Ne faut il croire que ce qu’on voit ?

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Avertissement : si jamais un élève de terminale devant traiter ce sujet pendant son année scolaire tombait sur cette page, qu’il se méfie. Si les deux premières grandes parties de cette réflexion sont de facture plutôt classique, la troisième l’est beaucoup moins. Elle s’appuie en effet sur un auteur Guy Debord, qu’il serait délicat d’évoquer en dissertation dans l’optique du bac, non pas qu’il manque de rigueur (très loin de là) mais plutôt parce que les thèses qu’il propose ont marqué la culture française, au point qu’une partie des medias actuels s’en inspire, ce qui les rend en même temps critiques ET opérantes sur notre actualité. Aussi est ce difficile de critiquer une théorie qui décrit notre présent, mais que ce présent a aussi réussi à mettre à son service en lui enlevant sa force contestataire. C’est cependant précisément ce double mouvement qui nous intéresse ici, dans la mesure où il a quelque chose de semblable à ce qui caractérise le regard, qui est justement ce qui va nous occuper ici.

Ne pas en croire ses yeux est la version populaire du doute sceptique. D’un côté nous avons l’expérience courante de l’étonnement devant les expériences que nos sens nous procurent, l’incrédulité à propos de ce que le monde donne à voir. De l’autre nous avons des philosophes de l’antiquité grecque qui construisent une théorie dans laquelle le doute est le moteur et l’objectif de toute pensée.

Dans un monde d’images, ne pas croire ce que l’on voit devient une expérience courante, une méthode d’appréhension de ce qui nous est donné à voir, une méfiance spontanée pour se diriger dans les medias et par extension nous avons appris à ne pas faire aveuglément confiance en nos sens, prenant ainsi distance par rapport aux doctrines empiristes.

Cette distance par rapport aux images est devenue une convention largement répandue, et par extension nous nous accordons sur le fait que nos sens ne sont pas dignes de foi, et qu’on doit donc prendre un certain recul par rapport à eux. Mais se contenter de ne pas faire confiance en nos sens, c’est se condamner à une pensée à courte vue et à de faibles perspectives. En effet, si nous doutons des sens et si nous ne les remplaçons par rien d’autre, quelle sera alors la source de notre connaissance ? Le risque est de passer de l’empirisme au plus pur scepticisme et de détruire ainsi toute possibilité de certitude. Cette distance par rapport aux données de la perception doit donc nous conduire à nous demander non pas si il faut croire ce que l’on voit (on l’a vu : tout le monde s’accorde aujourd’hui à être plus ou moins sceptique par rapport à nos sens), mais s’il ne faut croire QUE ce que l’on voit, autrement dit à chercher des sources de connaissances qui ne soient pas sensorielles. Traiter un tel problème ne se fera qu’en examinant de près le rapport que nous entretenons avec ce que nous appelons « réalité ».

En quelque sorte, la méfiance moderne par rapport aux images nous prend à notre propre piège : nous doutons d’elles, mais en même temps au moment de dire quelle est usuellement notre source de connaissances, c’est tout de même la perception que nous citons en premier. Il y a donc un fort risque d’affirmer simultanément que nos sens ne sont pas dignes de confiance, et que néanmoins ce sont eux la seule source de connaissance possible. C’est justement l’écueil dans lequel tomberont les sceptiques. Ces philosophes, principalement représentés par Pyrrhon, vont établir leur théorie sur l’observation simple que nos sens nous trompent. Il est inutile aujourd’hui d’en faire la démonstration tant nous sommes habitués aux expériences d’illusion des sens. Nous y sommes tellement habitués que nous les utilisons extrêmement souvent, des « flip-books » au cinéma en passant par les images simulant la « 3D », nous sommes accoutumés au fait que nos sens nous trompent, et nous en jouons tout en le sachant.

