La culture nous protège-t-elle de la violence ?

On a évoqué, en classe, les sujets proposés cette année à Pondichéry. L’un d’entre eux nous permet d’aborder un concept que nous n’avons croisé cette année qu’à la faveur de l’actualité : la violence. Comme nous allons le voir, et c’est un peu le fil conducteur de la proposition de traitement qui suit, mieux vaut, pour traiter les questions, nombreuses, que ne manque pas de poser ce concept, éviter de se laisser aller à une condamnation qui n’aurait pour arme que la bonne conscience, car celle-ci n’est pas de taille ici. Sans doute faut-il prendre le risque d’accorder à la violence une certaine valeur, pour pouvoir mieux en discerner les contours, et mieux fonder son éventuelle condamnation. Voici donc cette proposition, qui n’est donc pas ce que les élèves devaient absolument réaliser pour « avoir une bonne note ».

Bien intentionnée, la dénonciation de la violence se contente cependant souvent d’arguments simplistes, dont il n’est pas certain qu’on puisse se satisfaire. Le sentiment d’effroi que la violence inspire ne peut évidemment pas suffire, puisqu’on pourrait aussitôt lui opposer le plaisir que son exercice procure. Souvent, on appuie cette condamnation sur ce postulat : la violence serait d’origine naturelle. Et de ce postulat on déduit qu’elle ne peut être combattue que par la culture, qui serait son antithèse. Une telle affirmation devrait pousser à considérer que les animaux sont par essence violents; pourtant, nous savons bien que ce serait faire un usage déplacé de ce concept, dans la mesure où ils sembleraient plutôt caractérisés par la brutalité. En effet, leur comportement, dénué de toute intention et de toute valeur, est le résultat d’une pulsion de vie s’accomplissant à l’état brut. Nous savons bien que l’homme ne peut être réduit à un tel mécanisme ; dès lors, il est nécessaire de se demander si la william-klein1violence n’est pas, déjà, une mise en œuvre culturelle de cette brutalité naturelle. Mais si on mettait cela en évidence, il faudrait alors se demander si on peut persister à voir dans la culture un rempart qui nous protégerait de la violence ou s’il ne faut pas, plutôt, la considérer comme cet espace au sein duquel la violence apparaît, et croît; en d’autres termes, on peut se demander si la culture nous protège véritablement de la  violence. Et c’est au prix d’une telle réflexion, en confrontant la thèse d’une violence naturelle à celle d’une violence qui serait le produit de la culture, qu’on pourra efficacement entreprendre de lutter contre la violence, avec les bons arguments et les bons outils.

Le plus simple, pourlégitimer la violence, c’est d’en observer la permanence : La violence est universelle, chacun en est potentiellement l’auteur et s’en éloigner réclame des efforts qui imposent de se couper du plaisir que son accomplissement provoque, efforts que nous ne sommes pas toujours disposés à mettre en œuvre. Mais pour mieux le comprendre, sans doute faut-il préciser ce que nous entendons par « violence ». Les illustrations en sont multiples, et c’est en cherchant leur dénominateur commun qu’on peut cerner ce dont on parle ici : dans la violence, il est toujours question de la mise en œuvre d’une force qui aurait pour objet un autre être humain, qu’il s’agirait de contraindre à sa propre volonté. L’observation des animaux peut laisser penser qu’il s’agit là, chez l’homme, de l’expression des rapports de force qui sont déjà à l’œuvre dans la nature. Après tout, on pense volontiers qu’y règne la « loi du plus fort », que la sélection naturelle asservit les êtres les plus faibles aux plus puissants, et que la faiblesse est une tare dont il est bon, pour l’espèce, de l’en débarrasser.

