Peut-il y avoir science là où il y a ignorance ?

Ces dernières semaines, la situation de chacun au quotidien se conjugue aux annonces politiques qui encadrent ce que nous pouvons faire et ce qui nous est interdit pour un certain temps; et ces décisions s’appuient elles-mêmes sur ce que les scientifiques savent de cette maladie dont tout le monde a bien compris qu’elle pouvait prendre bien des formes et atteindre chacun avec des degrés de gravité allant de l’imperceptible au dramatique, en passant par l’anodin et le douloureux. Cette extrême diversité des formes que peut prendre cette maladie est en soi un point de départ pour réfléchir à ce qu’est la démarche scientifique : si une seule et même maladie peut revêtir tant d’apparences, c’est qu’on ne peut pas se contenter de l’observation pour la connaître. Pour savoir ce qu’est le covid19, il faut se méfier de ce qu’on en voit. 

Mais chacun a pu remarquer que connaître cette maladie, c’est aussi se méfier de ce qu’on en sait, ou de ce qu’on croit en savoir : il n’y a pas une affirmation tenue par un scientifique depuis le début de cette épidémie qui n’ait été depuis remise en question. Et ce qu’on croit être les dernières découvertes à son sujet sera probablement reconnu comme faux dans les semaines et mois qui viennent. D’où les revirements dans les propos des « experts », mais aussi dans les décisions politiques : comme l’Etat se fie aux scientifiques pour donner ses instructions, si les connaissances du virus changent, les décisions politiques changent aussi. 

On pourrait être tenté de voir dans ces hésitations une faiblesse de la science, soit le contraire même de ce qu’on croit être la démarche scientifique. Pourtant, si on se limitait à cette impression, on se tromperait car ce que nous vivons ces dernières semaines, c’est une version condensée – et accélérée par l’urgence – des processus qui constituent la science depuis toujours : une tension entre des affirmations et leur remise en question, des ébauches d’explication qui sont le début d’une compréhension plus globale, d’une théorie générale, et des objections qui vont, chacune, tenter de faire s’écrouler les certitudes qu’on croyait acquises. 

Ce à quoi nous assistons là, c’est à ce dialogue permanent qui constitue la science tout en essayant de la détruire. Rien de grave, c’est comme ça qu’on marche : en quittant déjà le lieu qu’on a atteint. Il faut donc distinguer le scientifique, qui est un chercheur, et le savant, qui est celui qui possède des connaissances. Il faut les distinguer conceptuellement, même si dans les faits, un scientifique est forcément quelqu’un qui possède un savoir scientifique solide ; mais en tant que scientifique, il ne se contente pas de ce savoir, et il le met à l’épreuve pour en distinguer les fragilités. La succession des discours médicaux sur le covid19 est le résultat de ce dialogue complexe, auquel peuvent se mêler des considérations tout à fait étrangères à la recherche scientifique : l’ego de tel médecin, la concurrence entre les chercheurs, la volonté d’établir une réputation internationale, l’amour-propre qui fait qu’on a envie d’avoir raison. Et ces éléments, qui parasitent la véritable recherche, sont amplifiés lorsque, comme c’est le cas aujourd’hui, la recherche se fait sous les yeux du grand public.

Ce qui touche ici un objet qui nous occupe maintenant beaucoup, mais qui n’est qu’un objet minime de la connaissance, touche aussi la connaissance beaucoup plus globale de l’univers tout entier et les très grandes théories censées nous permettre de le connaître, et d’en comprendre les mécanismes. De la même façon que la succession de découvertes remettant en question les précédentes connaissances sur ce virus donnent l’impression de révolutions successives faisant s’écrouler les certitudes précédentes pour en instituer de nouvelles, les grandes théories, et les très grands ensemble théoriques qu’on appelle des paradigmes, sont aussi remis en question, même si c’est à des rythmes beaucoup plus lents. 

En réalité, c’est quand il n’est plus possible de remettre en question une théorie que celle-ci sort du champ de la science. Si un savant affirme que, « de toute façon », il a par avance raison, et qu’on ne peut pas le remettre en question, ce n’est plus un scientifique, même s’il l’a peut-être été auparavant. « Scientifique » ne désigne pas un statut social ou un grade universitaire, mais un travail qui respecte un certain nombre d’exigences, et la principale d’entre elles – au-delà de cette règle qui consiste à appliquer la logique et les standards de la raison à la compréhension du réel, ce à quoi tend le scientifique – c’est que le scientifique est un chercheur plutôt qu’un conservateur, en quête d’une connaissance qui n’est pas encore atteinte, et qui exige d’être prêt à questionner les anciens savoirs. 

Il en va des théories scientifiques comme des chefs d’œuvre de l’histoire de l’art : leur classicisme leur donne l’apparence de constructions bâties pour se mesurer à l’éternité alors qu’elles sont nécessairement limitées dans le temps : nées sous forme de renversement des théories les ayant précédées, elles sont vouées à être à leur tour renversées par plus malignes qu’elles.

