La connaisance vaniteuse – 2

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Dans l’article précédent, on menait une étude suivie de l’extrait de Kant, en faisant en sorte d’en montrer la logique interne. Reste qu’au cours d’une explication de texte telle qu’on la propose au baccalauréat (mais il en va de même de toute étude de texte, puisqu’il s’agit de lire pour faire émerger en soi de la pensée, d’être soi même l’arbre sur lequel on va venir greffer une pousse nouvelle, de s’hybrider par une pensée autre), on attend que la réflexion ne s’en tienne pas à une interprétation, même habile, du texte, mais tente de prendre en charge à son tour le problème dont l’auteur étudié a essayé de construire un traitement. La pensée est une tâche jamais achevée, et l’explication de texte est un appel du pied à participer à ce processus collectif.
D’ailleurs, il est question précisément de cela dans l’extrait de Kant que nous étudions.

Je reprends le dernier paragraphe, qu’on pouvait considérer comme une transition, dans l’article précédent, et je poursuis donc :

On dispose, grâce au texte de Kant, d’une structuration de la connaissance qui permet d’adopter une attitude théoriquement pertinente vis-à-vis des savoirs qui nous sont inculqués : s’en remettre aux témoignages pour tout ce qui est empirique, et valider rationnellement les connaissances relevant de la logique. Dès lors, nous serions en mesure d’établir que, pour celui qui cherche la vérité, il s’agit de rejeter l’autorité d’autrui dans tous les domaines où on peut constituer, par sa propre pensée, une autorité autonome. Cependant, telle qu’elle est présentée dans cet extrait, la distinction des deux ordres de connaissance pourrait être nuancée, ou remise en question, dans la mesure où ils ne sont pas aussi distincts qu’on les a jusque là présentés.

En effet, tracer une ligne de partage aussi nette entre connaissances empiriques et connaissances rationnelles ne vaut que si les unes et les autres appartiennent à des ordres véritablement différents. Or, pour qu’une telle délimitation soit possible, il faudrait que l’une et l’autre ne se doivent rien, ce dont, on va le voir, on peut douter. Si on s’intéresse à ce qu’est une connaissance fondée sur l’expérience, on réalise assez vite que, sans intervention de la raison, il est illusoire de fonder quelque connaissance que ce soit. D’ailleurs, même si l’extrait étudié le montre peu, Kant lui-même est à l’origine de la plus fameuse synthèse entre idéalisme et empirisme, puisqu’il fera de la connaissance un processus dont la matière est fournie par l’expérience, mais dont la forme est donnée par l’esprit. Percevoir le monde ne consiste pas simplement à recevoir des informations via des influx nerveux suscités par le contact avec le monde. C’est toujours mettre ces sensations en ordre par le biais de ce qu’on pourrait appeler, chez Kant, l’entendement. Ainsi, nous ne voyons jamais le monde tel qu’il est, mais tel que notre entendement nous le montre, une fois la matière brute de la sensation ordonnée. Il n’y a donc pas d’expérience pure, toute expérience, même la plus fondamentale dans notre manière de connaître le monde, qu’est la vue, est en fait structurée par la pensée, à tel point que, contrairement à l’impression qu’on en a, on apprend bel et bien à voir. Les expériences effectuées sur des aveugles de naissance, à qui une opération a permis, déjà âgés, de découvrir la vue ont été, sur ce point, très éclairantes : au moment où ils ouvrent les yeux, ils ne voient rien, au sens où ils ne savent pas ce qu’ils voient, au point même qu’ils ne savent pas ce que c’est que « voir ». A strictement parler, donc, on ne peut pas se contenter de percevoir le monde pour prétendre le connaître, et le témoignage de nos propres sens n’est pas suffisant pour pouvoir éviter le préjugé.