C’est l’observation des rapports naturellement « violents » entre les hommes, à l’image du rapport qu’entretiennent les individus dans le règne animal, qui a servi de fondement à la légitimité de pouvoirs politiques instituant des lois s’imposant, par la force, à des humains trop souvent enclins à ne pas leur obéir. Et c’est sans doute chez Thomas Hobbes qu’on trouve le plus clairement mis en œuvre un tel raisonnement. C’est en effet à ce penseur qu’on doit cette comparaison entre l’homme et l’animal, dont on ne sait lequel des deux elle humilie le plus : l’homme serait « un loup pour l’homme ». Ce que Hobbes veut établir en synthétisant son propos dans une telle formule, c’est qu’il y a, de façon innée, chez l’homme, une hostilité qui lève chaque être humain contre tous les autres, dans un guerre permanente pour des objets qui sont convoité de tous, et ne peuvent bénéficier qu’à quelques uns. Cet instinct égocentrique serait tellement puissant qu’il légitimerait l’instauration d’un pouvoir politique fort, totalitaire, parce que la seule ratification d’un contrat raisonnable entre les hommes ne suffirait pas à éradiquer cette violence généralisée, et seul un pouvoir concentrant entre ses mains une telle puissance destructrice, et seul apte à en faire usage, parviendrait à en faire respecter les termes. C’est là le grand argument de tous ceux qui s’opposent aux thèses anarchistes : nulle société ne survivrait durablement à la disparition des lois qui la tiennent, parce qu’alors on retomberait dans cet abominable état de nature dans lequel Hobbes voit « la guerre de tous contre tous ». Un film tel que American Nightmare (The Purge en version originale), s’appuie sur un présupposé identique.

On ne s’étonnera pas, dès lors, de voir certains penseurs, particulièrement critiques envers le pouvoir exercé par l’Etat sur les individus, réévaluer ces forces profondes et appeler l’homme à attiser en lui les braises de cette force dont le pouvoir politique le prive. On peut trouver en particulier chez Nietzsche une telle nostalgie des temps au cours desquels la raison n’avait pas encore encadré à ce point la vie. Et si Nietzsche voyait en l’Etat « le plus froid de tous les monstres froids », ce n’est pas parce qu’il en condamnait la violence en elle-même, celle par laquelle l’ordre est maintenu, mais bien parce que cette puissance d’affirmation est volée à l’individu qui perd là sa propre puissance de vie, sa volonté. Nietzsche n’est pas dupe de la violence qu’implique l’exercice, en soi, de la vie véritable, la création d’une vie qui serait, de part en part, volontaire, l’exigence d’une liberté consistant, non pas à « faire ce qu’on veut », mais à « vouloir ce qu’on fait ». Et sans doute est-ce ce qui fait le danger potentiel d’une telle pensée. Mais cette conscience est telle, chez Nietzsche, qu’il sait bien qu’une telle vie se devrait d’être solitaire, le risque étant trop grand de voir cette puissance prendre les autres pour cible, quand elle ne doit, en fait, s’appliquer qu’à soi-même. Une philosophie qui célèbre l’effort peut trop facilement se transformer en une idéologie de la domination. Sans remettre en question les thèses de cet auteur, il est donc possible de considérer que, repérer dans cette puissance naturelle, dont l’Etat nous a mutilés, les conditions de la vie véritable, c’est aussi y reconnaître la source d’une violence potentielle dont on peut craindre, si rien ne l’arrête, qu’elle œuvre contre le projet qu’elle est censée servir. L’Etat serait donc le mal nécessaire, chargé d’organiser une violence concentrée pour en éviter la nécessaire et naturelle dissémination universelle.

Ainsi, ce serait bien dans la nature qu’il faudrait chercher les racines de la violence, et dès lors, l’homme seul, puisque seul apte à dépasser la nature, à s’opposer à celle-ci en faisant d’elle ce qu’elle n’est pas d’elle-même, pourrait contrer la violence et hisser le monde vers la paix. Cependant, une telle affirmation ne résisterait pas à l’épreuve des faits : sans forcément affirmer que les temps anciens étaient plus paisibles, on ne constate pas que la violence disparaisse au fur et à mesure de l’avancée de l’humanité sur le fil de sa propre histoire. Pire : les moyens mis en œuvre par l’homme étant désormais industriels, la violence use elle aussi des ces moyens et on voit apparaître au fil des siècles un exercice de la violence qui la systématise, qui la produit en chaine, qui l’industrialise en somme. Progresser dans le domaine de la culture ne semble donc pas constituer un rempart efficace contre la violence. On peut même dire que cela semble lui apporter une puissance nouvelle. Plus profondément encore, on pourrait soupçonner que la violence soit, en fait, le produit même de la culture humaine.

