Le sens de l’interdit

Un petit exercice de « type bac », histoire de montrer à quoi pouvait ressembler l’explication de ce texte donné en filière technologique lors de notre examen blanc. 

Quelques remarques préalables :

  • comme le veut la méthode, mais surtout parce que c’est tout simplement mieux ainsi, les questions ne sont pas reprises dans le traitement du sujet. Elles sont là pour guider le candidat, pour orienter son attention sur les points les plus importants, mais le texte final, celui qui se retrouve sur la copie, ne doit pas reprendre les questions. Celles-ci sont comme le plan de l’explication. 
  • Il vaut mieux, pour traiter ce sujet, avoir quelques connaissances en matière de philosophie politique, surtout afin de se confronter à la dernière question. Mais à strictement parler, on peut aussi s’en sortir en se contentant d’étudier le texte pour lui-même. On va voir que si on mène à son sujet une véritable enquête, comme le ferait un policier confronté à des indices sur une scène de crime [dédicace toute spéciale à Yasmina qui exècre tant ce métier qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’elle le pratiquerait avec excellence !], on peut en tirer pas mal de choses qui, à elles seules, peuvent permettre d’écrire une explication qui aurait une rudement bonne note à l’examen. Et on rappelle que c’est là un des deux objectifs de l’année, même si ce n’est pas le seul, et même si ce n’est pas le plus important. 

 

« La liberté est indivisible : on ne peut en retrancher une partie sans la tuer tout entière. Cette petite partie que vous retranchez, c’est l’essence même de ma liberté, c’est le tout. Par un mouvement naturel, nécessaire et irrésistible, toute ma liberté se concentre précisément dans la partie, si petite qu’elle soit, que vous en retranchez. C’est l’histoire de la femme de Barbe-Bleue, qui eut tout un palais à sa disposition avec la liberté pleine et entière de pénétrer partout, de voir et de toucher tout, excepté une mauvaise petite chambre, que la volonté souveraine de son terrible mari lui avait défendu d’ouvrir sous peine de mort. Eh bien, se détournant de toutes les magnificences du palais, son âme se concentra tout entière sur cette mauvaise petite chambre ; elle l’ouvrit, et elle eut raison de l’ouvrir, car ce fut un acte nécessaire de sa liberté, tandis que la défense d’y entrer était une violation flagrante de cette même liberté. C’est encore l’histoire du péché d’Adam et d’Ève : la défense de goûter du Fruit de l’arbre de la science, sans autre raison que telle était la volonté du Seigneur, était de la part du Bon Dieu un acte d’affreux despotisme ; et si nos premiers parents avaient obéi, toute la race humaine resterait plongée dans le plus humiliant esclavage. Leur désobéissance au contraire nous a émancipés et sauvés. Ce fut, mythiquement parlant, le premier acte de l’humaine liberté.« 

M. A. Bakounine, Proposition motivée au comité central de la ligue de la paix et de la liberté, 1867

Questions posées : 

Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d’abord étudié dans son ensemble.

1 – Dégagez la thèse de ce texte et les étapes de son argumentation

2 –
a – Expliquez : « La liberté est indivisible : on ne peut en retrancher une partie sans la tuer toute entière. »
b – Quel usage Bakounine fait-il de la référence à la femme de Barbe-Bleue ?
c – Expliquez : « Si nos premiers parents avaient obéi, toute la race humaine resterait plongée dans le plus humiliant esclavage. »

3 – Serions plus libres sans interdits ? 

 

De toutes les questions théoriques et pratiques, celle qui consiste à se demander quelle quantité de restriction de la liberté il faut accepter pour que la liberté elle-même soit garantie est une des plus connues, et une des plus difficiles aussi. Parce que, en théorie, la liberté est censée être un principe absolu, non négociable. Et dans les faits, dans la mesure où on vit ce principe individuellement, le fait que la liberté des uns se heurte à celle des autres semble imposer l’instauration de règles, de lois, d’accords par lesquels chacun accepte de restreindre la mise en œuvre de sa liberté afin de garantir la possibilité, pour les autres, de faire de même, et ce afin de garantir la possibilité pour soi-même de le faire aussi. Mais pas complètement dès lors. 

