Je ne vois rien, que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie.

In Auteurs, Divers, Freud, Inconscient, Leibniz, Notions, Sartre

In this photo released by the Sigmund Freud Museum in Vienna former Austrian psychoanalyst Sigmund Freud is pictured in his working room in 1938. Austria and the world will be celebrating Sigmund Freud's 150th birthday on Saturday May 6, 2006. (AP Photo/Sigmund Freud Museum)

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En complément à l’article précédent, voici un petit échange d’arguments entre Sartre, Freud et Leibniz. Comme ces auteurs ne sont pas contemporains les uns des autres (Freud meurt en 1939, Sartre naît en 1905), il s’agit évidemment d’un dialogue entre des textes qui ne s’adressent pas les uns aux autres directement. Mais c’est là le travail de la philosophie, que de faire dialoguer les textes, après coup.

L’apport décisif de Freud, c’est la scission du psychisme en différentes entités immatérielles dont une seule, à strictement parler, peut faire l’objet d’une représentation lucide. Rappelons que l’objectif demeure cependant de sauver l’intégrité et l’unité du « moi », puisque Freud distingue le psychisme et le conscient, là où la tradition philosophique considérait, comme il l’écrit dans ses Essais de psychanalyse appliquée, avait résolu de « tenir ‘psychique’ pour identique à ‘conscient' ». Ce faisant, il instaure une différence de nature entre le conscient et l’inconscient, là où un penseur tel que Leibniz, par exemple, voyait plutôt des différences de degrés. Quand Leibniz écrit qu’il y a en nous une foule de perceptions, qui ne sont accompagnées d’aucune réflexion, aucune aperception. Le terme n’est pas courant, mais il est en fait assez simple à comprendre : l’aperception est au fait d’apercevoir ce que la perception est au fait de percevoir. Le mot désigne ce qui nous traverse sans que nous le notions, non pas que ce soit au delà du perceptible, mais plutôt que ce sont des unités de sens tellement petites qu’on ne peut pas les saisir en tant que telles. Mais même si on voulait considérer ces perceptions sans représentations comme inconscientes, cela n’aurait rien à voir avec ce que Freud appelle ‘inconscient’, dans la mesure où, pour ce dernier, il s’agit de ce à quoi la conscience n’a pas accès, et non pas de ce à quoi elle ne porte pas attention. On peut même dire qu’à la manière de la pièce interdite de Barbe bleue, l’inconscient est cette forme du psychisme qui est d’autant plus hors d’accès que, sinon, le conscient ne pourrait plus en détacher les yeux.

Sigmund Freud

Entre Sartre et Freud, le désaccord porte sur un point peut être plus technique, mais aux implications philosophiques néanmoins profondes : comment le refoulement est-il possible ? Même si on sait bien qu’il ne s’agit pas d’un phénomène matériel, il n’en demeure pas moins que la façon dont Freud le présente conduit à le concevoir comme un processus mécanique : des éléments du psychisme sont envoyés dans l’inconscient, d’où ils ne peuvent pas émerger aux yeux du conscient. Comme le phénomène tout entier a lieu au sein du psychisme, ce que Sartre affirme, c’est que pour être refoulé, il faut que le fait psychique ait fait l’objet d’une appréhension, d’une évaluation, d’une prise en compte permettant d’en reconnaître le caractère inadmissible. En somme, il faut qu’il ait au moins fait l’objet d’une aperception. C’est ce que refuse Freud, et c’est ce qu’exige Sartre. Ce qui est en jeu, au-delà de la question de la façon dont le refoulement a lieu (et de la valeur qu’on peut lui reconnaître, en tant que concept, et aussi en tant que prétexte), c’est la responsabilité de la personne : si le phénomène est totalement indépendant des représentations et des intentions du sujet, alors celui-ci peut être considéré comme totalement dédouané des conséquences névrotiques de ce refoulement. Mais si on peut parvenir à montrer qu’en réalité, on nomme ‘inconscient’ ce processus pour déresponsabiliser le sujet de comportements et d’actes qu’il a, en fait, choisi d’adopter et d’effectuer, alors la psychanalyse devient une immense entreprise ayant pour objectif de complaisance envers des pulsions qui, en fait, auraient tout à fait pu être maîtrisées.