Commençons par éliminer un soupçon que nous avons pu entretenir : quand nous considérons que l’homme est par nature mauvais, qu’il est naturellement enclin à la violence, nous faisons mine de penser que tout acte d’éducation consistant à contraindre son comportement à ne plus faire preuve de ces mauvaises tendances est un acte culturel visant à éradiquer en l’homme cette propension naturelle à la violence. On cite volontiers Freud pour soutenir ce genre de thèse, en espérant montrer ainsi à quel point les pulsions primitives sont dangereuses, et à quel point elles rendent nécessaire une éducation un peu musclée. Pourtant, dans les mots même de Freud, ce n’est pas ainsi que ces phénomènes sont décrits. Prenons une phrase en particulier, dans un texte intitulé l’Intérêt de la psychanalyse, publié en 1913 : « Une violente répression d’instincts puissants, exercée de l’extérieur, n’apporte jamais pour résultat l’extinction ni la domination de ceux-ci, mais occasionne un refoulement qui installe la propension à entrer ultérieurement dans la névrose. » Si on observe bien la répartition freudienne des rôles, du côté des instincts premiers, on parle de puissance. Et du côté de l’éducation, donc de la culture, on parle bel et bien de violence. Ajoutons ceci, même : la culture est créditée d’une double violence, celle qu’elle met en œuvre (la répression, les interdits, les sévices), mais aussi celle qu’elle produit (la névrose, qui est définie plus loin comme une mutilation : un « préjudice de la capacité d’agir et de la capacité de jouir », des mots qu’on pourrait tout à fait croire appliquer à une pratique telle que l’excision, en fait). Il ne s’agit pas d’affirmer que Freud encourage à laisser les pulsions s’accomplir telles quelles. Mais il ne les définit pas comme violentes. En fait, elles sont en elles-mêmes neutres, et sont pour lui l’humus de nos meilleures vertus. Si elles sont neutres, et si la culture est elle-même capable de violence, même si c’est avec les meilleures intentions du monde, c’est que la violence n’est pas naturelle. Elle désigne un type de phénomène qui n’a lieu, ou qui n’est reconnaissable que dans le milieu particulier qu’est la culture.

Ainsi, on peut se demander si ce n’est pas un discours bourgeois que d’identifier la violence à la « nature », prétendant dès lors que ce sont les hommes les plus cultivés, c’est-à-dire, dans les faits tels que la bourgeoisie les organise, les plus favorisés économiquement, qui sont aussi les moins sujets à la violence. D’ailleurs, sur le terrain politique, quand on lit Rousseau et son analyse des sources des inégalités et de la tension apparemment naturelle qui instaure ce conflit généralisé entre les hommes, on s’aperçoit que c’est dans la vie sociale elle-même qu’il identifie la naissance de la violence. On peut penser que l’accaparement qui a lieu dans la nature, pour préserver ses propres chances de survie, est une violence. Mais cet accaparement ne vient pas d’un mouvement spontané qui serait par nature inscrit dans l’homme, il est plutôt dû aux conditions de vie de l’être humain, à la promiscuité dans laquelle il se trouve, et à la rareté des biens qu’il vise. L’illusion consisterait à penser que l’instauration des lois, en faisant passer l’humanité de l’ère de la possession (l’objet m’appartient parce que je l’ai dans la main et personne n’osera me le prendre) à la propriété (l’objet m’appartient parce que les institutions sont témoin de ce lien exclusif qui existe en lui et moi) soit un passage de la violence naturelle à la paix sociale. La propriété est, elle-même, une forme de violence dès lors qu’elle confronte ceux qui ont à ceux qui n’ont pas, dès lors qu’elle permet à ceux qui ont, d’avoir un quelconque pouvoir (ne serait-ce que de subjugation, ou de fascination) sur ceux qui n’ont pas. Il suffit, pour le saisir, de laisser le charme particulier des slogans publicitaires agir, tout particulièrement un des plus connus : « Si vous n’avez pas un iphone, vous n’avez pas un iphone ». Tout le monde comprend bien que, s’il s’agit de dire quelque chose qui soit simplement vrai, alors cette phrase décrit, en effet, la réalité de l’inégalité économique : certains font partie de ceux qui ont les moyens de s’acheter un tel équipement, dont tout le monde sait qu’il coûte très cher, et d’autres n’en ont pas les moyens. Mais cet énoncé va plus loin, et tout le monde le comprend très bien : il s’agit de narguer ceux qui ne l’ont pas, en faisant du simple fait de faire partie des happy-few qui peuvent se permettre de le posséder, un motif de l’acheter. En somme, il s’agit de faire de l’objet un signal lancé à ceux qui ne peuvent pas le posséder, ne les invitant pas à entrer dans ce club élitiste, mais leur rappelant le fait qu’ils n’y sont pas conviés, afin de générer en eux une frustration telle qu’ils se sentiront d’autant plus attirés par cet objet qu’il leur est, a priori, refusé. Ils accepteront alors d’autant mieux d’effectuer une dépense dont ils n’ont, en fait, pas les moyens. Si la violence consiste à utiliser autrui comme moyen de sa propre satisfaction, contre sa propre volonté, alors un tel discours relève de la violence, puisqu’il joue sur la modestie contrainte du pouvoir d’achat des plus pauvres pour permettre aux plus riches de jouir de leur domination, en la clamant haut et fort, de façon soi-disant valorisante. Or, les stratégies de communication des marques les plus implantées dans les fantasmes bourgeois ne relèvent pas de la nature, on y voit plutôt des éléments particulièrement pertinents, aiguisés, malins, de la culture, qu’on est même tenté d’applaudir en parfaite connaissance de cause.

