A quoi ça sert, une introduction ?
On pourrait se dire qu’a priori, il s’agit juste d’écrire quelques lignes qui, par leur position dans le texte, ont juste pour mission d’être, tout simplement, les premières. Mais en réalité, en philosophie, l’introduction joue un rôle bien plus crucial : elle montre d’emblée au lecteur (dont il vaut mieux se souvenir qu’il est, aussi, le correcteur) qu’on a compris la nature du problème à traiter, qu’on a réfléchi à la question posée et qu’on a compris en quoi elle pose problème.
C’est ça, la problématisation : c’est le fait de comprendre pourquoi on ne peut pas répondre directement à la question posée, soit parce que toutes les réponses qu’on serait tenté de lui apporter seraient mauvaises (on a déjà posé ce genre de question quand on s’est demandé en classe si l’univers est fini ou infini), soit parce qu’elles semblent toutes être satisfaisantes (on a vu quelque chose de ce genre quand on s’est demandé en classe si on pouvait répondre à la question portant sur l’existence de Dieu), soit parce qu’il faut d’abord vérifier un certain nombre de choses avant de pouvoir répondre.
C’est la raison pour laquelle nous avons dit en classe que la première réponse à donner, au brouillon, à la question posée par le sujet c’est « Ça dépend ». Pour ensuite faire de cette réponse une nouvelle question : « De quoi cela dépend-il ? ». Et la réponse à cette seconde question est toujours la même : ça dépend de la façon dont on définit les termes du sujet. Ce qui permet de comprendre qu’il ne faut surtout pas donner une et une seule définition de ces termes, et qu’il vaut mieux les analyser pour comprendre qu’on peut les définir de plusieurs façons, et que c’est de ces multiples conceptions que vient le problème qu’il faudra traiter.
Or l’introduction, c’est précisément ce moment où on doit montrer que le sujet pose problème. Si on veut dire les choses autrement, on peut les reformuler ainsi : le sujet est nécessairement une question aporétique. Aporia, en grec ancien, signifie « sans issue », « impasse ». Une question aporétique est donc une question qui semble constituer une impasse, à laquelle on a l’impression qu’aucune réponse ne peut être donnée. Il faut parvenir à installer ce genre de doute qu’on éprouve quand on ne sait vraiment pas comment résoudre un problème, un peu comme pourrait le faire l’auteur d’un roman policier au moment où on se demande vraiment qui a pu commettre le crime, et comment il l’a fait.
Les raisons pour lesquelles un sujet est problématique sont différentes pour chaque sujet. C’est en réfléchissant sur la question posée au brouillon que ces raisons vont apparaître peu à peu, et c’est sur cette réflexion qu’on va s’appuyer pour montrer quel est le problème en introduction. Ensuite dans le même paragraphe, on doit annoncer le plan du développement à suivre.
Deux classes, deux sujets :
Dans l’une des deux terminales générales, on a pris l’exemple de ce sujet un peu ancien, qui portait sur une notion qui n’est plus au programme, mais qu’on peut penser aujourd’hui tout de même : le désir.
Peut-on aimer sans souffrir ?
Le risque, sur un tel sujet, c’est de proposer une réflexion très subjective qui ne serait fondée que sur son l’expérience personnelle. Autant dire que ça ne va pas mener bien loin. Ce qui est plus intéressant, c’est d’analyser la notion d’amour, et de se rendre compte que derrière ce même mot, on parle de plusieurs réalités différentes. Sans aller jusqu’à observer qu’on est capable, dans le même repas, de dire qu’on aime la viande saignante avant, avec le même verbe, de déclarer son amour à la personne qu’on a invitée à diner, on peut facilement prendre conscience que l’amour peut avoir plusieurs formes. Il peut par exemple être passionnel. Ce qui est intéressant, puisque l’étymologie de la passion, ce sont les mots latins et grecs patior, et pathos, qui signifient la souffrance. Dès lors, sans s’appuyer sur aucun drame sentimental personnel, on peut dire que fondamentalement, si l’amour est passionnel, alors il est essentiellement une souffrance. Mais il y a d’autres formes d’amour, qui relèvent moins de la passion que de l’engagement bien plus réfléchi. Ainsi, l’amour parental ou conjugal est un engagement qui se fait envers quelqu’un d’inconnu (on ne connaît pas son enfant avant qu’il soit né, et pourtant on l’aime ; on ne sait pas non plus quelle sera la personne à qui on dit, alors qu’elle a 20 ans, qu’on l’aimera encore à 90 ans). Ici, la souffrance n’est pas certaine, elle est seulement possible, elle se manifeste surtout sous la forme d’une inquiétude, liée à l’inconnu. Enfin, l’amour relève du désir, qui est une forme d’appétit dont on sent qu’il nous engage dans une vie plus intense, plus juste, plus conforme à nos attentes les plus profondes.