Ce qui est vrai de notre propre perception l’est d’autant plus quand il s’agit du témoignage des autres. Et aucun système de connaissance ne peut se satisfaire d’une méthode qui consisterait à croire sur parole de soi-disant témoins sous prétexte qu’ils se présentent comme ayant fait une expérience qu’on ne peut soi-même effectuer. Ce serait livrer la connaissance aux fantaisies et aux manipulations les plus incontrôlables. La manière dont se constitue cette discipline particulièrement concernée par ces problématiques qu’est l’histoire est, pour notre réflexion, intéressante. Un historien est par définition dans cette situation de l’aveugle qui doit se fonder sur la vue des autres pour accéder au monde. Ne pouvant pas faire l’expérience du passé, il doit s’en remettre aux témoignages, plus ou moins directs, de ceux qui y furent confrontés. Mais pour autant, il ne croit rien ni personne sur parole. La connaissance historique se construit au contraire sur un réseau complexe et méticuleux de vérifications, de mises à l’épreuve et d’interpolations des témoignages et documents qui permet peu à peu d’éliminer certains, conserver les autres, mettre en perspective les récits collectés, cerner la subjectivité de tels témoignages pour faire peu à peu apparaître une connaissance distanciée qui présente exactement les caractéristiques d’anonymat qu’évoquait Kant dans son analyse de la connaissance rationnelle. Ainsi, la sphère des savoirs issus de l’expérience et des témoignages ne peut-elle pas reposer entièrement sur l’autorité d’autrui, pour la simple raison qu’il n’est pas certain qu’autrui ait correctement soumis sa propre expérience aux exigences de la raison, celle-ci demeurant le juge ultime dont on dispose toujours soi même.

Ainsi, l’argument d’autorité semble ne devoir jamais constituer une source fiable de connaissance, qu’il s’agisse de confiance en l’expérience d’autrui ou de raisonnement. Recourir à l’autorité d’autrui consisterait toujours à accepter de se soumettre à un discours dont on ne connaît pas les fondements. L’autorité est alors considérée comme un pouvoir, et s’y soumettre, c’est demeurer volontairement, par faiblesse, dans un état de minorité intellectuelle, dans une certaine forme d’irresponsabilité aussi, puisqu’on se réduit à n’être que le relai d’un discours dont on ne connaît pas les tenants et aboutissants, au nom d’un autre.

En somme, le problème de la référence à l’autorité, c’est qu’elle interdit toujours de devenir soi-même l’auteur de ses propres pensées. Pourtant, il y a là un paradoxe : pour devenir l’auteur de sa propre pensée, il faut tout d’abord avoir été l’élève de la pensée des autres. Une pensée autarcique est tout à fait illusoire. Non seulement elle ne serait pas une pensée, mais encore cela interdirait la constitution de toute véritable culture puisqu’il n’y a pas de culture sans partage, sans transmission, et donc sans confiance. C’est d’ailleurs parce que nous sommes pris en charge culturellement dès la naissance que nous devenons, peu à peu, capables d’émettre des jugements de manière autonome. Les quelques observations effectuées sur des enfants privés depuis la naissance d’un environnement humain et de toute forme d’éducation l’ont montré avec clarté : c’est l’éducation qui nous fait hommes en structurant notre pensée de telle manière qu’elle puisse être, ensuite, structurante à son tour. Ainsi, si l’homme a pour destin de devenir majeur, c’est qu’il ne l’est tout d’abord pas. Cette minorité humaine est ce laps de temps pendant lequel il est nécessaire de s’en remettre à l’autorité d’autrui, puisqu’on n’a pas encore autorité sur soi, ou plutôt parce que si cette autorité n’est pas un autoritarisme, si elle ne réclame pas la soumission mais vise bien l’émancipation, alors on peut s’y soumettre comme si c’était la sienne propre. Concevoir ainsi l’autorité comme distincte de la domination, c’est revenir à sa nature profonde, puisqu’étymologiquement, « auctoritas » est lié, en latin, au verbe « augere », qui signifie « augmenter, faire grandir ». S’en remettre à l’autorité d’autrui, c’est donc grandir vers cette majorité qui permet à son tour de cultiver d’autres hommes.

Ce qui est vrai de l’accompagnement pratique et moral des enfants vers leur vie d’homme l’est aussi de l’apprentissage progressif des connaissances. Il ne s’agit d’ailleurs pas de domaines séparés, le savoir être, qu’il faut bien posséder avant de savoir qu’être, repose sur un savoir qu’il faut bien intégrer avant même que d’être capable de le générer par soi même. Lorsque Kant envisageait l’éducation comme une orthothérapie visant à redresser ce qui est au départ tordu, comme on rectifie un bâton courbé pour en faire une perche orthodoxe, il définissait l’humanisation comme un processus collectif de révélation par l’homme de ce qu’est l’humanité elle-même, les uns pas les autres, finalement ensemble.