Pour autant, les publicités bourgeoises ne sont pas brutales. Elles ne consistent pas à éliminer physiquement ceux qu’elle juge indésirables. Et même si cette élimination peut être, pour la bourgeoisie, une volonté profonde, elle est obligée de lui donner des formes, (ce qui ne signifie pas qu’elle l’éradique). Ainsi, la violence des rapports entre couches sociales est, déjà, une transformation culturelle de la brutalité naturelle. Elle amène donc du sens à ce qui, sinon, n’est qu’accomplissement aveugle de la puissance de vie. Elle permet donc de reconnaître comme inacceptable ce qui, sinon, passerait inaperçu. Après tout, la domination est un fait de nature, comme on l’a montré plus tôt. Mais la domination entre êtres humains prend des formes qu’on ne trouve pas dans la nature, précisément parce qu’elle ne passe pas inaperçue. C’est ce qui interdit de réduire la violence à un simple jeu de forces naturelles. Et c’est ce qui invite à n’utiliser le concept de violence que dans un cadre strictement humain, et donc un cadre culturel. C’est par exemple la thèse de Karl Marx, lorsqu’avec Engels, ils diagnostiquent dans les premières lignes du Manifeste du parti communiste, la structure permanente des relations entre classes sociales, à travers les âges, de l’esclavage au capitalisme : ils montrent en fait qu’il y a une violence constante dans ce rapport, qui organise de façons culturellement diverses la domination de certains êtres humains sur d’autres êtres humains. Ce faisant, ils montrent que la culture n’a pas pour but d’éradiquer la violence. Au contraire, elle lui donne une forme, de façon à rendre ce rapport de force admissible. En d’autres termes, elle l’institue. Ce faisant, pour Marx, la révolution, si elle est de l’ordre de la violence, ne peut cependant pas être condamnée pour cette raison, car elle n’est pas une violence primitive qui viendrait détruire le bel édifice pacifié que serait la société cultivée. C’est violence contre violence, forme cultivée contre forme cultivée. On retrouvera cette idée chez Georges Sorel, quand il identifiera la révolution comme un moment de nécessaire violence, nécessité qui n’est pas celle de la nature brute, puisqu’elle est en réalité le produit d’une violence préalable, qui est celle de la structure sociale bourgeoise elle-même, qui se présente elle-même comme éminemment cultivée. Si, alors, il fallait voir en la nature une aptitude à la violence, ce ne serait que dans la mesure où la culture est, pour l’homme, naturelle. Mais alors, en renonçant à l’opposition entre nature et culture, il faudrait renoncer à voir l’une nous protéger de l’autre.

On comprend dès lors à quel point il semble peu pertinent de chercher dans la culture un bouclier efficace contre la violence, puisque finalement, sans culture, la violence n’aurait aucune existence reconnue, étant réduite à sa forme naturelle, neutre, qu’est la brutalité. Pour autant, on comprend dès lors mieux le paradoxe inhérent à ce phénomène qu’on appelle « violence » : si la culture est le milieu dans lequel la violence prend racine, la culture est aussi ce qui permet de la reconnaître, est c’est là une condition nécessaire au combat qui la prend pour cible. Dès lors, sans doute ne faut-il pas se tourner vers la culture pour éradiquer la violence, néanmoins, on peut supposer qu’on puisse se tourner vers elle pour en répondre.

