L’homme aux semelles de vent

Il y a de cela bientôt trois ans, j’avais publié ici même (https://www.harrystaut.fr/?p=10) un commentaire d’un texte de Nietzsche qui, pour plein de raisons, semble me suivre, ou plutôt, m’accompagner. Son caractère énigmatique lui permet d’avoir une bonne tenue dans le temps, sans pour autant que ses effets s’épuisent, ou qu’un vide apparaisse en son coeur; au contraire, plus on le médite, plus on le laisse prendre les commandes de la pensée, et plus il prend d’épaisseur. Ce qui n’a pas nécessairement pour conséquence qu’on se sente plus apte à l’expliquer. Au contraire. Ainsi, si j’ai toujours envie de le faire intervenir, parfois, dans mes cours, je me rends compte que j’ai de plus en plus de mal à en fournir, en classe, un commentaire qui soit à la hauteur de ce que ce texte provoque.

Mais comme je l’ai évoqué dernièrement avec mes élèves, comme une passerelle entre une réflexion sur le travail et une prochaine méditation collective sur l’art, certains élèves se demandaient si le sport pouvait être considéré comme une illustration possible de ce que Nietzsche entend comme « jeu », ou même comme « planer ». Moi-même, j’avais illustré dans le commentaire publié ces notions par l’évocation du sport, à tel point qu’un Zidane en suspension concluait visuellement l’article. Cependant, excessivement pris par la volonté de trouver une référence commune avec d’hypothétiques élèves, j’avais privilégié le sport spectacle, celui qui soulève foules et fonds, ce qui ne me satisfaisait à vrai dire qu’à moitié : tout Zidane qu’il soit, ce footballeur là demeurait un employé, publicitaire, apte à quelques actes glorieux sur le terrain, mais dont les motivations restaient troubles, parce qu’achetées, ou vendues, selon le point de vue depuis lequel on regarde le phénomène.

Entre temps, Sylvain, un collègue de passage (de passage car, comme les comètes, il a ce statut particulier au sein de l’éducation nationale qui le fait apparaître à intervalles plus ou moins réguliers dans les établissements, et le nôtre a eu l’honneur de le recevoir une année entière, et ce fut un peu la fête, comme quand on reçoit du monde à la maison, et que rien n’est exactement comme d’habitude, mais que tout demeure pour autant familier) me laissait, à propos de ce texte de Nietzsche, un commentaire auquel je ne répondis pas, ne sachant plus trop quoi répondre, ou plutôt ne sachant pas comment exprimer exactement ma réponse. Les questions posées étaient précises, et peut être que le texte explose dans le vague de telle manière qu’il ne puisse servir à répondre de manière aussi tranchée, comme si plus on s’élevait, et moins on pouvait pratiquer l’analyse chirurgicale. Le texte fonctionne d’ailleurs un peu selon cette dynamique d’estompage : plus on avance, et plus les distinctions se font nuancées, sans pour autant produire de confusion.

Depuis que j’ai repris le texte en classe (et mes élèves vont comprendre qu’on peut sembler, en classe maîtriser le texte, alors qu’en réalité on continue à être travaillé par lui, et c’est peut être ce travail là qu’il faudrait laisser paraître, pour être véritablement professeur de philosophie), je me dis que seule l’image pourrait répondre aux questions que suscite ce texte, sans qu’aucune parmi celles qui illustraient mon article ne convienne tout à fait. La danse, peut être. Mais même Nuryev, en plein vol, semblait décalé par rapport au propos, comme un peu trop offert aux regards, trop en représentation pour être pertinent. Mais comme la comète Sylvain, se trouvant en pleine skhole, c’est à dire en pleine disposition de son temps, s’adonnait avec une joie manifeste à la pratique de la photographie, je me suis replongé dans cet art que j’avais depuis quelques temps délaissé. Et rebondissant de livre en livre, de référence en référence, j’ai fini par croiser la trajectoire du véhicule que je cherchais.

Tomasz Gudzowaty est un photographe polonais, né au début des années 70. Depuis ses débuts, il suit ce courant qu’on appelle la photographie humaniste, ce qui l’a conduit à passer peu à peu des paysages qui l’ont tout d’abord fait reconnaître au portrait social qui constitue aujourd’hui le coeur de son travail. Pour autant, il s’agit bien avant tout de photographie, et l’oeuvre de Gudzowaty est éminemment plasticienne, bien que figurative, de telle sorte que jamais ses photographies ne soient réductibles à un simple document. Chaque prise de vue est au contraire un dépassement de son objet, ne serait ce que parce que, comme tous les grands photographes, il joue de l’instant, c’est à dire de ce rapport spécifique au temps qu’est la photographie, pour faire de son arrêt dans l’image figée quelque chose qui s’approche peut être de la plus parfaite expression de l’éternel retour (Nietzsche, nous abordons tes côtes, dirait-on). Cela fait maintenant plusieurs années que Tomasz Gudzowaty s’intéresse plus particulièrement au domaine du sport, à tel point que des journaux tels que l’Equipe, Time, the Guardian ou Max publient régulièrement ses clichés. Mais c’est au sport non médiatisé qu’il se consacre. Sports méconnus, parce que trop locaux, trop atypique, trop exigeants et intérieurs. Le kalaripayattu, forme ancestrale de lutte qui est avant tout un exercice d’ascèse personnelle, encore pratiqué dans le sud de l’Inde; l’école du cirque de Wuqiao, dans laquelle des enfants apprennent, dès leur plus jeune âge, à maîtriser la pesanteur, et les diverses manières pour le corps de lui échapper, sous le contrôle de l’esprit; le kung-fu, aussi, encore enseigné aujourd’hui dans le temple de Shaolin, en Chine de nouveau où Gudzowaty s’installa, le temps de saisir au vol pour ainsi dire l’entrainement des moines, alors même qu’eux aussi apprennent à s’alléger de ce qui les retient au sol, et à briser les lois censées être incontournables, qui nous lient à la matière. De cette série est extraite la photographie suivante, qui accompagnera idéalement le texte de Nietzsche, qu’on va reproduire maintenant, sans proposer davantage de commentaire.

