Une question idéale pour les vacances : Pourquoi nous divertissons-nous ? (où l’on apprend (non sans effroi) que finalement, les vacances, c’est l’école).

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On entend alternativement des louanges et des discours extrêmement critiques à propos du divertissement. Certains y voient le signe de la décadence humaine, d’autres le considèrent au contraire comme la marque du progrès technique, libérant peu à peu l’homme du joug du travail. Face à cette opposition, il est intéressant de tenter de trouver une voie juste. Or pour cela il convient de poser la question qui est au centre de ce débat : quelle valeur a le divertissement ? Si une telle question se pose, c’est que justement, le divertissement est ambigu : il semble tellement désiré par les hommes qu’on peut se demander dans quelle mesure il peut leur être nécessaire. Cependant il est aussi tellement décrié qu’on peut se demander s’il n’est pas simplement une tentation adressée aux hommes pour mieux les perdre. L’ambiguïté du divertissement est même plus profonde encore, puisque comme on va le voir, ce concept peut recouvrir des définition suffisamment différentes pour qu’on puisse supposer que selon qu’on utilise l’une ou l’autre, on parvienne à des considérations différentes le concernant. Pour déterminer quelle est la valeur du divertissement, nous allons donc nous demander pourquoi l’homme s’y adonne. Cela réclame de notre part une étude en deux temps, s’intéressant tour à tour aux deux principaux sens du mot divertissement, tout d’abord entendu comme « loisir », puis comme « détournement ».

La cause la plus évidente de la pratique du divertissement est le plaisir qu’on en retire. Il en va là comme pour de nombreuses pratiques humaines : c’est le plaisir que nous avons à nous y adonner qui nous pousse vers elles. De nos jours, c’est sous le terme « loisir » que nous désignons ce temps, pour le distinguer du travail, et la raison qui nous fait préférer le loisir, c’est précisément qu’il nous permet d’échapper à l’effort pénible que réclame le travail. Si nous nous divertissons, c’est donc pour faire contrepoids à la souffrance procurée par le travail.

Nos ancêtres latins appelaient le loisir « otium ». Or pour un sujet de l’empire romain, l’otium se distingue de son opposé : le negotium. Pour saisir cela, il faut comprendre tout d’abord ceci : A cette époque, on différencie deux types d’activités : celles qui concernent la stricte survie, qui consistent donc à assurer par le labeur les conditions élémentaires permettant de rester en bonne santé ; et celles qui sont proprement humaines, autrement dit qui distinguent l’homme de l’animal. « Otium » concerne donc ce temps de l’activité proprement humaine. « Negotium » désigne tout ce qui infra humain, tout ce dont il est bon de se décharger sur les esclaves (à l’époque) ou les machines (par la suite), et dans la mesure où le mot « négoce » provient du latin « negotium« , on peut deviner que l’activité même de commerce était dans l’antiquité considérée comme subalterne, et non spécifiquement humaine. On peut se demander en quoi consiste l’otium. Principalement, il s’agit de la vie publique, des sciences, et des arts.

On le voit : dans l’antiquité, on ne distingue pas loisir et travail, on considère plutôt qu’il y a deux types de travail : d’un côté, celui qui est pleinement humain et permet à l’individu de se réaliser pleinement, et de l’autre celui qui au contraire abaisse l’homme en dessous de sa condition véritable.

Ainsi, selon cette première définition du divertissement comme loisir, on pourrait distinguer deux raisons inégales de se divertir : la première, légère et peu recevable, serait d’échapper à toute forme de travail et de demeurer en permanence dans l’inaction et la passivité. La seconde, plus solide, viserait à sélectionner les activités qui permettent d’être pleinement humain, et de ne pratiquer que celles-ci. Voici d’ailleurs comment Sénèque (4 – 65 ap JC) décrivait l’oisiveté quand elle devient l’ombre d’elle-même et qu’elle s’éloigne de la saine discipline dans laquelle on se construit soi même, discipline qui réclame du temps, et qui est, elle, le véritable sens du mot « loisir » :