Pyrrhon est plus inquiet que nous ne le sommes face à cette question. En effet il se demande quelle connaissance va pouvoir être jugée juste si nous admettons que les sens nous trompent. Même si cette théorie semble tomber dans l’extrémisme –les anecdotes abondent, dans lesquelles on voit des sceptiques tomber de hautes falaises parce qu’ils ne croyaient pas dans le témoignage de leurs yeux et qu’ils préféraient marcher sur un sol qu’ils ne voyaient pas plutôt que croire qu’ils allaient tomber dans un vide qu’ils voyaient- il faut reconnaître que les sceptiques s’attaquent à un problème véritable. Et si ces anecdotes sont sans doute fausses, elles montrent que l’idéal sceptique est de ne plus faire aucune confiance aux sens. Mais comme Pyrrhon admet tout de même qu’il n’y a pas de source de la connaissance, autre que celle des sens, il admet finalement que toute connaissance est impossible, et qu’on ne peut finalement rien connaître, et donc rien savoir.

C’est là une impasse importante qui présente en même temps un caractère éminemment logique et une contradiction interne. C’est très logique car les sceptiques tirent les conséquences que nous-mêmes faisons mine de ne pas voir. En gros ils disent : nous ne savons que nous appuyer sur nos sens pour connaître les choses, or nos sens sont trompeurs, donc toute connaissance est fausse. Nous sommes moins rigoureux aujourd’hui : nous nous accordons à penser que les images nous trompent. Nous savons que derrière le discours des medias il y a des intentions qui nous font voir les choses sous un angle précis et orienté. Nous savons aussi que ce que nos yeux nous montrent est amplement déformé par notre cerveau, qu’en particulier les couleurs n’existent pas telles que nous les voyons, qu’elles ne sont en réalité que des variations de longueurs d’ondes qui sont interprétées par notre cerveau sous la forme de couleurs qui n’existent pas telles qu’elles dans la réalité. Nous savons tout cela mais nous faisons comme si de rien n’était : les medias nous « mentent » mais nous les regardons et en parlons comme s’ils diffusaient une véritable connaissance. Les couleurs n’existent pas telles que nous les voyons mais nous nous demandons chaque matin si notre pull bleu va aller avec notre chemise mauve et notre jean marron même si nous savons que cela revient à accorder entre elles des longueurs d’onde lumineuses. En somme nous trouvons les sceptiques trop radicaux alors qu’en réalité nous sommes tout simplement moins logiques qu’eux, préférant faire comme si de rien n’était, vivant dans un monde dont nous savons qu’il est faux ou déformé sans tenter de savoir ce qu’il est véritablement, nous contentant d’informations dont nous savons qu’elles sont erronées alors qu’eux vont jusqu’au bout de leur démarche intellectuelle en refusant toute connaissance provenant d’une source douteuse.

Mais si les sceptiques paraissent plus cohérents que nous ne le sommes aujourd’hui c’est en fait qu’ils ne poussent pas leur réflexion plus loin que nous ne le faisons nous-mêmes. Car se contenter de refuser les sens comme source des connaissances ne suffit pas. Si on mène la réflexion suffisamment loin, on doit plutôt se demander si ils doivent constituer la seule source de connaissance, ce qui laisse supposer que d’autres facultés soient en œuvre quand on tente de construire un savoir sur le monde.

C’est pour cette raison qu’à la suite des sceptiques, d’autres philosophes ont conservé le doute comme méthode alors même qu’ils affirmaient que les sens étaient trompeurs. C’est par excellence la position qu’adopte Descartes. En effet, comme les sceptiques, sa philosophie s’appuie sur le doute. Mais il est en même temps plus vaste et plus limité que celui des sceptiques. Plus vaste car Descartes ne doute pas que de ses sens. Il va beaucoup plus loin : il doute aussi bien de l’imagination que de l’usage que l’on peut faire de la volonté. Car il sait que finalement, quand nous croyons quelque chose, ce ne sont pas nos yeux ni nos mains qui croient, mais c’est notre volonté qui décide si ce que nous voyons est crédible ou pas. Or il remarque que si notre volonté est sans limites, notre capacité à comprendre le monde est par contre fortement limitée. L’être humain est donc pour lui comme un mal-comprenant qui écrirait une encyclopédie, décidant sans connaissance de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas, situation qui ne peut mener qu’à l’erreur généralisée. Pour Descartes, la perception n’est donc qu’un maillon faible parmi tant d’autres dans la chaîne de production des erreurs. Et ce qui le distingue des sceptiques, c’est qu’il élimine toute la chaîne des erreurs au lieu de ne refuser que la perception. On objectera que refuser toutes les connaissances parce qu’on rejette les sens ou refuser toutes les connaissances parce qu’on rejette les sens ET toutes les autres sources de connaissance, cela revient au même puisqu’au bout du compte on ne connaît rien. C’est oublier que le doute chez Descartes n’est que provisoire. Son doute est méthodique et n’est pas un but en soi. C’est ainsi qu’il en arrive à cette première certitude : « je pense, je suis ».

