L’art – un deuxième problème : celui de la possibilité d’une compréhension des oeuvres.

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Malevitch - Carré blanc sur fond blancComme on l’a vu dans notre précédente réflexion, une œuvre d’art ne participe donc pas du tout à une beauté déjà répertoriée, mais propose au contraire une beauté nouvelle, qui n’a pas encore été reconnue comme telle. Le problème, c’est que dès lors, elle est inapte a priori à plaire à ceux qui s’y confrontent, puisque leurs goûts sont adaptés à une esthétique que l’œuvre dépasse nécessairement. On touche sans doute là à un malentendu central dans la réception des œuvres d’art, lié au plaisir qui en est attendu, et qui ne peut néanmoins pas se réduire au plaisir standard du contentement provoqué par les objets et les situations qui sont calibrés pour nous plaire. On le verra ultérieurement, l’œuvre d’art est peut être cette proposition esthétique qui nous plait alors qu’elle n’a pas été sciemment conçue dans ce but. Ce caractère esthétiquement spécifique de l’art, qui en fait non pas « la représentation d’une belle chose, mais la belle représentation d’une chose » (la formule, aisée à retenir, est de Kant), l’empêche de se conforter dans une beauté déjà reconnue comme telle, d’avoir recours aux académismes officiels pour simplement produire des objets qui seraient dès lors, à coup sûr, reconnus comme beaux. Mais si il ne s’agit pas d’obéir à des principes simples de production, ni de correspondre à ce que le public peut clairement recevoir comme valable, on peut alors se demander dans quelle mesure celui-ci est alors capable de comprendre les œuvres et quel rapport le public peut entretenir avec l’art, de manière générale.

Il y a certes des angles d’étude des œuvres qui permettent d’en savoir un peu plus sur leur compte, et d’en distinguer certains principes de construction. Reste qu’on peut supposer que les œuvres, par leur caractère créatif, vont systématiquement échapper à ces éléments de compréhension.

Tout d’abord, comprendre, c’est étymologiquement « prendre ensemble », l’équivalent latin du grec « synthèse ». Prendre ensemble, c’est-à-dire saisir quelque chose d’inconnu en le ramenant à ce qui est déjà connu. C’est la démarche normale de la connaissance, qui va de l’inconnu vers le connu par assimilation. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater que les mots que nous venons d’utiliser (« saisir, assimiler… ») sont précisément liés au domaine de la compréhension, à tel point qu’on affirme, par opposition, que ce que nous ne comprenons pas nous « échappe » totalement, que c’est insaisissable. Or, ce principe central de la compréhension implique qu’avant de comprendre on soit déjà en possession d’un savoir, qui accueillera en son sein la nouveauté, qui n’en sera dès lors plus une. Dès lors, comprendre implique de considérer comme « normal », déterminé par des causes identifiables ce à quoi on est confronté. Nous allons montrer que dans le cas des œuvres d’art, de telles procédures d’approche existent, mais qu’au mieux, elles permettent simplement de repérer, dans en elles ce qui n’est précisément pas proprement artistique.

 

A – Les éléments de compréhension des œuvres.

 