shao_12“ Le besoin nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin: le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l’ennui vient nous surprendre. Qu’est-ce à dire ? C’est l’habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau, adventice; il sera d’autant plus fort que l’on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l’on a souffert plus fort des besoins. Pour échapper à l’ennui, l’homme travaille au-delà de la mesure de ses autres besoins ou il invente le jeu, c’est-à-dire le travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général. Celui qui est saoul du jeu et qui n’a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d’un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, d’un mouvement bienheureux et paisible: c’est la vision de bonheur des artistes et des philosophes. ”

NIETZSCHE, Humain, trop humain , I §611

Pour ceux qui voudraient découvrir le travail de Tomasz Gudzowaky de manière plus approfondie, on pourra se référer à son site (http://www.gudzowaty.com), qui ne présente que peu de ses travaux, mais constitue une présentation générale de son oeuvre. En revanche, la galerie polonaise qui suit ce photographe présente davantage de photographie, et constitue l’intermédiaire permettant de se procurer des tirages. La partie du site consacrée à Gudzowaky se trouve à cette adresse : http://www.yoursgallery.pl/artist.php?action=details&artist_id=5. On y trouvera plusieurs de ses séries. Le site permet aussi de suivre les expositions, puisque pour le moment, aucune publication sous forme de livre n’a été proposée de son oeuvre.

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2 comments On L’homme aux semelles de vent

  • J’espère seulement que ma trajectoire de comète n’est pas trop excentrique car les débats philo à la pause café me manquent ; malgré le grand nombre de lycées que j’ai été et que je suis encore amené à visiter, celui de Colombes a un charme tout particulier qui doit tenir, en parte, à ta présence cher … Harry, (est-ce ainsi qu’on doit t’appeler sur ce site?)
    J’aurais bien sûr quantité de remarques à faire sur ce texte de nouveau mais bon je n’ai pas ton courage et ta force de travail. Je me contenterai de t’envoyer un petit commentaire déjà écrit et mal mis en forme; je suis en train de former un site de partage de ressources philo, hébergé pour l’instant sur mobileme d’apple (en version d’essai) mais je vais devoir bientot le mettre ailleurs
    voici le lien, j’ajoute le commentaire dès qu epossible : http://public.me.com/duforet/fr/

  • Ah, très bonne idée, le centre de ressources ! On a tous, je crois, ou de plus en plus, des documents qui pourraient être mis à disposition du plus grand nombre, et on manque de « lieux » ou plutôt de serveurs permettant d’y accéder de n’importe où, n’importe quand. Pour les émissions radio que nous podcastons, par exemple, une mise en commun serait quelque chose d’intéressant.

    D’autre part, ici, on m’appelle comme on veut (c’est assez étrange, cette nécessité qu’il y a, sur le net, à se nommer soi même, d’ailleurs).

    Enfin, je ne crois pas être le seul porteur des dialogues spirituels suscités par les cérémonies d’offrandes au Totem du café, dans la salle des profs (je ne le souhaite pas, sinon ça pourrait aisément se transformer en un pur et simple monologue !). Je ne sais comment obtenir ton retour en nos murs. Il va falloir qu’on ouvre d’autres sections littéraires, je pense (voila un beau projet : accueillir encore plein d’autres élèves tout à fait inaptes à suivre cette filière, et ainsi, faire découvrir plein d’auteurs, de concepts et d’artistes à des jeunes qui, dans d’autres lycées, n’en auraient jamais eu l’occasion ! Je vais de ce pas rédiger le projet à l’intention du C.A. :))

    Enfin, Nietzsche. C’est étonnant, on n’en finit pas, avec ce texte (mais de manière générale, on n’en finit pas avec Nietzsche, d’ailleurs). Je m’aperçois que ce passage revient inlassablement, chaque année, qu’il est un des rares, parmi les textes qui ne soient pas vraiment des « incontournables », à revenir ainsi aussi régulièrement, et chaque année, c’est comme s’il lâchait un peu plus de lui même, ou plutôt comme si il suscitait quelque chose de nouveau par sa lecture (ce qui me semble davantage correspondre aux visées de Nietzsche). Il est probable qu’on y revienne, aussi, d’année en année, ici même, parce que les distinctions qu’il opère proposent des frontières qui, dans ma lecture, sont encore nomades. Mais j’ai vu que tu t’y es toi aussi attaqué dans un des documents que tu as mis en ligne, et je vais regarder ça de plus près !

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