« Chez certains, le loisir même est chargé de préoccupations : dans leur maison de campagne ou sur leur lit, en pleine solitude, bien qu’ils se soient éloignés de tout, ils se sentent encombrés d’eux-mêmes : à leur sujet, il ne faudrait pas dire que leur vie est oisive mais préoccupée de désoeuvrement. Peut-on appeler « oisif » celui qui ordonne, avec une subtilité jamais rassurée, des bronzes de Corinthe rendus précieux par le snobisme aigu de quelques collectionneurs, et consacre à des bibelots encrassés de vert-de-gris l’essentiel de ses journées ? Celui qui s’installe au gymnase (car, malheureusement, nous souffrons de vices qui ne sont même pas romains !) pour regarder de jeunes garçons lutter nus, le corps brillant d’huile ? Qui apparie les troupeaux de ses animaux de trait selon âge et couleur ? Qui entretient les plus récents vainqueurs en athlétisme ? Quoi ! Tu les appelles « oisifs » ceux qui patientent des heures chez le coiffeur, pendant qu’on leur dégage le visage de ce qui a pu y pousser au cours de la nuit, alors que chaque cheveu fait l’objet d’une mise en délibération, que tantôt l’on restaure une coiffure compromise et tantôt ici ou là, sur le front, l’on camoufle artistiquement une lacune ? Comme ils enragent, si par hasard le coiffeur a montré un peu moins de doigté que d’habitude, croyant raser un homme ! Comme ils s’enflamment si l’on a donné un coup de ciseau de trop dans leur crinière, s’il reste un épi dissident, si l’ensemble ne retombe pas en boucles régulières ! Qui d’entre eux ne préférerait pas voir perturbée la république plutôt que sa chevelure ? Qui ne serait pas plus inquiet d’orner sa tête que de la sauver ? Qui ne préférerait pas être bien coiffé que bien considéré ? Tu les appelles « oisifs », toi, ces gens qui passent leur vie entre peigne et miroir ? »

De la brièveté de la vie – Trad. X. Bordes, Mille et une nuits, p. 30-31

Tout d’abord, impossible de passer sur ce texte sans en mentionner l’incroyable actualité. On pourrait tout à fait l’imaginer écrit aujourd’hui et il est presque rassurant d’imaginer que nos lointains ancêtres grecs étaient confrontés aux mêmes futilités que elles que l’on déplore aujourd’hui. Notons comment Sénèque ridiculise ces manières en montrant leur totale vacuité. Ainsi reconnaît on ici les deux sens envisageables du mot « loisir » : on peut certes l’entendre comme l’attachement aux futilités, mais on le voit ici, ce sens est tellement dégradé qu’on ne peut s’en satisfaire. Aussi est il nécessaire de pousser plus loin l’investigation pour définir de manière plus approfondie le loisir.

Remontons au-delà du monde grec, rejoignons Aristote puisque lui-même, dans son Ethique à Nicomaque, tente de déterminer quel est le véritable sens du loisir. Les romains l’appelaient otium, les grecs l’appellent (et ça peut surprendre un peu l’écolier d’aujourd’hui) skhole. Cette racine grecque donnera le latin schola, qui dérivera vers le français école. Une pause s’impose face à l’étonnement suscité par cette découverte. L’écolier du vingt et unième siècle pourrait croire à une étrange blague étymologique : comment l’école, ce lieu où l’on vante en permanence le travail, l’effort, l’absence de plaisir, la contrainte, la mise en examen permanente (planifiée, ou « surprise »), comment ce lieu peut il porter le nom que portait chez les grecs le loisir ? La raison en est finalement simple : l’école est en fait pour les grecs le lieu de l’apprentissage, autrement dit le lieu où l’on découvre les activités pleinement humaines, un endroit nécessairement exempt des préoccupations du labeur, de la production, des questions liées à la subsistance. C’est pour cette raison qu’originellement, l’école porte le nom des loisirs. Et cela nous en apprend beaucoup sur ce qu’est, dans le fond, le loisir : c’est le temps laissé libre pour devenir pleinement humain. C’est donc précisément ce temps qui sépare l’homme de l’esclave, et à plus forte raison, l’homme de l’animal. L’esclave ne peut être pleinement homme, car il doit produire les moyens de subsistances (Remarque importante ici : nous ne sommes pas en train de dire qu’essentiellement, l’esclave n’est pas humain, mais que sa condition d’esclave l’empêche d’être reconnu, et donc d’être pleinement humain). L’animal n’est pas humain car il n’a même pas idée que les moyens de subsistance doivent être produits et qu’il est souhaitable de s’élever au dessus de ce stade de la production ; il est dans la plus pure immédiateté de la vie biologique. Mais alors, si on a une hiérarchie orientée de l’animal à l’être pleinement humain, qui passe par l’esclave, on doit admettre qu’un être humain qui n’aurait pas besoin de travailler, (car il aurait des esclaves à son service (ou des machines)) et qui dépenserait ce temps gagné à ne rien faire, à se préoccuper de jeux, d’amusements, de futilités, retomberait pour ainsi dire au stade de la vie purement animale, puisqu’il se contenterait de la vie « première », exactement comme un animal se laisse guider par ses instincts et le hasard des stimuli provoqués par son environnement. Celui qui est pleinement humain se libère des contraintes du labeur de survie pour dégager du temps lui permettant de s’adonner aux activités proprement humaines (art, philosophie, spiritualité…). Aristote nous le confirme avec un sens aigu du détail, précisant quelles sont les limites de l’amusement, et quelles sont les exigences du loisir pleinement humanisant :