Matériellement, une œuvre est toujours le produit d’une époque et d’un lieu. C’est la raison pour laquelle il est toujours possible d’en effectuer une étude historique et sociologique. C’est bien sûr particulièrement le cas quand les œuvres sont porteuses d’un discours manifestement Botticelli - La Naissance de Vénuspolitique, comme pourront l’être par exemple les performances des actionnistes viennois, après la seconde guerre mondiale. Les actes tout à fait transgressifs effectués, souvent devant des caméras, par ces artistes d’avant-garde demeureraient incompréhensibles si on ne les mettait pas en regard de leur contexte historique, à savoir l’Autriche d’après guerre, porteuse d’un lourd passé historique, marqué par le national socialisme, et vivant néanmoins, d’après Gunther Brus, Otto Muehl et leurs confrères, comme si de rien n’était. Il leur fallait, par des actes brisant les plus profonds tabous demeurant encore dans les psychés, exorciser ces affects mauvais qui étaient devenus pourtant, l’espace de quelques années (mais avec quels échos, encore contemporains), la norme, le moi idéal de tout un peuple. L’actionnisme ne peut être compris que dans ce cadre là, et il perd tout son sens si on l’en déconnecte. Il en va de même pour les peintre de la Renaissance, dont les œuvres gagnent à être placées dans leur contexte historique : des artistes dont les tableaux sont commandités par les autorités religieuses, mais qui découvrent simultanément la subjectivité, créent ce mouvement qui va peu à peu placer l’homme au centre de ce qu’on va à partir de là considérer de moins en moins comme la création. Ils vont prendre les motifs religieux comme prétexte à une exposition lascive, sensuelle, ambiguë des corps, le plus souvent dénudés, tout en conservant leurs qualités religieuses, leur piété, mais associée ici à une mise en avant de la chair et du regard, désormais résolument tourné vers le spectateur, habité. Déconnecter ces œuvres de leur contexte, c’est prendre le risque de ne plus pouvoir les comprendre, ou de les prendre pour ce qu’elles ne sont pas : des portraits sensuellement complaisants. Ainsi, saisir la beauté de la Naissance de Vénus, de Botticelli, c’est entre autres faire l’expérience du premier nu féminin de l’histoire de la peinture depuis l’antiquité, tout comme le Michel Ange - DavidDavid de Michel Ange est entre autres cette œuvre qui brise enfin le tabou de la nudité masculine. On l’a vu, pour qu’ils soient complaisants, il faudrait qu’il existe un goût préalable pour les formes qu’ils mettent en avant, ce qui n’est pas le cas, précisément parce que ce que montrent ces artistes, personne ne l’a encore montré jusque là. Sans doute est ce de nos jours de cette manière qu’on peut aujourd’hui encore aborder certaines œuvres, qui ne prennent leur sens que si on les connecte à leur contexte géopolitique. Et puisque ce cours est écrit en 2008, on peut se permettre de le contextualiser lui-même un peu en évoquant le cas de Cai Guo-Qiang, artiste d’origine chinoise, mais installé aux Etats Unis, dont l’œuvre est en majeure partie liée à la poudre à canon, qu’il utilise de manière pyrotechnique soit pour tracer sur des toiles des formes abstraites qui sont néanmoins très liées à la matière même dont elles sont issues, soit pour produire des explosions contrôlées, dans divers milieux, soit pour mettre en scène de véritables feux d’artifice, dont certains sont tout à fait politiques (en 2001, il en réalise par exemple un dans la ville de Shanghai, pour l’APEC (Asian-Pacific Economic Coopération), qui sera organisé dans un tel secret qu’il sera tiré sans que le peuple de la ville puisse y assister, malgré son gigantisme). L’évidence est qu’il n’est pas du tout innocent pour un artiste chinois d’utiliser ce matériau tout à fait particulier, qui appartient à l’histoire de ce peuple, aussi bien d’un point de vue festif que militairement, et que les œuvres de cet artiste sont un mélange d’implication et de déterminisme politique. Nul doute aussi que ses commentateurs futurs s’acharneront à saisir en quoi le fait qu’il ait accepté l’organisation des cérémonies des jeux olympiques de 2008 pour la Chine, dans le contexte géopolitique qu’on sait, intervient dans sa carrière, soit comme une trahison, soit au contraire comme une confirmation du fait que Cai Guo-Qiang est bel et bien un artiste universel, capable de constituer une référence pour un pouvoir dictatorial et fortement asservi à une tradition culturelle millénaire, tout en recevant les honneurs du monde de l’art occidental, puisqu’au même moment, une exposition retraçant l’ensemble de son œuvre se tient à la fondation Guggenheim de New York, sous le titre là aussi évocateur « I want to believe ».

 

B – Les limites de ce type d’analyse des œuvres d’art.