Le plus souvent, la réponse donnée à ce problème consiste donc à accepter de restreindre la liberté afin de la sauver. Bakounine, dans sa Proposition au comité de la ligue de la paix et de la liberté propose une thèse plus tranchée : toute négociation à propos de la liberté consiste d’après lui à la mettre en péril toute entière. Ainsi, pour lui, la façon dont on prétend sauver la liberté consiste en fait à la détruire totalement, un peu comme un joueur pourrait, animé des meilleures intentions du monde, tirer contre son propre camp. Cette thèse, Bakounine la soutient en s’appuyant sur deux illustrations. En effet, après avoir énoncé le cœur de son propos, l’indivisibilité de la liberté, il cite tour à tour le conte de Charles Perrault,  Barbe-Bleue, puis le premier livre de l’Ancien Testamentla Genèse, en évoquant Adam et Eve désobéissant à Dieu. Les deux références pourraient sembler répétitives, mais on verra que la première permettra de montrer qu’il faut refuser toute interdiction qui n’aurait pour but que de nous soumettre à une autorité autre que la sienne propre. La seconde, elle, montrera qu’il faut désobéir aux règles dont on ne comprend pas la raison d’être. Ainsi, on comprendra que dans le fond, si Bakounine fait de la liberté un absolu, ce n’est pas pour justifier le fait qu’on fasse n’importe quoi, mais pour soutenir ce qui, pour lui, a une valeur suprême : l’autorité et la souveraineté qu’on a sur soi-même, dont on verra qu’elle est inaliénable. 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ainsi, « la liberté est indivisible » d’après Bakounine. On comprend d’emblée qu’il refuse de subdiviser ce principe en ces sous-parties qu’on appelle couramment les libertés : liberté d’expression, liberté de mouvement, liberté conditionnelle, liberté de pensée… Affirmer ainsi l’indivisibilité de la liberté, c’est définir celle-ci comme un absolu, un tout non négociable. Une telle conception s’oppose à celles qui relativisent la liberté, pensant ainsi mieux la sauver. On assiste à une telle relativisation chez Rousseau, dans le Contrat social, quand il compare les avantages respectifs de la liberté naturelle et de la liberté civile. Il reconnaît qu’il y a quelques concessions à accepter pour entrer dans la civilité. Mais il pense que ces concessions permettent de sauver la possibilité même d’être libre. Alors que d’après lui la liberté naturelle, si elle est sans concession, est, aussi, proprement invivable, au sens où la confrontation entre des individus désireux, chacun, d’imposer leur totale liberté naturelle conduirait à un conflit tel que toute liberté réelle serait détruite. Cette position semble être la plus raisonnable : elle aménage la liberté réelle afin de la rendre possible, réduisant le périmètre de possibilité de chacun afin qu’aucun n’impose aux autres, despotiquement, sa volonté.

Bakounine refuse a priori cette proposition, considérant que la moindre entorse faite dans la liberté est un renoncement total à être libre. Remarquons ceci : le fait qu’il affirme qu’on puisse « tuer » la liberté montre qu’il la conçoit un peu comme un organisme. Ceci peut nous aider à comprendre sa position. Un organisme n’est viable qu’à condition de conserver son intégrité. Or c’est ici, précisément, ce dont il s’agit : la liberté est intégrale, ou elle n’est pas. Si on nous annonce qu’on va conserver l’intégrité de notre corps, mais qu’on va nous amputer d’un doigt, et juste d’un doigt, on comprend immédiatement que c’est l’intégrité totale de notre corps qui est remise en question, même si ce n’est qu’une de ses parties qui est supprimée.  Et à ce moment, l’image de notre corps tout entier va être projetée dans cette phalange qu’on va supprimer. Il en va de même de la liberté : elle se concentre là où elle est remise en question. 

On peut penser que cette position est excessive et idéaliste, on peut croire qu’elle n’est pas tenable. Pourtant, les deux illustrations qui suivent vont permettre de montrer que la thèse de Bakounine est fondée, et qu’elle peut être prise au sérieux. 

