Agent de change

Autant on admet facilement que la monnaie soit, bien évidemment le moyen par lequel les échanges se font, permettant la commensurabilité des biens, autant au moment d’étudier ces échanges, on laisse volontiers cet intermédiaire nécessaire sur la bas-côté de la réflexion, préférant se concentrer sur les principes même de l’échange, indépendamment du moyen le permettant, comme si l’interface monétaire ne méritait pas, en elle même, l’attention principale. C’est qu’on pense facilement que le marché, entendu comme la « place » sur laquelle un commerce apaisé et sécurisé est possible, a préexisté à la monnaie, celle ci n’apparaissant qu’au moment où les échanges deviennent trop nombreux pour pouvoir être pratiqués sur le seul mode du troc. Si telle était la genèse de la monnaie, celle ci ne devrait effectivement pas concentrer l’attention. Mais si on émettait l’hypothèse opposée, c’est à dire une genèse inversée, dans laquelle le marché commercial contractualisé ne viendrait que dans un second temps, la monnaie existant pour elle même, et non en tant qu’intermédiaire entre des marchandises transitant de main en main, alors elle vaudrait d’être analysée pour elle même. C’est la position que tient l’ouvrage de Michel Aglietta et André Orléan, La Violence de la monnaie, dont on propose ci dessous le chapitre 4, qui semble être celui qui, s’il ne fallait en lire qu’un, devrait être lu.

C’est que le rapport marchand n’est pas avant tout un rapport d’échange. C’est tout d’abord un rapport violent. C’est qu’Aglietta réactive les concepts développés par René Girard et Georges Bataille, qui lui permettent de voir en la monnaie ce qui permettra d’apaiser le rapport marchand, en prenant sur elle la violence et la convoitise. On le devine alors, elle n’est plus un simple outil, mais un catalyseur, un attracteur qui permet la constitution de sociétés qui pratiquent l’échange dans une certaine paix, mais elle est porteuse de la violence qu’elle détourne. L’ouvrage, publié en 1982, est en ce sens prophétique, si on le lit aujourd’hui, où la monnaie fait l’objet de spéculations dont on sait bien que la violence dont elles sont porteuses n’a que peu à envier à celle que pouvaient déployer les guerres.

Dans ce chapitre 4, il est donc question de la généalogie de l’argent, mais aussi du travail, ce qui permet au passage une explication intéressante, parce que claire, de la dialectique du maitre et de l’esclave de Hegel (à partir de la page 172). Ce cheminement permet à ce chapitre de se clore sur une interprétation critique du salariat, qui n’est plus envisagé comme un simple échange « argent contre travail », mais comme une tension, une rivalité sociale, d’autant plus susceptible de retourner vers la violence originelle que le salaire deviendra vite LE motif de discussion, d’âpres négociations en tant que régulateur entre l’ordre et le gain. Ici encore, et bien que le coeur du débat fasse encore l’objet d’un certain déni, la suite des évènements permet d’envisager cet ouvrage comme visionnaire. On apprendra, aussi, dans ce chapitre, si on ne le savait déjà, que le principe de la spéculation sur les dettes est loin d’être nouveau, qu’il a une histoire qui vaut d’être connue si on veut saisir les mécanismes qui, aujourd’hui, nous préoccupent.

On fournit ici le chapitre 4, ce qui devrait, ou pourrait, susciter l’envie d’en lire davantage. On sera alors confronté à une difficulté majeure : l’indisponibilité de La Violence de la monnaie, ouvrage épuisé et peu présent dans les réseaux de bibliothèques. On peut se rabattre sur quelques autres ouvrages, plus techniques et focalisés sur des questions plus précises (les Edge Funds, par exemple). On pourrait aussi se tourner vers cet autre ouvrage, des mêmes auteurs, La Monnaie entre violence et confiance (2002), reprise de celui qui nous intéresse ici, assez profondément remanié, s’il n’était lui même épuisé. Reste donc ce chapitre, dont la lecture n’est peut être pas exactement « facile ». Comme toujours, il faut insister, avancer, revenir, reprendre. Et si vous tombez sur un exemplaire quelque part, entre bibliothèque de province (sur Paris, vérification faite, l’ouvrage est absent) et bouquinistes, vous savez quoi faire…

Ca vous a plu ? vous en voulez encore ?
Alors réjouissez vous, car voici le compte rendu qu’ont publié Aglietta et Orléan de leur propre ouvrage, La monnaie entre violence et confiance, dans la Lettre de la régulation. Le propos, ainsi résumé, semble clair, et cela permet de saisir en quelques pages la logique d’ensemble de leur travail. Autant dire qu’ensuite, l’indisponibilité de ce titre va causer quelque frustration… Ca se passe ici : http://webu2.upmf-grenoble.fr/regulation/Lettre_regulation/lettrepdf/LR41.pdf

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