 

Ainsi, l’étude historique, sociologique, géopolitique des œuvres d’art permettrait il de mieux les situer, de mettre en évidence les déterminismes qui les font apparaître et de saisir dès lors par quels processus elles apparaissent en tant que formes spécifiques dans un processus historique dont on s’aperçoit alors qu’il n’est pas le fruit du hasard mais d’un développement logique. Cependant, on cerne bien aussi ce qu’il y a de Picasso - Guernicaréducteur à voir ainsi dans les œuvres de simples témoins de leur époque, et de le considérer presque comme des documents intéressant davantage l’historien que l’esthète. Ainsi peut on se demander si Guernica, de Picasso, ou sont équivalent musical que constitue le Star Spangled Banner de Jimi Hendrix, doivent avant tout être considérés comme des éléments constitutifs d’un décor d’époque, ou si au contraire, leur valeur spécifique n’est pas précisément liée au fait qu’ils ne se laissent à aucun moment réduire et enfermer par leurs propres contextes de production. On peut, bien sûr, voir dans le tableau de Picasso la référence au franquisme et à l’évènement historique singulier qu’est le bombardement par l’aviation allemande du village de Guernica le 26 avril 1937, de la même manière qu’on entend distinctement, bien qu’elles sortent tout droit des six cordes de Hendrix, les hurlements, les déflagrations des bombes lancées sur le Vietnam dans sa propre interprétation de l’hymne américain, qu’il s’agisse de la version enregistrée en studio ou de celle jouée au petit matin de la clôture du festival de Woodstock. Mais la force de ces œuvres vient précisément de ce qu’elle ne se limite pas à ces contextes particuliers, qu’elles s’en arrachent, précisément parce qu’il est impossible de s’y complaire. On voit bien, d’ailleurs, que c’est là ce qui distingue les artistes véritables de ce qui choisissent précisément les bas-fonds de l’histoire et de l’âme humaine pour s’y enterrer et y emporter avec eux leurs spectateurs, y compris parfois dans la mièvrerie la plus éhontée. A ce titre, je renvoie mes élèves à cette petite expérience que je leur avais suggérée, de comparer rapidement les effets et les principes d’un morceau tel que « Manhattan – Kaboul » par le duo opportuniste Axel Red / Renaud et le titre « Le grand incendie » par Noir Jimi HendrixDésir, pour saisir la différence entre la complaisance et l’élévation. La confrontation entre les positionnements par rapport à l’évènement ne se réduit pas ici à une opposition de styles musicaux (la musique « pop » n’a pas à rougir, en tant que style, dans l’histoire générale de la musique, sa légèreté apparente étant parfois une diversion intéressante et puissante) mais à une opposition bien plus profonde, qui consiste dans les perspectives envisagées. Quand Renaud surfe opportunément sur l’évènement du 11 septembre 2001, Noir Désir réussit ce geste singulier qui précède l’évènement lui-même, peut en constituer dès lors la bande-son, et en saisit l’esprit général davantage que le cliché ponctuel. Le premier bénéficie du contexte, mais dès lors s’y englue (la chanson de Renaud est une somme de clichés, de lieux communs très convenus, et ce bien que les intentions affichées soient en apparence tout à fait bonnes), alors que l’autre y étouffe et tente d’en sortir par le haut, par l’élévation. Les œuvres de Picasso et de Hendrix, pour revenir à des exemples davantage utilisables dans une dissertation classique, présentent cette même universalité : elles sont la guerre sans se réduire à telle ou telle guerre ni à tel ou tel discours politique. Elles ne se contentent pas du monde tel qu’il est, elles n’en constituent ni un polaroïd, ni une somme de clichés esthétiquement populistes et démagogues. Elles sont au contraire exactement l’illustration de ce que Malraux concevait quand il affirmait que l’art est un « anti-destin » : au lieu de se laisser écraser par le poids de l’histoire, le drame de l’existence, les aléas des vies humaines nécessairement compliquées, tordues, asservies à leur époque et à leur géographie, l’artiste est celui qui témoigne, par les formes qu’il produit, de la liberté humaine, apte à prendre en charge volontairement, de manière affirmative le poids qui pèse sur ses épaules.