C’est intéressant pour notre recherche, parce que Descartes présente cette certitude comme absolue, indubitable. Or, d’où vient elle ? De la vue ? Non, nous ne nous voyons pas être, et si telle était la source de cette certitude, Descartes la considérerait comme douteuse, donc comme fausse. Elle ne vient pas des sens de manière générale. Elle n’est pas non plus le fruit d’une réflexion comme pourrait l’être une démonstration mathématique. C’est tout simplement une évidence, quelque chose qui va de soi. C’est finalement ce que nous appellerons la conscience, et ce sera pour Descartes la source dont toutes les connaissances découleront, source qui elle-même ne découle de rien d’autre. Et pour nous c’est déjà une source de connaissance qui n’est pas la perception, qui est finalement plus intime que les sens, trop périphériques par rapport à la conscience.

Pour Descartes, les sens ne seront finalement que des médiateurs entre ma conscience et le monde, intermédiaires nécessaires mais qui déforment la réalité pour la plier aux formes de notre entendement. En somme Descartes ne croit pas que ce qu’il voit. La vue est une source d’information, mais elle doit, pour être crédible, passer au crible de la critique et du doute. Et c’est là que commence une nouvelle manière de concevoir le monde, qui va définir ce que nous appelons la modernité : on ne considère plus la connaissance comme une simple accumulation d’observations, mais comme le travail de la conscience sur les informations que nous donnent nos sens. Et c’est sans doute Kant, au XVIIIème siècle, qui ira le plus loin dans cette logique, montrant que nous ne connaissons que ce que les sens nous donnent, c’est-à-dire les phénomènes. Mais ces phénomènes ne peuvent pas être considérés comme étant le monde lui-même, pas plus que les échos d’ultrasons perçus par les chauve-souris ne sont eux même le monde, même si c’est là la seule image du monde qu’elles en aient. Même si nos sens nous fournissent la seule image du monde qui nous soit accessible, cette image ne peut être le monde lui-même. Dès lors il est inutile d’espérer connaître autre chose que les phénomènes, et pour cela les sens sont nécessaires. Mais savoir que les phénomènes ne sont pas le monde lui-même est une connaissance plus importante, et celle-ci n’est pas donnée par les sens, ce qui montre bien que nous ne pouvons pas croire que ce que nous voyons.

Ce faisant, Kant restreint la connaissance, mais il rend en même temps possible la croyance. Sur la question de l’existence de Dieu par exemple, il affirme que Dieu n’apparaissant pas sous forme de phénomène, nous ne pouvons pas le connaître. Par contre nous pouvons croire qu’il existe, ce qui n’est pas la même chose. Kant distingue donc deux attitudes différentes de l’esprit : une attitude qui consiste à émettre des jugements sur le monde, jugements qui doivent s’approcher le plus possible de la certitude ; et une autre attitude qui concerne les domaines où l’étude et donc la certitude ne sont pas possibles, c’est là le domaine de la croyance, de la foi. Or ainsi définie, la croyance s’adresse justement à ce dont on ne peut pas faire l’expérience. On a là un argument fort, montrant que non seulement on peut croire d’autres choses que ce dont témoignent nos sens, mais plus que cela encore, par définition, les objets de croyance sont ceux qui échappent aux sens, ceux dont on ne peut pas faire l’expérience.