En fait, quand on dispose d’une telle distinction, on peut considérer qu’on a une bonne raison de se demander si on peut aimer sans souffrir, et qu’on dispose des grandes lignes du plan qu’on va suivre. Et même sans préciser davantage les sous-parties qui composeront les grandes parties, on peut déjà rédiger une introduction qui pourrait prendre cette forme :
Les histoires d’amour finissent mal, en général, dit la chanson. Notre goût pour les drames sentimentaux manifeste la conviction dans laquelle nous sommes que l’amour est une expérience douloureuse dans laquelle on va d’épreuves en ruptures, d’autant plus insoutenables qu’on sait bien que tout ça va, de toute façon, s’achever dans la mort : notre espoir d’amour éternel sera nécessairement fauché en plein vol. Mais cette conception passionnelle et chaotique de l’amour n’épuise pas la totalité de ce qu’on appelle « aimer » : d’autres formes d’amour semblent être davantage compatibles avec le long terme et la sérénité. C’est de cet engagement amoureux dont font preuve les conjoints l’un envers l’autre, ou les parents envers leurs enfants. Si la famille peut être, incidemment, le cadre d’une souffrance, elle ne l’est pas nécessairement. De même, le désir amoureux nourrit celles et ceux qui osent s’y laisser aller au point de leur donner cet élan de vie qui leur manquerait s’il n’existait pas. Ainsi, se demander si on peut aimer sans souffrir, c’est questionner la nature profonde de cette relation : s’agit-il avant tout de passion, auquel cas on aimerait d’autant plus qu’on souffre, ou bien l’amour se réalise-t-il plutôt dans les obligations de l’engagement amoureux ? A moins que le désir amoureux soit cette pente à laquelle on incline, face à laquelle on peut être pris de vertige comme au sommet d’un grand huit dont on a hâte et peur à la fois d’en dévaler les chutes. Passion douloureuse, patiente et parfois pénible construction ou désir vertigineux, ce seront les trois orientations que nous suivrons successivement pour déterminer ce qu’on dit vraiment quand on parle d’amour.
Dans l’autre classe, nous avons évoqué un sujet qui pourrait tomber aujourd’hui, à propos de la science et du temps :
L’histoire est-elle la science du passé ?
De nouveau, on doit se forcer à répondre « ça dépend ». De quoi cela dépend il ? Toujours le même principe (commencez à vous y habituer !) : De la façon dont on définit la science. Parce que s’il s’agit de parler d’une simple connaissance, on peut effectivement dire que l’histoire est bien une science, puisqu’elle semble connaître le passé. La preuve, c’est qu’elle est même le seul moyen que nous avons de le connaître. Mais s’il s’agit d’une démarche consistant à comprendre un objet qu’on observe, à propos duquel on construit des hypothèses qu’on met ensuite à l’épreuve dans une démarche d’expérimentation, la question devient plus épineuse, car l’histoire est une discipline particulière : son objet, c’est le passé. Or cet objet a ceci de particulier qu’on ne peut l’observer directement, puisque par définition, il est passé, et l’observation ne peut se faire, elle, qu’au présent. Dès lors, on peut questionner le caractère véritablement scientifique de l’histoire. Poussons l’analyse plus loin : l’évidence, c’est que cette discipline étudie non pas la simple matière, comme le font les sciences physiques ou la chimie, mais le phénomène humain, dont les faits ne sont pas dictés par les seules causes physiques, ce qu’on cherche dans la suite des phénomènes humains, c’est du sens, ce qui exige de s’appuyer autant sur l’interprétation que sur la démonstration logique. Dès lors, on peut penser que, sans pouvoir se plier aux exigences que suivaient Newton, Galilée ou Einstein, un historien suive bel et bien une méthode, la science ne consistant pas à appliquer coûte que coûte les mêmes procédures à tous les objets, quels qu’ils soient, mais à adapter ses méthodes aux particularités de l’objet étudié.
D’autre part, le mot science peut être envisagé selon deux significations, qui n’ont pas la même profondeur : on parle d’une part de science dès lors qu’il y a des connaissances suffisamment solides pour pouvoir être transmises. C’est la figure du savant à laquelle on pense alors, celui qui « sait », auprès de qui on vient chercher la connaissance pour la transmettre à son tour. Mais être savant, ce n’est pas tout à fait la même chose qu’être scientifique. Le fameux Emilien, champion le plus durable du jeu télévisé Les 12 Coups de midi, peut être considéré comme savant. Pour autant, il n’a rien d’un scientifique. La science ne consiste pas dans le fait de posséder la vérité, mais dans la démarche consistant à la chercher d’une certaine façon, qu’on appelle une méthode.