On mesure donc l’enjeu profond qui se cache derrière une question qui semble a priori relever de la mécanique interne du psychisme. Si on a lu (comme les passagers de la salle 217 sont censés l’avoir fait… (je dis ça, je dis rien !)) L’Existentialisme est un humanisme, on mesure à quel point la responsabilité est au coeur de la définition de l’être humain, qui ne peut s’en dédouaner qu’en faisant preuve d’une absolue mauvaise foi. Alors que Sartre tente de montrer que l’homme existant dépasse nécessairement toute forme de déterminisme, on comprend à quel point la psychanalyse, qui place un déterminisme indépendant de toute représentation, et donc de toute volonté, au sein même du psychisme, constitue une entrave importante à son projet. La lecture de cet extrait de L’Etre et le Néant permet de se faire une idée de la radicalité de la critique qu’il mène de la théorie freudienne. Mais lire ensuite ce qu’en a écrit Freud lui-même permet de saisir aussi la façon dont lui-même tenait, tout aussi radicalement, à sa propre conception du psychisme.

On peut ensuite, en poursuivant cette remontée dans le temps, relire Leibniz, en émettant l’hypothèse que la gradation qu’il propose à l’intérieur même du psychisme, sans installer les frontières et les sas qu’y place Freud, pourrait permettre d’accorder ces points de vue contradictoires. Et on pourrait creuser cette hypothèse en y ajoutant un élément qui semble manquer à l’analyse de Leibniz : quand il dit qu’il y a dans la perception des éléments qui échappent à l’aperception, mais participent néanmoins à l’appréhension des phénomènes, peut être pourrait on ajouter que, parmi ces « petites perceptions », il y a le langage, ou plus précisément la langue. Celle-ci est ce qui accompagne sans qu’on s’en rendre nécessairement compte les perceptions et les rend possibles. Elle est, dans le luxe de précisions mais aussi d’imprécisions savamment maîtrisées, ce qui permet de saisir les phénomènes, tant externes qu’internes, ou au contraire de passer devant, en les percevant, mais sans les apercevoir; en somme, la langue est ce qui nous rend sensibles ou insensibles aux perceptions, ce qui les structure, ce qui les révèle et ce qui les camoufle aussi.

Quand on sait à quel point la psychanalyse est, au fond, une question de langue, comment les névroses sont finalement dues à des malentendus, comment la cure psychanalytique n’est en somme qu’une question de parole, de prise de parole, on mesure à quel point, peut-être, il y a dans le texte de Leibniz un « non-dit » qui y ouvre des perspectives nouvelles, qui nous amènent presque directement à ce disciple de Freud (on considérera ici, comme on le fait ailleurs, que les véritables disciples sont ceux qui trahissent leur maître), Lacan, qui fit du langage la structure même de l’inconscient.

« Si en effet nous repoussons le langage et la mythologie chosiste de la psychanalyse nous nous apercevons que la censure, pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître ce qu’elle refoule. Si nous renonçons en effet à toutes les métaphores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles, force est bien d’admettre que la censure doit choisir et, pour choisir, se représenter. D’où viendrait, autrement, qu’elle laisse passer les impulsions sexuelles licites, qu’elle tolère que les besoins (faim, soif, sommeil) s’expriment dans la claire conscience? Et comment expliquer qu’elle peut relâcher sa surveillance, qu’elle peut même être trom¬pée par les déguisements de l’instinct? Mais il ne suffit pas qu’elle discerne les tendances maudites, il faut encore qu’elle les saisisse comme à refouler, ce qui implique chez elle à tout le moins une représentation de sa propre activité. En un mot, comment la censure discernerait-elle les impulsions refoulables sans avoir conscience de les discerner? Peut-on concevoir un savoir qui serait ignorance de soi? Savoir, c’est savoir qu’on sait, disait Alain. Disons plutôt: tout savoir est conscience de savoir. Ainsi les résistances du malade impliquent au niveau de la censure une représentation du refoulé en tant que tel, une compréhension du but vers quoi tendent les questions du psychanalyste et un acte de liaison synthétique par lequel elle compare la vérité du complexe refoulé à l’hypothèse psychanalytique qui le vise. Et ces différentes opérations à leur tour impliquent que la censure est consciente (de) soi. Mais de quel type peut être la conscience (de) soi de la censure? Il faut qu’elle soit conscience (d’)être conscience de la tendance à refouler, mais précisément pour n’en être pas conscience. Qu’est-ce à dire sinon que la censure doit être de mauvaise foi? La psychanalyse ne nous a rien fait gagner puisque, pour supprimer la mauvaise foi, elle a établi entre l’inconscient et la conscience une conscience autonome et de mauvaise foi. »