Un détail, dans la manière dont les athéniens contaient la naissance de leur propre cité, peut nous aider à comprendre dans quelle mesure on peut concevoir la violence comme partie prenante de la culture, tout en considérant celle-ci comme une protection efficace – mais pour des raisons jusque là insoupçonnée – contre la violence. Après tout, comme le disait Nietzsche, ce qui ne nous tue pas peut nous rendre plus forts. Selon les mythes fondateurs d’Athènes, deux divinités auraient, en quelque sorte, proposé leurs services tutélaires à la cité, sous la forme de présents censés séduire les athéniens. Poséidon fut le premier à proposer ses services, en offrant à Athènes un cheval fantastique, que la ville reçut comme une véritable arme de guerre, porteuse des valeurs de courage, d’aptitude à la destruction, de force en somme. Athéna, elle offrit au peuple un olivier, planté sur l’Acropole, symbole de sagesse et de paix. Alors qu’ils devaient choisir entre les deux présents divins, les athéniens voyaient dans le cheval une promesse de très grandes richesses, dont ils ne seraient cependant jamais certains de les conserver. Ils préférèrent donc Athéna, car si les biens acquis par la sagesse et la paix sont plus modestes, ils sont aussi plus fermement acquis. De ce mythe fondateur, on pourrait tirer la conclusion qu’Athènes avait déjà tourné le dos à la violence, pour confier son avenir à la seule inspiration de la sagesse, qu’on devine ici pacifique. Mais en fait, pour qui connait un peu plus intimement la déesse Athéna, on sait que si elle est déesse de la sagesse, elle l’est aussi de la guerre. Elle n’est donc pas étrangère à la violence, puisqu’elle est susceptible de l’inspirer. Mais faut-il pour autant voir en elle une synthèse qui intégrerait la puissance de Poséidon, ce qui signifierait qu’en réalité, les athéniens n’auraient pas vraiment choisi entre ces deux figures tutélaires, et auraient surtout été malins en prenant ce que chacun avait à proposer, choisissant Athéna sans éconduire Poséidon ? En fait, ce n’est pas tout à fait ainsi que le choix est effectué. En effet, la guerre incarnée par Athéna n’est pas la puissance de feu que représente Poséidon. Celui-ci, divinité de l’univers marin, étend son pouvoir sur les forces naturelles, potentiellement destructrices, en dehors même des intentions humaines. Si la guerre ne fait pas partie de ses prérogatives, c’est qu’elle n’est pas considérée comme relevant des forces naturelles agissant pour elles-mêmes, aveuglément. La guerre n’a rien d’aveugle parce qu’elle est, de part en part, déclarée, menée, et rompue par les hommes. A la différence du déclenchement des cataclysmes naturels, elle est ce qui peut être, ou ne pas être, elle est donc contingente, et par conséquent, libre. On comprend mieux dès lors pourquoi Athéna se trouve être simultanément déesse de la sagesse et de la guerre : si la guerre relève de ce dont l’homme décide, alors elle nécessite d’être subordonnée aux qualités qu’on attend d’un homme sage. Sinon, elle n’est que cet état d’opposition et de concurrence permanentes dans lequel se trouvent tous les êtres, humains ou non, dans la nature. Or on peut se demander si désigner un tel état comme une guerre, comme le fait Hobbes, est bien pertinent : involontaire, non déclaré, presque inconscient, jamais achevé, cet état relève plutôt de la brutalité des pulsions de vie, qui ne peut connaître d’armistice qu’à la condition d’avoir été cultivé sous forme de guerre véritable, qui est la transformation de la brutalité de tous envers tous en une puissance destructrice d’un groupe organisé, contre d’autres, désignés comme ennemis, c’est à dire choisis comme tels. Dans la guerre, l’ennemi ne l’est jamais par nature, il est toujours une cible culturellement choisie. Si la guerre est voulue, si elle est une affaire d’Etats plutôt qu’une force s’exerçant entre les individus, alors c’est bien la sagesse, et donc la culture, qui en a la charge. Et Athènes ne s’y est pas trompée en se plaçant sous la protection d’Athéna, plutôt que sous le patronage de Poséidon.