Dès lors qu’on dispose de ces distinctions, on a non seulement un problème, mais aussi un plan. En fait, si on est malin, on commence à se dire que problème et plan sont intimement liés. Et on a raison : le plan annoncé n’est que l’exposition de l’ordre selon lequel on va explorer ce problème pour tenter de le résoudre. Il faut vraiment le concevoir comme la carte d’un territoire complexe, qu’on dessine pour que les autres puissent s’y retrouver. Si on devait rédiger l’introduction de cette dissertation, ça pourrait donner le texte suivant :
On ne cesse de répéter aux écoliers qu’il est important d’apprendre l’histoire, la connaissance du passé permettant de mieux comprendre le présent et de s’orienter correctement vers l’avenir. Placée au milieu des autres disciplines scolaires, l’histoire acquiert le statut de science, c’est à dire d’un ensemble de connaissances coordonnées et cohérentes les unes avec les autres, formant un tout solide et certifié qu’on peut transmettre de génération en génération, participant dès lors à ce phénomène plus vaste qu’on appelle la culture. Cependant, les lycéennes et lycéens qui choisissent la spécialité Sciences physiques ne peuvent s’empêcher de sourire un peu quand on parle de l’histoire comme d’une science : de toute évidence, la rigueur méthodologique à laquelle ils sont entrainés n’est pas du tout applicable en histoire, et ce pour au moins une raison, radicale : l’objet d’étude de l’histoire est nécessairement absent, puisqu’il s’agit du passé. Or le passé, par définition, ne peut pas être observé puisque toute observation se fait au présent. Ainsi, si le critère de la science est la mise en œuvre d’une méthode telle qu’on l’a vue se constituer dans les sciences de la matière, alors l’histoire ne peut pas prétendre au statut de science, pour la simple raison qu’il ne pourrait pas y avoir de science rigoureuse du passé, celui-ci n’étant pas un objet qui puisse être observé au présent et sur lequel on pourrait mener des expérimentations pour tester les hypothèses qu’on forme à son sujet. Le malentendu vient peut-être de cette précision, qu’on oublie facilement : si l’histoire doit être rangée dans une catégorie, c’est celle des sciences humaines et, à ce titre, ce sont moins des causes mécaniques qu’elle cherche, que du sens derrière la suite des phénomènes. Et à ce titre, il est logique qu’elle développe des méthodes qui lui sont propres, précisément parce qu’elle ne relève ni de la physique, ni de la chimie. Se demander si l’histoire est la science du passé consistera donc pour nous à concevoir ces deux notions sous l’angle de la connaissance acquise, avant d’analyser la façon dont en sciences en général et en histoire en particulier cette connaissance est établie. C’est alors qu’on pourra déterminer dans quelle mesure l’histoire est bel et bien une discipline scientifique, et si elle est la seule à pouvoir prétendre étudier le passé.
A partir de ces deux exemples (dont on ne répètera jamais assez qu’ils ne sont que des exemples), un bon exercice consiste à aller sur des sites qui proposent un très grand nombre de sujets, et à s’entrainer à faire des distinctions conceptuelles, à concevoir les notions au programmes (et les notions en général), de façon suffisamment diverses pour que des problèmes émergent là où on pensait avoir jusque-là des convictions. C’est un entrainement sain en vue de l’examen, puisque cet exercice est la racine de la réflexion à mener, et c’est une bonne préparation à l’écoute des autres, et à la prise de parole, autrement dit à la vie sociale et citoyenne.
Illustration de l’article :
Photographie de Cindy Sherman, Untitled Film Still #21, 1978
Pourquoi cette photographie ? Parce que toute l’œuvre de Cindy Sherman est constituée de photographies qui sont en même temps des autoportraits et des portraits d’autres femmes qu’elle-même, au sens où la prise de vue est toujours précédée d’un important travail sur elle-même, consistant à devenir une autre femme que celle qu’elle est. C’est elle, et ce n’est pas elle simultanément. L’hésitation dans le regard porté sur elle, l’ambivalence de l’interprétation, la bifurcation dialectique du sens qu’on peut donner à son œuvre sont au cœur de sa démarche photographique. Que, et qui voit-on dans une photographie de Cindy Sherman ? A vrai dire, ça dépend…