La vérité fait alors l’objet d’une quête qui pourrait sembler paradoxale si on n’avait pas à l’instant mis en place les éléments qui permettent de mieux comprendre ce processus. Individuellement, la recherche de la vérité nécessite de s’affranchir de la tutelle pour atteindre l’autonomie nécessaire à la maîtrise rationnelle de son propre savoir. Mais à l’échelle d’une culture, et de l’humanité même, la quête de la vérité ne peut s’appuyer que sur cette autorité qui, seule, permet de former des êtres humains qui, tout en pensant par eux-mêmes, sauront reconnaître la valeur et la nécessité de l’autorité. C’est là la seule voie permettant de conserver à l’individu une véritable liberté de pensée qui ne soit pas réduite à la simple aptitude à penser n’importe quoi, sans remplacer bêtement l’autorité d’autrui par un autoritarisme de soi sur soi même, revendiqué sous la forme d’une indépendance qui n’est en fait que le pseudonyme du crétinisme borné.

Reste qu’alors, le rapport à l’autorité doit être simultanément délicat, et ferme. En ne l’acceptant que dans la perspective de pouvoir s’en affranchir, l’homme libre doit distinguer ceux des hommes qui seront susceptibles de le faire grandir en s’appuyant non pas sur l’ombre que leur « grandeur » étend sur les autres, mais sur leur aptitude à les éclairer, et à s’effacer dans cette lumière. Lorsque Nietzsche inscrivait au dessus de la porte d’entrée de son Gai savoir, l’inscription suivante, « J’habite ma propre maison, je n’ai jamais imité personne, et je me ris de tout maître qui n’a su rire de lui-même », même si avec Kant on remettrait volontiers en question le fait qu’on puisse habiter sa propre maisons, celle-ci étant nécessairement construite avec des matériaux hérités, il proposait cependant un code de reconnaissance des seuls véritables maîtres qu’il faille suivre : ils ne sont maîtres que pour ne plus l’être. Toute soumission à ceux qui veulent définitivement garder la main sur soi, ne jamais lâcher la bride pour transmettre le témoin afin de figer pour toujours leur propre forme indéfiniment clonée dans des successeurs qui seront autant de copies conformes de leur ego qui, pourtant, demeurera nécessairement inégalé dans son hypertrophie relève alors de ce manque de lumière personnelle que diagnostiquait Kant.

Conclusion générale

Cet obscurcissement de la pensée est le résultat d’une autorité mal comprise. Mais tant le texte de Kant que l’étude qu’on a tenté de conduire à partir de lui montrent qu’une juste conception de l’autorité est possible, qui lui conserve toute sa puissance humanisante sans lui conférer les pleins pouvoirs d’une domination illégitime. Ce qui importe, c’est précisément ce cheminement vers la vérité, qui peut être mis en péril tant par l’encouragement à une indépendance de pensée stupidement érigée en modèle de liberté que par un dogmatisme qui ferait de l’apprentissage une transmission à l’identique d’un corpus figé de vérités établies, en lesquelles il faudrait croire sans avoir les clés de leur compréhension. Il ressort de cette réflexion qu’affirmer qu’il n’y a pas de cheminement solitaire vers la vérité n’a curieusement pas pour conséquence de nier la possibilité d’une pensée autonome, puisqu’au contraire c’est cette interdépendance entre humains qui forge, et fonde la liberté que chacun a, avec les autres, de penser.

Illustrations liées au canular dont Orson Welles fut l’auteur quand il mit en scène, en 1938, sur les ondes d’une radio du le roman de H.G. Wells, La Guerre des mondes, d’une manière si réaliste qu’il sema la panique chez un grand nombre d’américains, qui commencèrent à fuir leur domicile, persuadés que les martiens envahissaient la Terre.

Au-delà de leur côté évidemment pittoresque, les canulars présentent l’intérêt de toujours jouer sur les codes habituels, et souvent inaperçus, de l’autorité intellectuelle, puisqu’il s’agit de soumettre des personnes à un discours a priori peu crédible. Dans le cas du canular de Welles, ce sont les autorités officielles qui furent le meilleur relai de la supercherie, lorsque des responsables politiques prirent la parole alors même que l’émission était diffusée, ce qui sembla, aux oreilles des auditeurs, accréditer la fiction qui, comme tout fiction, n’est fiction que pour ceux qui savent que c’en est une. Pour les autres, cela a toutes les caractéristiques de la vérité telle qu’elle se présente habituellement. Dès lors, le canular interroge, même si c’est dans l’excès, la manière dont nous acceptons le plus souvent d’intégrer des informations comme véridiques.

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