L’évocation du conte Barbe-Bleue, de Perrault, est significative, et ce sur deux plans. Tout d’abord, ce conte est l’illustration du propos de Bakounine, quand il dit que « ma liberté se concentre précisément dans la partie, si petite qu’elle soit, que vous en retranchez ». Ainsi, la femme de Barbe-Bleue, quand bien même elle peut se rendre dans toutes les pièces du château à l’exception d’une seule, se voit amputée de la possibilité d’aller dans cette pièce précise, et cette petite entorse à sa liberté va concentrer dans sa petite surface la totalité de la liberté de cette femme. Exprimons autrement la pensée de Bakounine et poussons à bout l’exemple qu’il prend : une femme, pouvant accéder à la totalité d’un studio de 9m2 serait plus libre que la femme de Barbe-Bleue qui peut, certes, bénéficier d’un château, mais dont l’esprit demeure focalisé sur cette seule pièce à laquelle elle ne peut pas accéder. Evidemment, on serait tenté de lui conseiller d’être raisonnable, et de comparer sa situation avec l’autre femme, dont la liberté ne peut investir que 9m2. Mais ce serait mal comprendre le propos de Bakounine. Parce qu’après tout, si ce texte se contentait de dire que, quand on nous interdit quelque chose, on meurt d’envie d’enfreindre l’interdiction, il n’aurait pas beaucoup d’intérêt. Il faut toujours chercher ce qu’un texte philosophique propose de singulier. Or, Barbe-Bleue permet de le comprendre. Parce que le problème, ce n’est pas que cette petite pièce soit fermée. Le problème, c’est la raison pour laquelle cette pièce l’est. Evidemment, puisque nous connaissons le conte, nous savons pourquoi elle l’est : à l’intérieur se trouvent les cadavres des femmes précédentes de ce roi. Si on était naïf, on pourrait donc croire que c’est pour prendre soin de sa femme que celui-ci lui interdit l’accès à cette pièce. Mais alors, il faut se demander : pourquoi Barbe-Bleue a t-il prononcé la même interdiction à sa première femme ? Après tout, rien d’horrible ne l’attendait là, puisqu’il n’avait encore tué personne. Pour une seule raison : mettre son obéissance à l’épreuve, et s’assurer de sa soumission. Il n’y a rien de plus efficace, en termes de domination, que d’imposer à quelqu’un d’autre des règles qui n’ont pas d’autre but que de vérifier son obéissance. Mais on comprend alors pourquoi Bakounine considère la liberté comme un absolu : il ne s’agit pas de dire que rien ne doit être interdit. Il s’agit de dire qu’à aucun moment la volonté qui nous fait agir ne doit être celle de quelqu’un d’autre, qu’on doit toujours rester à la commande de ce qu’on fait et de ce qu’on ne fait pas. En somme, ce texte est une critique de l’aliénation, considérée ici comme une violation, et non de l’interdit, puisque celui-ci peut parfaitement correspondre à mon intérêt, et à ma volonté.  C’est donc un éloge de l’autonomie, et cela ne signifie pas qu’on puisse faire n’importe quoi. 

 