Les sceptiques auraient pu s’en rendre compte eux-mêmes : en affirmant que les sens ne sont pas dignes de foi, en affirmant aussi que toute connaissance est forcément trompeuse, ils montrent qu’ils sont tout de même capables d’effectuer des affirmations, et que celles-ci ne s’appuient pas sur l’expérience, mais sur la raison elle-même. Ainsi parvenons nous à une situation dans laquelle existe une certaine possibilité de connaissance, limitée certes, mais rendue possible par cette limitation : on ne peut pas tout savoir, mais les connaissances auxquelles nous accédons sont certaines. On pourrait penser que c’est là la solution à notre problème de départ : Nous avions commencé cette réflexion en pointant notre attitude peu cohérente face à cette question de la méfiance envers ce que nous voyons en général, et envers les images médiatiques en particulier. Mais traiter de cette question sans s’intéresser au rapport particulier qu’entretient l’humanité avec les images au XXème siècle serait une manière incomplète d’étudier cette question. En effet, l’outil particulier que sont les medias met l’homme dans une situation particulière par rapport au monde, puisqu’il ne s’agit plus simplement de percevoir son environnement immédiat comme c’était le cas jusque là, mais de percevoir le monde entier (ou ce qui nous parait comme tel) à distance. Nous y sommes tant habitués que nous n’y prêtons plus attention, mais la question vaut la peine d’être posée, surtout à partir du moment où cet outil qui permet de « télé-voir » est utilisé de manière systématiquement spectaculaire. Se demander s’il ne faut croire que ce que l’on voit a un sens particulier quand cette question se pose dans une civilisation qui se dit être celle des images.

En 1967, Guy Debord écrit un livre intitulé « la société du spectacle ». Il y dresse le portrait d’un monde où l’image a remplacé la réalité pour transformer celle-ci en marchandise. A plus d’un titre, ce livre s’avèrera prophétique. Mais c’est sur ce qu’il appelle « spectacle » que nous allons nous arrêter ici. Pour lui, Nous n’avons plus de contact avec le monde lui-même, mais avec l’image du monde transformé en spectacle. On pourrait voir là une critique de la télévision, mais cela va beaucoup plus loin qu’une simple remise en question des medias. En effet pour Debord, la spectacularisation du monde ne se manifeste pas seulement dans les medias, mais dans le monde tel que nous le vivons tout entier. Ainsi est ce le monde social dans son ensemble qui est concerné par son discours :

« Sous toutes ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissements, le spectacle constitue le modèle présent de la vie socialement dominante. ».
Guy Debord, La société du spectacle paragraphe 6

Ainsi, curieusement retrouve t-on cette idée cartésienne que le monde n’est qu’une apparence qui n’existe qu’en tant qu’image pour nos yeux. Derrière l’image du monde pour Descartes, il n’y a peut être rien, ce qui supposerait qu’un « malin génie » nous trompe en nous faisant croire que le monde existe alors que ce n’est pas le cas. Chez Guy Debord, il n’y pas de malin génie. Mais le « marché », avec sa constante remise en scène de la réalité, transforme en permanence ce qu’il donne à voir. C’est donc à une médiatisation forcée que nous sommes confrontés, dont on ne peut même pas dire qu’elle soit véritablement maîtrisée, ni par ceux qui la produisent, ni par ceux qui la perçoivent. Il ne faut pas y voir une intention de quelques uns pour maîtriser les autres, même si c’est le résultat obtenu. C’est plutôt une situation globale du monde, comme la lutte des classes chez Marx.

Cette situation induit forcément une position particulière de l’homme par rapport au monde. Situation dont on trouve déjà des descriptions chez des auteurs antérieurs à Debord. Blaise Pascal, par exemple, dresse déjà un tableau de la situation humaine comme fondamentalement superficielle. En effet, si l’existence est marquée par la tragédie et l’absurde (nous sommes amenés à vivre une vie de souffrances, qui finira dans la mort), nous faisons comme si de rien n’était, préférant nous adonner à ce que Pascal appelle le divertissement. Le monde du divertissement universalisé est celui que Debord décrit, et il n’a plus de limites.