Généralement, un certain vertige saisit les lycées quand ils découvrent à quel point Einstein a pu bouleverser les sciences physiques en établissant la théorie de la relativité. Soudain, ce qui semblait établi pour toujours – les connaissances apprises en cours de sciences, tout particulièrement et donc la représentation du monde qu’elles fondent en nous – devient incertain, discutable, inabouti et insuffisant. Ce vertige est dû au fait que la relativité n’étant quasiment pas enseignée au lycée, et comme on est habitué à voir chaque nouvelle connaissance apprise à l’école s’ajouter aux précédentes sans remettre en question ce qu’on a déjà appris, on ne s’attend pas à voir cette nouvelle théorie remettre en question la totalité de celles qu’il l’ont précédée, et donc les connaissances qu’on a déjà acquises avant de la découvrir. Mais ce qui est encore plus vertigineux, c’est de découvrir que cette théorie elle-même a été remise en question avant même qu’on la connaisse. D’autres scientifiques, d’autres théories ont questionné les thèses d’Einstein, et n’en ont pas obtenu de réponses satisfaisantes. Donc, ce qu’Einstein a fait subir à Newton, la physique quantique l’a fait subir à Einstein. On comprend le désarroi des lycéens : à peine ont-ils découvert sa théorie de la relativité, ils apprennent qu’elle ne les a pas attendus pour être remise en question. Ils savent alors quoi penser du paradigme newtonien sur lequel tout leur apprentissage a été jusque-là fondé : non seulement il a été remis en question, mais les théories qui lui ont succédé ont à leur tour subi le même sort.

L’illusion d’optique dont on souffre lorsqu’on regarde les théories enseignées à l’école est donc moins due à une absence de connaissances qu’à un manque de mise en perspective de celles-ci. On ne peut que souhaiter, d’ailleurs, que soit élargi l’enseignement de l’histoire des sciences, seul remède à cette conception dogmatique des théories reçues comme des paroles d’Evangile.

Il se trouve que les medias anglo-saxons sont depuis longtemps engagés sur la voie de la vulgarisation scientifique, domaine occupé en France par Maurice Chevalet, C’est pas sorcier (dont les maquettes peinent à modéliser les physiques non-newtoniennes, justement), et les frères Bogdanov, dont les mauvaises langues pourraient se demander s’ils sont eux-mêmes les relais des sciences, ou une simple promotion d’eux-mêmes (cependant, si vous avez l’occasion de regarder un jour leur première série d’émissions, Temps-X, consacrée à la science-fiction, ne vous en privez pas, c’était un moment important à la fin des années 70). Précisons aussi que les chaines Youtube ont amplement pris le relais de ces émissions de vulgarisation, proposant un contenu souvent de haut niveau dans un souci constant de pédagogie. Néanmoins, les chaines de télévision ont des moyens de production que n’ont pas les youtubers. Ainsi, en 2003, David Hickman réalisa une mini-série de trois épisodes intitulée The Elegant Universe, d’après le livre du même nom, écrit par Brian Greene, qu’on retrouve ici à l’écran, comme présentateur et fil conducteur de ce documentaire scientifique. En France, ces trois épisodes ont été diffusés par Arte, sous le titre « Ce qu’Einstein ne savait pas encore ». Au fil de cette mini série, on réalise à quel point les interrogations sur la théorie d’Einstein ne datent pas d’hier. En fait, elles se formulèrent clairement dès 1935 autour d’une expérience de pensée nommée EPR (d’après les noms des savants Einstein, Podoski et Rosen), qui mit en évidence le point au-delà duquel Einstein refusait d’avancer dans la théorie quantique.

Ce documentaire met en œuvre de nombreuses techniques spécifiques à l’audiovisuel. Il a donc une certaine tendance à rendre tout un peu trop spectaculaire, parfois sans véritable raison (par exemple, l’introduction dans la maison d’Einstein mise en scène comme si des phénomènes surnaturels y avaient lieu est un peu ridicule). Cependant, au-delà des tics spécifiques aux médias anglo-saxons (les multiples répétitions liées aux interruptions publicitaires, par exemple), ces films proposent une vulgarisation intéressante, des images « parlantes », des mises en scène permettant de retenir des schémas mentaux simples, et quelques séquences qui devraient fasciner physiciens et mathématiciens en herbe (l’intuition des vibrations fondamentales dans la théorie des cordes, devant un tableau intégralement rempli de formules mathématiques illisibles pour le commun des mortels est un moment où on peut saisir, en un instant, le rôle que les mathématiques jouent depuis longtemps dans la description de cet univers).

On trouve très facilement ces épisodes en ligne ; aucune édition en format dvd n’est jusque là disponible (il faut se contenter de la version américaine, en DVD zone 1, non sous-titrée…). Au moment où – parfois pour des raisons purement polémiques, parfois aussi pour faire peser sur les scientifiques des responsabilités qui sont en fait celles des politiques (c’est à dire, en dernier ressort, de chaque citoyen) – les propos tenus par les chercheurs et praticiens peuvent donner l’impression d’une cacophonie contraire à l’avancée de ce qu’on penser être « la science », il est intéressant de constater que le propre du milieu scientifique n’est pas de parler d’une seule voix, et qu’il est plus juste de voir dans la science un dialogue constamment entretenu.

Episode 1 : Le Rêve d’Einstein :

Episode 2 : La théorie des cordes :

Episode 3 : Bienvenue dans la 11ème dimension

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