Ici encore, l’art n’est pas une copie du réel, même dans ce qu’il a de plus terrible (et on sait à quel point le « terrible » peut être séduisant esthétiquement, mais il s’agit là encore d’une complaisance qui n’a rien à voir avec la véritable expérience artistique), mais en constitue au contraire la transfiguration. Il utilise le monde comme un matériau équivalent au chaos originel qu’imaginaient certaines cosmogonies antiques, et il en extrait les forces, la matière pour les métamorphoser, les mettre en ordre et proposer, dès lors, des formes qui sont marquées par leur propre cohérence, leur propre ordre, leur propre logique, leur souveraineté singulière. Dès lors, à chaque fois qu’un artiste se laisse plier par le monde, par ses expériences personnelles, qu’il considèrerait comme suffisamment fortes et originales pour être transmises telles quelles à son public, dès qu’un artiste se plie aux exigences des goûts tels qu’ils existent déjà, et qui ne sont pourtant qu’une des facettes du monde tel qu’il est, et duquel il tenterait de s’approcher au plus près, jusqu’à coïncider tout à fait avec lui, à chaque fois il s’agit d’une double trahison : tout d’abord parce que, on l’a vu dans la partie précédente, un artiste ne peut être fidèle au monde tel qu’il se présente qu’en le trahissant, mais surtout parce que c’est là un dévoiement de l’ambition artistique elle-même : l’artiste n’a pas à se plier, comme le font ses contemporains, à l’apparente évidence du monde tel qu’il va. Il est celui qui peut peser sur les leviers qui font dérailler le « réel » dans une dimension autre, dans laquelle l’homme ne se laisse plus broyer par son destin, mais prend en main la matière même de sa vie, et en fait quelque chose.

Il en va de même avec les autres angles d’étude des œuvres : qu’ils soient psychologiques, techniques, on s’aperçoit qu’à chaque fois, s’ils nous renseignent sur la biographie des auteurs, leur trajectoire personnelle, le contexte dans lequel ils interviennent, ces analyses ne parviennent jamais à saisir l’essentiel des objets qu’elles étudient. Elles agissent un peu à la manière d’une autopsie ou d’une dissection, qui présentent la lacune méthodologique d’étudier le vivant sous la forme du cadavre. Le propre de l’art est précisément le mouvement (ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si les grandes écoles artistiques sont désignées sous ce nom là). Or celui-ci ne se laisse pas réduire par les analyses techniques. Certes, on sait que Georges Perec était un individu obsessionnel. Certes, on sait que Toulouse Lautrec était chétif, à moitié paralysé. On peut facilement faire le lien entre ces limites personnelles des artistes et leur œuvre. Certains vont même réduire La vie mode d’emploi à un ouvrage méticuleusement composé par un esprit atteint de troubles obsessionnels compulsifs, et les toiles de Toulouse Lautrec à l’expression fantasmée de l’agilité des acrobates inaccessible au corps atrophié de leur auteur. Ces analyses dessinent un contexte, mais elles n’expliquent pas pourquoi, dans la masse des individus qui partagent les mêmes caractéristiques sociologiques, psychologiques, idéologiques que les grands artistes, seuls ceux-ci font ce geste singulier d’échapper au monde et d’entraîner les autres hommes derrière eux en prenant la matière à bras le corps et en la hissant à un autre niveau de réalité.

 

C – Les processus de production opposés à l’acte créatif.

 