« Le spectacle est l’affirmation de l’apparence et l’affirmation de toute vie humaine, c’est-à-dire sociale, comme simple apparence ». ibid paragraphe 10

On dépasse ici l’opposition décrite entre sens et intelligence dont on a usé dans les deux premières parties, puisqu’ici tant les sens que l’esprit participent à la tromperie générale. L’époque moderne, en gros à partir de Descartes, avait permis à l’homme de passer du stade de l’être au stade de l’avoir. Beaucoup pensent que nous sommes aujourd’hui encore dans cette ère dans la mesure où la société de consommation semble bien nous proposer d’acquérir toujours davantage de biens. Mais pour Debord nous sommes allés au-delà de la société de l’avoir pour aller vers la société du paraître. Il ne s’agit plus tant de posséder les choses que d’acquérir une certaine image en les possédant et participer donc de la mise en scène générale. La lecture d’un livre beaucoup plus récent, écrit pas Naomie Klein « No logo », confirme d’ailleurs cette stratégie des marques à travers l’activité particulière du « branding », qui consiste à poser des logos sur les consommateurs et ainsi à les faire entrer dans leur univers de marque comme dans les sociétés féodales le seigneur apposait sa marque sur ses serfs et les faisait siens.

Le rapport entre cette problématique et notre problème est peu évident. Intuitivement on peut se dire que certes, la société de consommation s’impose par les marques, et donc par la vue, ou plus généralement par les sens, mais alors ce n’est là qu’une variante des doutes sur les sens que l’on pouvait avoir au début du développement. Debord pense que ce rapport des sens et de la vérité est plus profond. C’est dans les paragraphes 18 à 21 que tout se noue :

« 18

Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique. Le spectacle, comme tendance à faire voir par différentes médiations spécialisées le monde qui n’est plus directement saisissable, trouve normalement dans la vue le sens humain privilégié qui fut à d’autres époques le toucher ; le sens le plus abstrait, et le plus mystifiable, correspond à l’abstraction généralisée de la société actuelle. Mais le spectacle n’est pas identifiable au simple regard, même combiné à l’écoute. Il est ce qui échappe à l’activité des hommes, à la reconsidération et à la correction de leur oeuvres. Il est le contraire du dialogue. Partout où il y a représentation indépendante, le spectacle se reconstitue.

19

Le spectacle est l’héritier de toute la faiblesse du projet philosophique occidental qui fut une compréhension de l’activité, dominé par les catégories du voir ; aussi bien qu’il se fonde sur l’incessant déploiement de la rationalité technique précise qui est issue de cette pensée. Il ne réalise pas la philosophie, il philosophie la réalité. C’est la vie concrète de tous qui s’est dégradée en univers spéculatif.

20

La philosophie, en tant que pouvoir de la pensée séparée, et pensée du pouvoir séparé, n’a jamais pu par elle-même dépasser la théologie. Le spectacle est la reconstruction matérielle de l’illusion religieuse. La technique spectaculaire n’a pas dissipé les nuages religieux où les hommes avaient placé leurs propres pouvoirs détachés d’eux : elle les a seulement reliés à une base terrestre. Ainsi c’est la vie la plus terrestre qui devient opaque et irrespirable. Elle ne rejette plus dans le ciel, mais elle héberge chez elle sa récusation absolue, son fallacieux paradis. Le spectacle est la réalisation technique de l’exil des pouvoirs humains dans un au-delà ; la scission achevée à l’intérieur de l’homme.