« sont désirables en elles-mêmes les activités qui ne recherchent rien en dehors de leur pur exercice. Telles apparaissent être les actions conformes à la vertu, car accomplir de nobles et honnêtes actions est l’une de ces choses désirables en elles-mêmes. Mais parmi les jeux, ceux qui sont agréables font aussi partie des choses désirables en soi : nous ne les choisissons pas en vue d’autres choses, car ils sont pour nous plus nuisibles qu’utiles, nous faisant négliger le soin de notre corps et de nos biens (…) Ce n’est donc pas dans le jeu que consiste le bonheur. Il serait en effet étrange que la fin de l’homme fût le jeu, et qu’on dût se donner du tracas et du mal pendant toute sa vie afin de pouvoir s’amuser ! (…) au contraire, s’amuser en vue d’exercer une activité sérieuse, voilà la règle à suivre. Le jeu est, en effet, une sorte de délassement , du fait que nous sommes incapables de travailler d’une façon ininterrompue et que nous avons besoin de relâche. Le délassement n’est donc pas une fin, car il n’a lieu qu’en vue de l’activité. Et la vie heureuse semble être celle qui est conforme à la vertu ; or, une vie vertueuse ne va pas sans un effort sérieux et ne consiste pas dans un simple jeu. Et nous affirmons, à la fois, que les choses sérieuses sont moralement supérieures à celles qui font rire ou s’accompagnent d’amusement, et que l’activité la plus sérieuse est toujours celle de la partie la meilleure de nous-mêmes ou celle de l’homme d’une moralité plus élevée. Par suite, l’activité de ce qui est le meilleur est elle-même supérieure et plus apte à procurer le bonheur. De plus, le premier venu, fût-ce un esclave, peut jouir des plaisirs du corps, tout autant que l’homme de plus haute classe, alors que personne n’admet la participation d’un esclave au bonheur, à moins de lui attribuer aussi une existence humaine. »

Ethique à Nicomaque, livre X

Ainsi, si on s’en tient au sens antique du loisir, et si on assimile le divertissement au loisir, on peut affirmer qu’on ne se divertit précisément pas pour s’amuser, mais bien parce que c’est sur le terrain du loisir que ce trouve l’homme véritable, celui qui accomplit pleinement son essence particulière. Pour en tirer toutes les conséquences, et pour revenir sur le terrain ambigu de l’école, on pourrait considérer que les vacances sont précisément ce temps pendant lequel l’être humain est en retrait du monde, c’est-à-dire le temps scolaire : on ne peut aller à l’école que si on est en vacances. A l’origine, le mot « vacance » signifie l’absence (on parle d’un poste « vacant ». Les vacances sont la période du vacant, autrement dit du temps laissé libre, car vide. C’est par définition ce qui caractérise le temps de l’école, et celui des études : on ne peut simultanément se consacrer à l’étude tout en étant astreint aux contraintes de la survie. En ce sens, écoliers, collégiens, lycéens doivent être entretenus, leur société doit les décharger des astreintes de la survie, du labeur pénible pour qu’ils puissent se consacrer entièrement à leurs études. Ce serait là le véritable sens d’une école conçue comme un sanctuaire. A strictement parler, de la même manière que le loisir a deux sens, le travail lui aussi est double : ainsi l’école doit elle protéger les écoliers du travail, ce qui ne signifie pas qu’ils ne doivent effectuer aucun effort, mais que ces efforts doivent être pleinement orientés vers ce seul objectif de devenir pleinement humains. Toute infraction à cette mission de protection en ferait des esclaves, toute complaisance envers le l’envie des élèves de demeurer dans l’inaction et dans les amusements futiles en ferait des animaux. On comprend donc en quel sens précis le temps de l’école peut être assimilé au seul et véritable temps de vacances.