L’évocation de la Genèse, et de la désobéissance d’Adam et Eve va nous confirmer que nous ne sur-interprétons pas le texte. En effet, l’interdit divin que sont censés respecter Adam et Eve est assez particulier. L’arbre dont ils ne doivent pas manger les fruits est l’arbre de la science. C’est donc un arbre bénéfique. Ce n’est pas l’arbre du mal, ni l’arbre du péché, sinon c’est ainsi qu’il aurait été nommé. Ainsi, la divinité interdit de faire quelque chose qui relève du Bien. On n’est donc pas dans cette sphère des interdits pédagogiques consistant à éloigner les enfants des dangers les plus importants (ce que John Locke appelait, dans le texte qu’on a étudié, « les marais et les précipices »). Ici, au contraire, la connaissance est bonne, mais on ne peut pas y accéder. Ajoutons ceci : il ne s’agit pas d’un interdit parmi tant d’autres puisqu’il n’y en a tout simplement pas d’autres. Evidemment, on peut lire la Genèse et en tirer comme conclusion que, décidément, l’homme n’en a jamais assez et qu’il suffit de le confronter à un interdit minime pour qu’il l’enfreigne. Mais ce n’est pas ceci que Bakounine veut évoquer. Ce qui l’intéresse dans ce récit, c’est la situation particulière dans laquelle sont Adam et Eve, qui ne peuvent ni connaître, ni reconnaître les raisons pour lesquelles ils devraient respecter un tel interdit. On retrouve un épisode semblable, plus loin dans la Genèse, lorsque l’Etre divin demande à Abraham de sacrifier son propre fils, Isaac. La seule façon dont on puisse voir une telle demande, c’est qu’il s’agit pour la divinité de s’assurer de l’obéissance inconditionnelle d’Abraham. On sait qu’après avoir obéi, Abraham connaîtra une descendance abondante, et qu’après tout, si son geste n’avait pas été arrêté par un ange, il n’aurait sacrifié qu’un fils parmi tant d’autres. Mais ce n’est pas ce qui est en jeu ici. La raison pour laquelle Bakounine voit dans l’interdit divin un « affreux despotisme » et un « humiliant esclavage » ne tient pas dans le fait qu’un interdit doive être respecté, mais dans le fait que cette interdiction soit arbitraire et autoritaire. Ainsi, ni Adam ni Eve ne peuvent faire de cet interdit une ligne de conduite personnelle. Ils ne peuvent pas comprendre pourquoi ils ne doivent pas manger ce fruit. Ils doivent s’en tenir à distance, aveuglément. S’ils obéissent, c’est donc par pure soumission, par abdication de leur volonté. Or, celle-ci, en tant que faculté, est entière, ou elle n’est pas du tout. Et c’est bien de ceci que parle Bakounine : si l’obéissance nécessite d’abdiquer sa propre volonté, alors c’est une aliénation illégitime qui doit être condamnée comme liberticide. C’est à ce titre que, défendant l’intégrité de la liberté, on peut considérer que Bakounine est, dans ce combat, intégriste, et il faut prendre, alors, ce mot dans un sens positif (il défend l’intégrité de la liberté), puisque sa thèse consiste à défendre la possibilité  pour tout homme de n’obéir qu’aux lois qu’il reconnaît comme justes, et de n’avoir jamais à se soumettre à une autorité qui ne serait pas en harmonie avec la sienne; à être, donc, intègre dans sa liberté, intégralement libre.

 

 

Ainsi, ce qui est en question dans ce texte, ce n’est pas le principe même de l’interdit, mais ce sur quoi l’interdit se fonde. On sait qu’il y a une tension entre les concepts de liberté et d’interdit. On pense facilement que le moindre interdit est, à lui seul, une remise en question de la liberté toute entière. On a même cru un instant que c’était là le propos du texte de Bakounine. On réalise maintenant que la réflexion réclame, sur ce point, un peu plus de nuances. 

Le fait qu’on sache que Bakounine est un des théoriciens les plus importants de l’anarchisme joue sans doute un peu dans la lecture qu’on fait de ce texte. Parce qu’on assimile l’anarchie au refus de toute autorité et de tout interdit, on pense que Bakounine plaide en faveur d’un pur et simple laisser-aller personnel, refusant tout encadrement du comportement, tout principe autre que la mise en œuvre immédiate de ce qui nous passe par la tête. Forcément, si on a cette image de l’anarchisme, on pense que la volonté peut prendre la forme du caprice, et que rien ne doit lui être opposé. Mais c’est là une conception très caricaturale de ce courant de pensée, et Bakounine ne cherche pas à théoriser, ni même à organiser une sorte de guerre de chacun contre chaque autre. Si tel était le cas, l’anarchisme n’aurait, philosophiquement, aucun intérêt. Au contraire, Bakounine, et on le discerne dans le texte, accorde une valeur importante à la volonté, précisément parce que celle-ci n’est pas définie par le caprice ou la première idée qui nous passe par l’esprit. Ainsi, il n’est pas libre, celui qui se croit tout permis, parce que cette façon de faire n’est qu’un laisser-aller qui est le contraire de l’empire qu’on exerce sur soi-même quand on agit volontairement. 