21

A mesure que la nécessité se trouve socialement rêvée, le rêve devient nécessaire. Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil. »
Ibid

On sait à quel point un philosophe comme Descartes a pu s’intéresser à la question de l’illusion et à cette illusion particulière qu’est le rêve. Mais il en concluait néanmoins à la séparation radicale de ce qui est de l’ordre de la réalité et de ce qui est de l’ordre du rêve. On a vu aussi comment chez Pascal le « divertissement » passe par un détournement du regard dans une sorte d’anesthésie, d’auto-hypnose. Mais pour lui comme pour Descartes on pouvait dépasser cette illusion pour recoller à la réalité en mettant de côté ces images fausses du monde. Chez Debord, cette image illusoire du monde est devenu la réalité elle-même puisqu’il n’existe rien d’autre. Et cela dépasse le strict domaine de la télévision puisque cela concerne tout aussi bien les relations entre les personnes, que la culture dans son ensemble, que la politique bien sûr, l’ensemble de toute la réalité humaine en somme. Et comme c’est une totalité, il n’y a pas moyen d’en sortir. Dès lors, pour Debord oui, il faut ne croire que ce que l’on voit, non parce qu’il n’y aurait pas d’autres sources possibles de la connaissance (même si le dressage social fait taire l’esprit critique) mais parce que le monde tel qu’il est devenu est devenu le seul monde possible, et que par conséquent il n’y a rien d’autre à croire que ce que l’on voit.

La théorie de Guy Debord –appelée « situationnisme »- ne pourrait être tenue pour vraie sans réclamer de longues études. Aussi se gardera t-on d’y voir une sorte de théorie miracle permettant de répondre telle qu’elle au sujet. Cependant il est intéressant de constater que ce débat, cette question de l’exclusivité de la vue comme source de la connaissance est toujours d’actualité et se présente aujourd’hui sous un angle qu’elle n’avait pas auparavant. Reste que c’est la question même de la vérité qui est posée, et que la nature de cette vérité n’est pas la même selon les réponses que l’on donne à notre sujet. Si les sceptiques la pensent comme inaccessible, les philosophes classiques la pensent comme quelque chose que l’on peut atteindre grâce à nos sens, relayés par la raison. Guy Debord on l’a vu est au-delà de cette conception de la vérité. Et sur ce point il n’est en définitive qu’un exemple parmi tant d’autres de ce qu’on appellera la post modernité. La vérité est alors considérée comme un discours fluctuant, qui est construit, et qui dépend donc de ceux qui le construisent. Les sceptiques verraient là une confirmation de leurs vues, parce qu’ils resteraient attachés à cette idée que la vérité, si elle était accessible, serait unique et ne dépendrait pas de nous. Ils resteraient aussi persuadés que ce sont nos sens qui nous trompent. Ce que nous avons vu, c’est qu’il y a moyen de penser que nos sens ne nous donnent à voir que ce qui est montré. Et qu’en définitive, comme dans les plus osées des hypothèses de Descartes, ce sont moins nos sens qui nous trompent sur le monde, que le monde lui-même qui nous trompe, et ce particulièrement quand une culture a décidé de faire de ce monde un spectacle. Ne faut il croire que ce que l’on voit ? Non donc si l’on pense que connaître, c’est entretenir un certain rapport avec un monde qui est indépendant de nous, et que nous devons donc nous méfier de nos sens, parfois mensongers à propos de ce monde. Mais on devra répondre oui si on admet que le monde n’est pas un objet indépendant de nous, que nous le construisons et y participons, qu’en ce sens nous le définissons. Ainsi dans un monde entièrement produit par l’homme, la vérité est elle-même un produit, et voir le monde, c’est donc forcément y croire, puisqu’il a été conçu par l’homme lui-même dans cet objectif. Les philosophes classiques avaient pour ambition de détruire les illusions, les rêves qui trompaient des hommes un peu trop enclins à y croire, pour les amener à regarder le monde tel qu’il est. Si cette question a encore un sens aujourd’hui, alors que nous sommes des experts en tromperie et que justement on est persuadés de ne plus être victime de ces illusions, c’est peut être parce que le monde que l’on voit est devenu lui-même un rêve dont on ne sort pas, et qu’on est bien obligé de croire.

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