Jean-Paul Sartre – L’Être et le Néant (1943), Tel, Gallimard, p. 88.

« Des chercheurs, qui ne refusent pas de reconnaître les faits psychanalytiques, mais ne veulent pas admettre l’inconscient, se tirent d’affaire à l’aide du fait incontesté que la conscience aussi – en tant que phénomène – présente une large échelle de gradation dans l’intensité ou la clarté. De même qu’il y a des processus qui sont conscients d’une façon très vive, très aiguë et très saisissable, de même l’expérience vécue nous en présente d’autres qui ne sont conscients que d’une façon faible et même à peine discernable ; et les plus faiblement conscients d’entre eux seraient précisément ceux pour lesquels la psychanalyse prétend employer le terme impropre d’inconscient. Ces processus seraient néanmoins conscients eux aussi ou « dans la conscience », et pourraient être rendus pleinement et fortement conscients si on leur accordait une attention suffisante.
Pour autant que des arguments puissent avoir une influence sur la décision dans une telle question qui dépend ou bien d’une convention ou bien de facteurs affectifs, on peut ajouter ici les remarques suivantes : la référence à une échelle de clarté dans le fait d’être conscient n’a rien de contraignant et n’a pas plus de force démonstrative que les propositions de ce genre : il y a tant de degrés d’éclairement depuis la lumière la plus vive et aveuglante jusqu’à la faible lueur que, par conséquent, il n’y a absolument pas d’obscurité. […] En outre, en subsumant l’imperceptible sous le conscient, on n’aboutit qu’à porter atteinte à la seule et unique certitude immédiate qui soit dans le psychique. Une conscience dont on ne sait rien, cela me paraît beaucoup plus absurde qu’un psychique inconscient. »

Sigmund Freud – Le Moi et le ça (1923)

« D’ailleurs il y a mille marques qui font juger qu’il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions sont trop petites et en trop grand nombre ou trop unies., en sorte qu’elle n’ont rien d’assez distinguant à part, mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l’assemblage.(…) Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j’ai coutume de me servir de l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on est frappé quand on est sur le rivage. Pour entendre ce bruit comme l’on fait, il faut bien que l’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble, c’est-à-dire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule. Car il faut qu’on en soit affecté un peu par le mouvement de cette vague et qu’on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelques petits qu’ils soient ; autrement on n’aurait pas celle de cent mille vagues car cent mille rien ne saurait faire quelque chose. (…)

Ces petites perceptions sont donc de plus grande efficacité par leur suite qu’on ne pense. Ce sont elles qui forment ce je ne sais quoi, ces goûts, ces images, ces qualités des sens, claires dans l’assemblage, mais confuses dans les parties, ces impressions que des corps environnants font sur nous, qui enveloppent l’infini, cette liaison que chaque être a avec tout le reste de l’univers. On peut même dire qu’en conséquence de ces petites perceptions, le présent est gros de l’avenir et chargé du passé, que tout est conspirant et que dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu pourraient lire toute la suite des choses de l’univers. Quae sint, quae fuerint, quae mox futura trahantur.(« qui sont, qui ont été, et qui surviendront dans l’avenir, », Virgile)».

G. Leibniz, Les nouveaux essais sur l’entendement humain, Préface

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