Finalement, ce qui se dessine ici, c’est l’opposition entre deux attitudes face à la matière. La première consiste à s’y intéresser, à l’étudier et à en Cai Guo-Qiang - The century with Mushroom Clouds - project for the 20th centurytirer ce qu’elle contient déjà. C’est ce qui définit le projet technique, tel que Heidegger le critiquera, d’ailleurs : c’est une sorte d’enfermement dans la matérialité, car la matière n’y est envisagée que pour ce qu’elle est déjà : un potentiel mécanique, ou énergétique. Le projet technique ne va pas au-delà d’une simple mise en évidence de virtualité qu’il n’y a plus qu’à activer (le lac est une force hydraulique potentielle, la lune une réserve potentiel de minerai, Mars un refuge potentiel pour quelques heureux élus échappant au marasme terrestre, etc.) Il y a dans la technique une acceptation du monde, non pas tout à fait tel qu’il est, mais tel qu’il peut être envisagé dès qu’on en connaît les rouages. Au sein des processus de la vie humaine, on peut donner à cet acte de transformation du monde le nom de « production ». Il s’agit en effet d’agir selon des règles établies, et en fonction d’objectifs prédéterminés. Ainsi, on pourrait dire qu’un objet qui se laisse réduire aux déterminismes dont il est le fruit est un objet produit ou disons le plus proprement, le produit d’un processus identifiable et reproductible ; en somme : un produit. Pour reprendre l’exemple de Manhattan-Kaboul, l’objet se laisse aisément expliquer par une somme de contextes : la situation commerciale de l’auteur, la nécessité pour lui de reprendre pied sur un territoire qu’il avait délaissé, le besoin d’obtenir de la part du public une reconnaissance perdue, en revenant sur le terrain sur lequel il s’est déjà illustré (en gros, la chanson engagée), et l’opportunité offerte par un évènement fortement fédérateur et consensuel comme l’attentat contre le World Trade Center et la réplique militaire qui le suivit. Tout ceci est normal et compréhensible : le morceau est entièrement dicté par les circonstances, et si quelqu’un devait l’effectuer, c’est bien ce musicien là qui devait le faire, parce que c’est son créneau et qu’il en a, à ce moment, besoin. On peut donc dire que ce type d’objet culturel est produit. Précisons que cela ne remet pas en question la valeur de ces objets, qui réclament des techniques précises, du savoir faire, le sens de l’à propos, bref, un ensemble de compétences qui en font un véritable métier.

Mais on ne peut assimiler ces objets là à des œuvres d’art, précisément parce que, on l’a vu, l’œuvre d’art ne se laisse pas enfermer dans le monde qui la voit éclore. En ce sens, pour une œuvre d’art, on ne peut plus parler de production. On va donc utiliser le terme de création. La distinction entre les deux concepts peut paraître subtile, elle est pourtant essentielle. Si la production se laisse finalement expliquer, si on peut la Cai Guo-Qiang - Transient Rainbowcomprendre, la création, elle, se doit de sortir des déterminismes. Revenons sur ce mot : on parle de déterminisme quand on est confronté à des phénomènes qui sont déterminés par un ensemble repérable de causes et de lois qui font que ces causes produisent des effets eux-mêmes déterminés. C’est le principe même de l’étude scientifique : elle présuppose que le monde est réglé par le principe général du déterminisme. Or ce principe refuse deux autres principes : le hasard et la liberté. Ainsi, la physique, ainsi que la physique relativiste de Einstein, refusent la possibilité de l’existence du hasard dans l’univers. Le problème, c’est que si on insère la vie humaine dans ce principe déterministe, ce n’est plus le hasard qu’on interdit, mais la liberté, puisque agir librement, ce serait précisément être capable d’être pleinement l’auteur de son acte, sans que celui-ci soit le produit d’une chaîne repérable de causes et d’effets déterminés. Parler de création, c’est donc affirmer la possibilité pour l’homme d’échapper à la suite des causes et des effets, ainsi que des lois qui dictent généralement les comportements. Si le producteur a des recettes pour réaliser les produits qu’il a en tête (et ce n’est pas réductible à une question de commercialisation, on peut tout à fait, dans sa vie personnelle, adopter des attitudes qui seront « produites », dans la mesure où elles ne seront que la copie de modèles entrevus, et ce même dans des segments très intimes de nos vies personnelles (on peut par exemple mener sa vie sentimentale ou passionnelle en la calquant sur des modèles qui sont autant de guides, de parcours fléchés, de recettes de production de nos propres vies amoureuses, ce qui explique qu’elles soient volontiers « conformes », alors qu’elles sont censées être spontanées)), le créateur s’élève au dessus des recettes existantes, au-delà des conditions historiques, matérielles, morales, esthétiques de sa propre action. C’est la raison pour laquelle on peut comprendre que l’œuvre d’art… ne soit pas compréhensible. Si on pouvait la comprendre tout à fait, c’est qu’elle serait réductible à un ensemble de conditions et de modalités de production. Or, on l’a vu, sa valeur vient précisément de son irréductibilité à ces critères.