Ce qu’il y a donc à gagner à voir en la violence un fait de culture, c’est que l’homme en devient absolument responsable. Après tout, la façon dont on légitime la domination des hommes sur les femmes dans l’historie s’appuie souvent sur l’argument d’une origine naturelle d’une telle domination, qui signifie que l’homme n’en est pas responsable. Reconnaître que cette violence est en fait culturelle en fait le résultat d’un choix, un élément conventionnel qui peut être retravaillé, et à propos duquel les hommes ont des comptes à rendre. Car si la nature détermine une condition, c’est à dire ce qui n’est pas négociable, ce avec quoi il faudra bien faire, la culture est, elle, ce qui détermine une situation, ce qui peut être formé d’une manière, ou d’une autre. On peut donc dire que là où la nature est de l’ordre de la nécessité, la culture est, elle, de l’ordre de la contingence. Nous serions animaux, nous obéirions sans le savoir à la nécessité de la brutalité instinctive, et on ne pourrait porter sur nos comportements aucun jugement moral, puisqu’on ne pourrait pas nous en tenir pour responsables. Parce que nous sommes humains, et parce que la violence est une forme cultivée de cette brutalité, nous savons très bien ce que nous faisons quand nous somme violents. Nous en sommes donc responsables, puisque la façon dont nous mettons notre force en oeuvre est choisie, parmi d’autres manières de faire. Allons plus loin : même la manière dont nous tentons de justifier la violence par la nature est tout à fait consciente. N’importe quel homme est capable de reconnaître que lorsqu’il tente de légitimer la domination des femmes par une cause soi-disant naturelle, il ne fait que choisir l’interprétation qui l’arrange le plus, parmi d’autres interprétations qui le valorisent moins. Une justification est une démarche culturelle, qui élève le phénomène au-dessus de la nature pour le faire entrer dans le domaine culturel, y compris quand il s’agit de mauvaise foi, d’erreur ou de mensonge. En ce sens, la culture offre bien une forme de protection contre la violence, puisqu’elle permet, et c’est primordial, de la reconnaître comme telle. Mais ce faisant, et on ne peut pas le lui reprocher, elle la génère aussi, au sens où elle la fait émerger, elle la révèle au milieu du chaos généralisé de la nature. Ce qu’il y a à gagner dans le passage de la brutalité à la violence, c’est qu’on en décide la forme, et que celle-ci peut encadrer le mieux possible ces forces qui, sinon, s’accompliraient aveuglément. Après tout, la violence dans certains sports, dans certains jeux, dans certains films, est déjà une force à laquelle on a donné une forme, c’est à dire des limites. Et après tout aussi, comme le montre Freud, certaines formes de vie sociale, que nous considérons comme des signes de bonne éducation, sont en fait la sublimation – c’est à dire la forme élevée, cultivée – d’instincts puissants qui, livrés à eux mêmes, seraient tout à fait destructeurs (les forces de l’ordre sont la socialisation des pulsions de brutalité physique, la politesse est une mise en forme de nos antagonismes, la famille est la forme cultivée qu’on donne à la pulsion sexuelle). Le passage à la violence protège donc de celle-ci en exigeant que nous puissions répondre de nos comportements.

