Pour pouvoir parler correctement d’une oeuvre, il faut en maîtriser le vocabulaire. L’Existentialisme est un humanisme, de Sartre, ne fait pas exception. Mes plus observateurs d’entre mes élèves auront remarqué que certains des termes de ce vocabulaire sont partagés avec Epicure. C’est tout à fait normal, dans la mesure où il s’agit dans les deux textes de liberté. En revanche, entre temps est apparue une problématique nouvelle, la philosophie s’étant peu à peu constituée comme une anthropologie, c’est-à-dire une science se donnant l’homme lui-même comme objet. Bien entendu, ces siècles de distance entre les auteurs ont pour conséquence, entre autres, le recours à un lexique différent.
– Angoisse : ne pas confondre avec la peur, qui porte sur une menace objective (une menace identifiable). L’angoisse porte sur l’être même de l’être humain qu’on est (sur mon être même, en termes plus simples). Or mon être, chez Sartre, c’est ma liberté. L’angoisse, ce serait l’effet de la conscience d’être libre.
– Athéisme : L’existentialisme avait jusque là été chrétien (Pascal, Kierkegaard). Sartre affirme inaugurer un existentialisme athée, laissant l’homme plus esseulé encore, puisque livré à lui-même face à un univers qui ne lui donne aucune instruction. Ce n’est pas un athéisme joyeux (« L’athéisme est une entreprise cruelle et de longue haleine » écrit il dans Les Mots), c’est au contraire une position qui doit être liée à la citation que Sartre extrait de Dostoievsky dans son Existentialisme est un humanisme.
– Contingence : caractère de ce qui peut tout aussi bien être, ou n’être pas ; ou bien de ce qui peut être tel qu’il est, ou autrement qu’il n’est. En somme, ce concept s’oppose au concept de nécessité. Si on a déjà croisé ce concept dans l’article précédent chez Epicure, il prend ici une tonalité plus tragique, car l’homme se découvrant contingent prend conscience qu’il aurait tout aussi bien pu ne pas être, qu’il est donc non attendu, non voulu, en quelque sorte il est de trop. On est donc loin d’une pensée qui verrait en chaque être humain un projet qui donnerait à son existence un sens. Au contraire, Sartre montre que si l’homme existe, c’est précisément parce qu’il n’est pas un être figé dans une définition qui lui serait donnée avant qu’il soit. Ne pouvant être défini qu’après avoir existé, il se découvre intégralement contingent.
Dans La Nausée, Roquentin fait l’expérience de la contingence au moment où il perçoit une racine de marronnier détachée de sa fonction, débordant de sa fonction de racine, disposée selon une forme qui aurait tout à fait pu être autre, puisque étrangère à toute nécessité. L’évidence de la contingence apparaît aussi dans ce roman comme dans Les Mots, en opposition aux œuvres d’art qui sont caractérisées par leur totale nécessité (chaque élément de l’œuvre doit s’y trouver, rien n’y est contingent)
– Nécessité : a contrario de la contingence, désigne ce qui ne peut pas être autre qu’il n’est. Cela peut valoir pour les démonstrations logiques (les propriétés d’une figure géométrique par exempe) ou les relations de cause à effet. En revanche, cela ne peut pas concerner l’existence humaine.
– Exister : ne pas coïncider avec soi même.
Le mieux, pour saisir ce qu’est exister, c’est de distinguer, comme le fait Sartre, l’en-soi et le pour-soi :
– L’en-soi désigne ce qui n’est que ce qu’il est, ce qui peut se réduire à la définition qu’on peut en donner.
– Le pour-soi désigne ce qui se tient hors de ce qu’il est, ce qui est toujours au-delà de soi-même ; et ce dépassement de soi est dû au fait que le pour-soi est cet être qui est en rapport avec lui-même, ce qui réclame qu’il soit apte à se détacher de lui-même. N’étant par définition rien, ou n’étant jamais ce qu’il est présentement, le pour-soi se tient inconfortablement hors de soi. Exister, c’est cela : Ex-sistere, c’est-à-dire se tenir hors de soi. On le comprend, lors d’un commentaire de Sartre, il peut souvent être utile de distinguer être (qui est approprié à l’en-soi (ce qui est en quelque sorte tout en intériorité)) et exister (qui est approprié au pour-soi, qui se regarde être, et dépasse son simple être, en se dédoublant pour ainsi dire).
Ce mouvement de l’existence correspond aussi à la conscience telle qu’elle est conçue par Sartre : celle-ci, à la différence du cogito cartésien, n’est pas conçue comme un objet, mais comme un mouvement (on trouve le même genre d’idée chez Husserl), une projection, un élan. La spécificité de cet élan, c’est qu’il ne vise aucune définition de soi a priori. Il se lance dans le néant.
– Engagement : concept fondamentalement lié à celui de liberté. L’engagement n’est pas, chez Sartre, une possibilité parmi d’autres, il est le mouvement par lequel la liberté s’accomplit. Mais comme la liberté est, pour lui, une condamnation, dès lors on n’a pas le choix de s’engager ou pas. Exister, c’est s’engager dans des perspectives. Ce qu’on croit être une situation dont on a hérité, ou qui nous serait « tombé dessus » est en fait cette trajectoire dans laquelle on s’est engagé, qu’on le reconnaisse ou pas.
L’homme n’est que le résultat des choix qui sont les siens. Là où l’objet est dégagé de toute responsabilité vis-à-vis de son essence (il a été défini par autre chose que lui), l’homme est celui qui se détermine lui-même, au-delà de ce que les circonstances ont fait de lui. On trouve cette idée exprimée de manière particulièrement claire, et dense, dans cette phrase extraite de son Saint Genet, comédien et martyr : « Nous ne sommes pas des mottes de terre glaise et l’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous ».
– Humanisme : Classiquement, désigne toute doctrine plaçant au sommet des valeurs la dignité humaine. Dans le cas de l’existentialisme, la désignation « humaniste » peut sembler paradoxale, puisque Sartre déconstruit l’homme en tant qu’objet. Dès lors, on pourrait craindre que la dignité de cet être qui n’est, tout compte fait, rien, soit fortement dévaluée. Sartre affirme au contraire que c’est précisément dans la sortie hors d’une définition figée que se trouve la dignité humaine fondamentale.
De manière plus étonnante encore, Sartre instaure sa pensée comme un humanisme parce que chaque être humain, dans la liberté inaliénable qui est la sienne, porte sur lui la responsabilité de ce qu’il est, pour lui certes, mais aussi pour les autres : en agissant, chaque homme définit l’homme dans sa globalité, puisqu’il en est l’actualisation.
– Liberté : l’Existentialisme est un humanisme revisite de part en part ce concept, en le retournant contre lui-même, parvenant à cette formulation a priori paradoxale : « L’homme est condamné à être libre ». Cela signifie que la liberté n’est plus envisagée comme une situation dans laquelle l’homme se trouverait, ou pas, mais comme la condition même de l’existence humaine. L’homme n’est plus le produit de circonstances qui auraient fait de lui ceci ou cela. Il n’est rien d’autre que ce qu’il a fait de lui. L’existentialisme place la liberté au centre de sa pensée, puisque rien en dehors de l’homme lui-même ne décide de ce qu’il a à faire, du bien ou du mal, du beau, du vrai. Livré à lui-même, l’homme se doit d’agir en étant, perpétuellement, créateur de ses propres gestes et attitudes, dont il est dès lors pleinement responsable.