 

C’est en ce sens que les œuvres constituent pour l’amateur (et le mot prend ici tout son sens : on aime ce qu’on ne peut tout à fait saisir, et celui qui se dit « connaisseur » en art est ici susceptible d’inspirer la méfiance, tout comme celui qui prétend avoir « compris » telle ou telle œuvre, et d’en avoir percé le secret : ou bien il réduit l’œuvre à ce qu’elle n’est pas, ou bien c’est l’objet qu’il a percé qui a montré, en se laissant ainsi crever, qu’il n’était pas le fruit d’une création, mais bel et bien d’une production clairement délimitée) un monde singulier, une expérience intime sans être complaisante, qui impose de sa part une humilité, une disponibilité sensorielle et spirituelle qui n’est pas aisée, car elle contredit précisément tout ce que notre rapport habituel au monde nous dicte. Il ne s’agit plus ici de maîtriser, de connaître ou de comprendre, mais d’éprouver. Or ce qui s’éprouve en art ne se prouve pas. On peut le refuser et se heurter à l’œuvre en l’attaquant sous toutes ses coutures, la dépeçant de tout ce qui pourrait la ramener au statut rassurant de produit. Mais on le voit, l’œuvre impose une relation toute autre, qui consiste non pas à vouloir la maîtriser, mais à se laisser maîtriser par elle, non pas à lui imposer la loi de notre raison investigatrice, mais au contraire à laisser sa loi s’imposer à notre sensibilité, qui n’est pas limitée à nos simples sens, mais qui s’étend bien entendu à l’ensemble des processus spirituels qui sont mis en branle dès lors que nous ressentons. L’œuvre d’art, en échappant aux déterminismes, est de nouveau cet anti-destin évoqué précédemment chez Malraux, qui nous permet de ne pas être écrasés par les lois du déterminisme, de ne pas se contenter du monde tel qu’il est, ni même de ce qu’il peut potentiellement être pour atteindre, ou tendre à un monde tel qu’il ne peut pas être, et que la force créatrice parvient néanmoins à faire émerger, miraculeusement, gratuitement, comme un jeu, mais aussi comme un défi. Ce sont là les conditions même de la contemplation esthétique, qui accepte de se laisser déborder par ce à quoi elle est confrontée dans ce mouvement singulier qu’on peut appeler l’extase. Reste néanmoins qu’en orientant ainsi notre réflexion, nous avons fait de l’art un domaine qui ne peut plus se laisser saisir, qui se trahit dès qu’il tente de le faire, mais nous avons en même temps ouvert sa définition à un point tel qu’il devient difficilement concevable. Nous savons ce que n’est pas l’art, mais nous ne savons pas ce qu’il est. Parallèlement, sa valeur centrale, qu’est le Beau, semble elle aussi confusément compréhensible, dans la mesure où, s’il n’y a pas de règles de l’art, on va devoir en déduire qu’il n’y en a pas non plus du Beau. Le risque de cette opération apparemment rationnelle, c’est de brader cette idée, et on sait qu’une des conséquences de ce mouvement est le nihilisme. Il sera donc nécessaire, sur la base de ce que l’étude de l’acte créateur nous a appris, d’étudier la possibilité d’une définition, non pas de la beauté (qui n’est qu’un état, repéré ou pas, de tel ou tel objet), mais du Beau en lui-même.

 

Illustrations :

 

1 Malevitch – Carré blanc sur fond blanc

2 Botticelli – La naissance de Venus

3 Michel Ange – David

4 Picasso – Guernica

5 Jimi Hendrix

6 Cai Guo-Qiang – The century with mushroom clouds

7 Cai Guo-Qiang – Transient Rainbow

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