé, dans le cahier du maître. Mais la vérité est qu’il s’agit, en philosophie et même ailleurs, de trouver le problème et par conséquent de le poser plus encore que de le résoudre

Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Introduction, 2e partie, De la position des problèmes, p. 1292, PUF, Édition du centenaire, 1970.

En d’autres termes, si la philosophie veut aller vers la vérité, elle ne doit rien en attendre, et surtout pas de satisfaction. Par conséquent, il est vain d’attendre quoi que ce soit de la philosophie elle-même. Elle n’a pas de mise en application, tout du moins pas volontairement. Elle a certes une influence sur les idées et les opinions, elle contribue à les faire évoluer, tant individuellement que collectivement, mais c’est indirectement et involontairement qu’elle le fait puisque son propos n’est pas avant tout de donner des réponses, mais bel et bien de savoir poser correctement les problèmes. On a analysé dans la seconde partie la manière dont la philosophie déconstruit le monde. On s’aperçoit aussi que cette déconstruction se fait dans le déni permanent de l’adhésion à une quelconque vérité définitivement acquise, c’est ce qui la rend fidèle à son statut d’amour de la sagesse. Ce dénie, elle le pratique en disant simplement « non ». C’est ainsi qu’Alain (1868 – 1951) va décrire cette forme particulière de pensée qu’est la philosophie:

« Penser, c’est dire non. Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. Non à quoi? Au monde, au tyran, au prêcheur? Ce n’est que l’apparence. En tous ces cas-là, c’est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l’heureux acquiescement. Elle se prépare d’elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n’y a pas au monde d’autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c’est que je consens, c’est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c’est que je respecte au lieu d’examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C’est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit.

Qui croit seulement ne sait même plus ce qu’il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien. Je le dis aussi bien pour les choses qui nous entourent. Qu’est-ce que je vois en ouvrant les yeux? Qu’est-ce que je verrais si je devais tout croire? En vérité une sorte de bariolage, et comme une tapisserie incompréhensible. Mais c’est en m’interrogeant sur chaque chose que je la vois. Ce guetteur qui tient sa main en abat-jour, c’est un homme qui dit non. Ceux qui étaient aux observatoires de guerre pendant de longs jours ont appris à voir, toujours par dire non. Et les astronomes ont, de siècle en siècle, toujours reculé de nous la lune, le soleil et les étoiles, par dire non. Remarquez que dans la première présentation de toute l’existence, tout était vrai ; cette présence du monde ne trompe jamais. Le soleil ne paraît pas plus grand que la lune ; aussi ne doit-il pas paraître autre, d’après sa distance et d’après sa grandeur. Et le soleil se lève à l’est pour l’astronome aussi ; c’est qu’il doit paraître ainsi par le mouvement de la terre dont nous sommes les passagers. Mais aussi c’est notre affaire de remettre chaque chose à sa place et à sa distance. C’est donc bien à moi-même que je dis non.

Toute religion est vraie, de la même manière que le premier aspect du monde est vrai. Mais cela ne m’avance guère. Il faut que je dise non aux signes ; il n’y a pas d’autre moyen de les comprendre. Mais toujours se frotter les yeux et scruter le signe, c’est cela même qui est veiller et penser. Sévère règle de nos pensées, plutôt soupçonnée que connue jusqu’à Descartes, car les Anciens laissaient aller le monde et la guerre par peur d’autoriser trop de négations. Il fallait réfléchir sur la conscience même : « Je pense », comme fit Descartes. Alors parut le doute, attaché comme une ombre à toutes nos pensées. La simple foi n’en était pas diminuée ; bien au contraire ; car c’est par le doute qu’il y a un arrière-plan de l’apparence. Autrement c’est dormir. Si décidé que l’on soit à tout croire, il est pourtant vrai que Jésus est autre chose que cet enfant dans la crèche. Il faut percer l’apparence. Le Pape lui-même la perce, en chacune de ses prières. Autrement serait-ce prière? Non point, mais sommeil de vieil homme. Derrière le signe il y a la théologie. Mais la théologie, si elle n’est que signe, qu’est-elle? Et qu’y a-t-il derrière la théologie? Il faut comprendre, ce qui est toujours dire non. Non, tu n’es pas ce que tu sembles être. Comme l’astronome dit au soleil ; comme dit n’importe quel homme aux images renversées dans l’eau. Et qu’est-ce que scrupule, si ce n’est dire non à ce qu’on croit? L’examen de conscience est à dire non à soi couché. Ce que je crois ne suffit jamais, et l’incrédulité est de foi stricte. « Prends ton lit et marche. » »

Alain, Propos sur la religion, P.U.F. © 1938.

La philosophie ne propose donc pas de choix de vie concrète, si ce n’est celui de douter. Dès lors elle ne permet pas de choisir certaines voies, tout au plus permet elle de ne pas en choisir certaines, dont elle parviendra à montrer qu’elles ne résistent pas au questionnement. Si engagement il y a, il ne peut donc être d’ordre philosophique que si il est un engagement dans le doute.

Loin de constituer un défaut, cette inutilité fondamentale de la philosophie constitue au contraire une qualité essentielle garantissant son honnêteté. En effet, si tel n’était pas le cas, alors on ne pourrait pas lui faire confiance car elle poursuivrait et défendrait des intérêts comme le fait la pensée idéologique, ou alors elle poserait des affirmations indiscutables telles que les dogmes religieux se présentent, ou bien enfin elle jugerait acceptable tout affirmation ayant un intérêt pratique comme on le conçoit dans le domaine technique.

Conclusion.

La philosophie ne suit pas ce chemin là ; elle est à mi chemin entre les disciplines intéressées qui cherchent à être efficaces et les attitudes gratuites qui ne visent aucun but (telles que l’art, l’amour, la morale aussi). Elle ne répond pas à tous les critères d’utilité, et pourtant, au lieu de le lui reprocher, on a vu que cela constituait une condition nécessaire à la pratique honnête de la philosophie, qui est finalement une activité non pas utile, mais fertile. Elle est inutile en tant qu’elle ne propose aucun choix pratique, aucune option particulière en dehors d’elle-même. Elle ne donne pas un sens particulier, elle est une certaine orientation de la pensée. Par conséquent, la philosophie n’est pas tout. Elle ne permet pas de vivre, encore moins de survivre. Elle rend donc les autres disciplines absolument indispensables. Ce n’est dramatique que si on demande trop à la philosophie, si on la prend pour une religion, une possession de la sagesse et non pour la recherche de celle-ci ; en somme, si on lui demande d’être utile.

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