Dès lors, il n’y a pas de contradiction entre la liberté et l’interdit, puisque celui qui agit volontairement est capable de refuser certains actes, quand bien même ceux-ci constituent pour lui une tentation importante. Comme l’écrit Camus dans Le Premier homme, « un homme, ça s’empêche ». On reconnaît dès lors l’homme véritable à son aptitude à se retenir de passer à l’action, quand celle-ci n’est pas motivée par sa volonté véritable, mais par d’autres élans qui, en chacun, ne manquent pas de nous inciter à commettre tout un tas d’actes certes plaisants, mais dans lesquels on ne se reconnaît pas. On peut dès lors affirmer qu’être libre, ce n’est pas faire ce qu’on veut, parce que dans cette expression, le verbe « vouloir » est utilisé de façon trop vague, et qu’on pourrait croire qu’être libre, c’est faire ce qui nous plait. Or il ne s’agit pas de cela. Il faudrait inverser la proposition, et dire qu’être libre, c’est vouloir ce qu’on fait. Alors on comprend pourquoi certains interdits sont conformes à la liberté, tandis que d’autres, même minimes, la remettent en question tout à fait : les interdits qui favorisent la liberté sont ceux qui permettent de mettre en œuvre notre volonté véritable, sans se laisser tenter par les actes qui, en fait, nous éloigneraient de nos véritables projets, de ce qu’on veut être. Ce sont les interdits qui nous structurent et nous donnent la stature que nous avons choisie. En revanche, les interdits qui se heurtent à la liberté, ce sont ceux qui nous sont imposés sans qu’on comprenne pourquoi on doit les respecter, ou dont on comprend qu’ils ne sont édictés que pour vérifier si on s’y soumet. Ceux-ci, même s’ils ne portent que sur des détails de la vie quotidienne, tels que les habitudes vestimentaires, les déplacements qu’on est autorisé à effectuer, les lieux dans lesquels on a le droit de se tenir, s’ils ne sont justifiés que par le projet de soumettre et contraindre, sont contraires à la liberté. Et ils le sont dès le premier interdit, aussi minime soit-il. 