La violence est dès lors ce que nous en faisons. Sans doute peut-on alors trouver là une légitimité à la formule de Weber, selon laquelle l’Etat est le “monopole de la violence physique légitime” (formule qu’on peut lire dans son ouvrage le Savant et le politique). Au premier abord, en lisant une telle proposition, et même si on la comprend parce qu’elle se situe dans la tradition de l’Etat envisagé comme « contrat » entre les citoyens (chacun acceptant de ne plus faire usage privé de sa force, de remettre celle-ci entre les mains d’un pouvoir institué, reconnu, qui mettra en œuvre cette puissance au nom de tous, et non plus afin de satisfaire des intérêts particuliers), on a tendance à regretter que Weber ait utilisé le terme « violence », au lieu du mot « force ». Mais un tel regret s’appuie sur la conviction selon laquelle la violence est un mal naturel dont le passage à l’état social est censé nous éloigner et nous protéger. En fait, c’est plus compliqué que cela, et la formule de Weber, même si elle ne l’explicite pas sur le moment, permet de le comprendre : la relation naturelle relève de la brutalité, mais l’homme, conscient de ses actes et apte à leur donner une valeur, ne connaît pas cet état. Parce que la culture n’est pas la seule érudition, il faut reconnaître que tout homme est cultivé, au sens où aucun homme ne fonctionne selon les stricts motifs des instincts. D’ailleurs, l’homme à l’état de nature, tel que Rousseau en parle, n’a jamais existé. C’est un concept formé pour les besoins de la réflexion de Rousseau, qui permet de savoir ce que l’homme est essentiellement, et de distinguer cela de ce que la culture en fait. Tout homme est donc cultivé. Dès lors, tout homme est comptable des souffrances qu’il génère, mais pour cela, il faut bien que la violence soit reconnue comme un fait de culture, c’est-à-dire comme ce qui peut être, ou ne pas être, ce qui est suffisamment contingent pour qu’on ait la liberté de ne pas la mettre en œuvre. Car si la nature est le domaine de la nécessité, et si la culture est de l’ordre de la contingence, alors la culture est aussi le territoire de la liberté, qui nécessite que ce que nous faisons puisse ne pas être fait. Ainsi, légitimer une pratique telle que la corrida en affirmant qu’il faut la respecter en tant que forme culturelle n’est pas un argument efficace, puisqu’au contraire, si la corrida est une forme culturelle, alors elle n’a rien de nécessaire. Mieux vaudrait alors montrer que, parce qu’elle est violente, elle est une transformation de cette brutalité naturelle qui réclame à être encadrée pour qu’on n’en soit pas victime sous d’autres formes, bien moins maîtrisées. Mais dès lors que la corrida est revendiquée comme une forme culturelle, ceux qui la pratiquent en deviennent, aussi, responsables, puisque c’est librement qu’ils choisissent de la mettre en oeuvre. Or cette responsabilité est, elle-même, un fait de culture : il n’y a pas de responsabilité naturelle, car répondre de ses actes réclame qu’on puisse être interpellé, qu’on puisse reconnaître la valeur du questionnement d’autrui, et qu’on se sente appelé à y répondre. Seule la culture (la maîtrise de la parole, du langage, la reconnaissance d’autrui, la conscience des ses propres actes et de la valeur qu’on peut leur reconnaître) permet la responsabilité, et le passage de la brutalité naturelle à la violence est en partie le passage d’une force aveugle et anonyme à une puissance qu’on désigne comme violente, qu’on reconnaît comme telle et qu’on choisit en connaissance de cause. Dès lors, la culture crée la violence, et l’entretient, au sens où elle la cultive comme une forme délimitée, mais elle nous en protège aussi, au sens où en la cultivant elle lui donne une forme que nous pouvons reconnaître, dont nous savons bien que nous en sommes les auteurs, et dont nous savons dès lors que nous aurons à en rendre compte. Elle nous en protège donc au sens où elle délimite une forme d’action dont nous ne pourrons pas nous dédouaner.

Toute naturalisation de la violence cherche à la légitimer, mais ce faisant, elle affirme l’existence d’une sphère de l’action, dénuée de toute forme de valeurs, et sur laquelle on n’aurait aucun contrôle, une sphère au sein de laquelle, dès lors, rien n’est jamais vraiment légitime. Une telle démarche échoue donc intellectuellement. De plus, cette assimilation de la violence à la sphère naturelle a comme conséquence la déresponsabilisation totale de ceux qui la pratiquent, dont on comprend bien qu’ils auront effectivement intérêt à penser qu’ils n’y sont finalement pour rien, puisque le monde est par nature violent. Nous avons vu qu’en réalité nous ne voyons de violence dans la nature que lorsque l’être humain en est victime. En réalité, la violence n’a rien d’une force aveugle. Ce qui fait de certaines mises en œuvre de la force une violence, c’est précisément l’intention de domination qu’elle comporte, qui ne peut être le fait que des êtres humains, et qui dépasse amplement le simple cadre de la stricte survie qui n’est, elle, que le théâtre de la brutalité. Ainsi, il est nécessaire de reconnaître que la culture ne nous éloigne pas de la violence, puisqu’elle est la condition de son émergence, c’est-à-dire de la reconnaissance du caractère contingent de cette brutalité, qui en fait un acte librement consenti, volontaire, dont l’homme doit-être dès lors tenu pour responsable. Mais ce faisant, et dans cette limite, on peut dire que c’est en cultivant la violence que nous pouvons espérer nous en protéger.

Illustration : William Klein – Gun 1 – New-York 1955

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