Ce qui demeure

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Il y a chez Hannah Arendt une inquiétude profonde face à ce qu’elle voit à l’oeuvre dans l’époque moderne : peu à peu, l’exécution des tâches quotidiennes grignote le temps disponible, et remplace l’activité noble qui caractérise, en propre, l’être humain. Dans l’extrait qui suit, elle distingue nettement les produits de consommation des oeuvres d’art, et indique nettement que c’est dans la durabilité que s’inscrit la culture. Pour le dire plus clairement : aucune culture ne peut se fonder uniquement sur la quête d’une consommation sans cesse répétée. Autant dire que ce qu’elle craint, c’est une pure et simple disparition de la culture.

 » Toute chose, objet d’usage, produit de consommation, ou œuvre d’art, possède une forme à travers laquelle elle apparaît ; et c’est seulement dans la mesure où quelque chose a une forme qu’on la peut dire chose. Parmi les choses qu’on ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans le monde fabriqué par l’homme, on distingue entre objets d’usage et œuvres d’art ; tous deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire à une immortalité potentielle dans le cas de l’œuvre d’art. En tant que tels, ils se distinguent d’une part des produits de consommation, dont la durée excède à peine le temps nécessaire à les préparer, et d’autre part, des produits de l’action, comme les événements, les actes et les mots, tous en eux-mêmes transitoires qu’ils survivraient à peine à l’heure où ils apparaissent au monde, s’ils n’étaient conservés d’abord par la mémoire de l’homme, qui les tisse en récits, et puis par ses facultés de fabrication. Du point de vue de la durée pure, les œuvres d’art sont clairement supérieures à toutes les autres choses ; comme elles durent plus longtemps au monde que n’importe quoi d’autre, elles sont les plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à n’avoir aucune fonction dans le processus vital de la société ; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets d’usage : mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation, et d’utilisation (…). C’est seulement quand [cette mise à distance] est accomplie que la culture, au sens spécifique du terme, vient à l’être. »

Hannah Arendt, La crise de la culture


Illustrations :
Photographies d’Andreas Gursky :

Chicago board of_trade II, 1999
If the price is right, 1999

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