Dès lors, on n’est pas forcément plus libre sans interdits, puisque celui qui vivrait sans aucun interdit deviendrait une nuisance pour tous les autres, ce qu’on ne peut vouloir sans renoncer à cette part sociable de nous-mêmes qui veut qu’on ait le souci des autres. Il deviendrait, qui plus est, une nuisance pour lui-même, puisque le maintien de nos intérêts réclame un minimum de tenue, de constance, d’engagement dans nos propres projets qui ne peuvent pas se passer de règles de vie, de méthodes, en somme d’interdits. Collectivement, le sens des interdits, c’est de laisser à chacun la possibilité d’accéder à ce à quoi il a droit. Ainsi, quand certains maires réclamaient à ce qu’on reconnaisse leur liberté de ne pas célébrer certains mariages, qu’ils jugeaient, pour des raisons toutes personnelles, illégitimes, quand ils s’insurgeaient contre l’obligation qui leur était faite de célébrer tous les mariages conformes à la loi, ils oubliaient que cette interdiction de refuser était, en fait, la garantie pour chacun de pouvoir se marier, sans se trouver empêché de le faire par l’opinion personnelle de qui que ce soit d’autre. Or, dans cette balance entre la liberté des uns, et celle des autres, ce qui prime, c’est le fait que personne ne soit soumis et dominé par la volonté de quelqu’un d’autre. Ici, le maire qui refuse de marier impose sa conception des choses à tous ses administrés, il s’agit donc d’une domination et d’un rapport aliénant. En revanche, lui-même n’est pas obligé d’être maire. Si cette fonction lui impose des actes qu’il refuse, il peut ne pas être maire. Ceux qui, conformément à la loi, veulent se marier ne lui imposent rien, ils ne réclament pas à être mariés pour le dominer. La loi est donc, en lui interdisant ce refus, du côté de la liberté pour chacun d’accéder à ce à quoi il a droit. On comprend dès lors qu’il ne s’agit pas de refuser, en bloc, le principe même de l’interdit. Sinon, il faudrait accorder à Barbe-Bleue la possibilité de tuer, une par une, les femmes auxquelles il se marie, puisque l’interdiction du meurtre serait illégitime. On comprend bien que ce n’est pas là ce que défend Bakounine, et qu’on ne peut pas, dès lors, soutenir l’idée d’une autorisation généralisée de faire tout ce qui nous passe par la tête. Et admettre qu’on ne dispose pas d’une licence sans limite de faire tout ce qui nous plait, c’est accepter que puissent exister, légitimement, des interdits. Finalement, Bakounine est plus proche qu’on ne le pensait de Rousseau, puisque la distinction que celui-ci effectue entre liberté naturelle et liberté civile consiste précisément à penser qu’il y a des interdits qui sont le produit de la civilité, et qu’être libre, c’est vivre selon des lois qu’on a, ensemble, librement choisies. Certes, un tel accord des volontés est toujours fragile. Mais Rousseau partage avec le courant anarchiste un certain goût pour la solitude, qui est aussi un effet de cette difficulté. 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ainsi, on ne définit pas correctement la liberté en l’opposant frontalement aux interdits. Sinon, la liberté serait synonyme des plus grands désordres. Or la survie, comme la vie bonne ont besoin d’un minimum d’ordre. L’observation de la vie enfantine permet de le comprendre. Tout le monde sait bien pourquoi on a les enfants à l’œil, et pourquoi on leur interdit un certain nombre de choses : il en va de leur sécurité, et interdire, c’est prendre soin d’eux. L’adulte n’est pas défini par une plus grande solidité que l’enfant par rapport aux dangers de ce monde, mais par une conscience accrue de ces dangers et l’aptitude à formuler lui-même des interdits à respecter. Quand les enjeux sont collectifs, alors ces interdits sont définis, eux aussi, collectivement et c’est dans ce caractère public qu’ils trouvent leur légitimité : parce qu’ils sont émancipateurs et non aliénants, et à cette condition nécessaire, ils deviennent l’outil de la liberté, et non son ennemie. L’intérêt philosophique du texte de Bakounine réside dans son aptitude à distinguer les formes d’interdits qui doivent être combattues, parce qu’elles sont contraires à la liberté dans sa totalité. Mais il permet aussi de comprendre quels sont les interdits qu’il est bon, et nécessaire, de respecter. 

Illustrations : 

Toutes les illustrations sont extraites de l’oeuvre de Robert Crumb, intitulée, tout simplement, La Genèse. On devine qu’il s’agit de l’illustration, par l’illustre auteur de bandes dessinées, du premier livre de l’Ancien Testament. Ceux qui ne connaissent pas cet auteur auront du mal à cerner le caractère extrêmement étonnant de ce projet, venant de lui. Car Crumb fait partie de ces artistes qui, émergeant dans les années 70, seront considérés, immédiatement, comme subversifs, libertaires, opposés à toute autorité, politique ou morale. Le voir ainsi s’attaquer à La Genèse laissait présager le pire, les uns craignant qu’il fasse subir au livre biblique ce que Sid Vicious fit au My Way de Sinatra, les autres se demandant si Crumb ne virait pas moralisateur et religieux. Le résultat déjoue toutes les attentes et rassure étonnamment tout le monde : Crumb s’y montre méticuleusement respectueux du texte, attentif à la lettre, tout en parvenant à ne pas se laisser écraser par le monument qu’il met en scène. Ainsi, sa Genèse est pleine de vie, de désir, d’ardeur, elle constitue une relecture, au sens où elle semble autoriser de lire de nouveau, comme si c’était la première fois, ce texte si connu qu’on peut être tenté de le survoler avec détachement. Evoquant Bakounine, il était presque impossible, ici, de ne pas inviter Crumb dans cette page. 

Pour les élèves du lycée Guy de Maupassant de Colombes, une petite information qui, du coup, est intéressante : ce volume de bande dessinée se trouve dans votre CDI.

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