Mais on l’a dit en introduction, « divertissement » ne signifie pas seulement « loisir », il désigne aussi un détournement de l’esprit. Il faut s’arrêter à ce second sens, car nous allons voir qu’il présente pour nous un intérêt non négligeable. Celui qui va le plus utiliser cette acception du mot est Blaise Pascal, au dix-septième siècle. Pour le comprendre, il faut avoir en tête le fait qu’un des cœurs de la pensée de Pascal est le constat de la dimension paradoxale de l’homme. Il le considère en effet comme double : d’un côté il est immensément petit par rapport à l’univers, mais de l’autre, si petit soit il, il sait qu’il est petit, et ce détail le rend immense. C’est ce que Pascal explique grâce à l’image célèbre du roseau :

« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. »

Pensées (1670), fragments 339, 346, 347 et 348 dans l’édition L. Brunschvicg.

Qu’induit ce grand écart humain entre infini et petitesse ? Principalement de l’inquiétude. En effet, l’homme est celui dont la vie s’échappe, mais surtout, l’homme est celui qui sait que sa propre vie lui échappe. Ainsi est-il, qu’il le veuille ou non, confronté à sa propre fin, autant dire à sa mort. On pourrait imaginer que notre vie toute entière soit envahie par le sentiment de l’imminence de la mort, et que cette pensée nous paralyse définitivement, empêchant ainsi toute action. Réduisons l’échelle de notre existence, et observons ce qui en résulte : si on se trouve dans une pièce, et qu’un individu y entre, braque une arme sur les personnes présentes en affirmant d’un air convaincu et suffisamment convaincant : « Personne ne sortira de cette pièce vivant ! », on peut imaginer que tout le monde dans la pièce va avoir l’esprit occupé par cette affirmation, et qu’il y a peu de chances que quoi que ce soit parvienne à distraire les esprits présents de la pensée de la mort imminente. Peu de chances donc de voir telle personne se remaquiller ou se repeigner, telle autre entamer une partie de solitaire sur son ordinateur, peu probable aussi de voir quiconque rêvasser ou soudainement consulter les programmes télé de la soirée. La mort si proche devient subitement une obsession mobilisant la totalité de l’aptitude à la pensée. Elargissons maintenant la perspective : nous l’avons vu, nous sommes dans une situation équivalente à celle des personnes ayant vu débarquer dans leur pièce un individu leur annonçant leur fin prochaine. Certes, personne ne nous menace directement, mais tous les témoignages concordent : personne ne sortira de ce monde vivant et il faudra bien se résoudre à mourir. Or nous nous comportons très différemment de ceux qui savent qu’ils vont mourir dans les minutes qui suivent : au lieu d’y consacrer toutes nos pensées, nous avons tendance à essayer de nous en détourner, à mettre tout en œuvre pour échapper à cette pensée, comme si ne pas y penser allait empêcher la fin inéluctable. C’est là que le divertissement intervient. En effet, spontanément, et en dehors de toute occupation, la pensée de la finitude s’impose. Pascal prend soin de bien décrire ces phénomènes : dans les périodes de désœuvrement, c’est l’ennui qui nous assaille, et c’est ce moment dont profite l’angoisse pour nous envahir. Peu à peu, nous apprenons à repérer ces moments de relâchement, ces temps où notre cerveau est disponible, et nous savons comment le remplir pour qu’il ne soit pas envahi par les pensées angoissantes. En ce sens, contrairement à ce qu’on pense facilement, le temps du divertissement n’est pas un temps durant lequel on se vide l’esprit. Au contraire, c’est le temps durant lequel on le remplit pour n’y laisser aucune place à l’angoisse. Et si certains industriels parviennent à vendre du temps de cerveau disponible, ce n’est que parce qu’ils parviennent à tirer parti de notre incessante quête d’activité mentale, le mieux étant d’être abreuvé de l’extérieur par de toujours nouvelles préoccupations. C’est à ce prix que nous échappons à la pensée de la mort, et c’est ainsi que nous nous échappons à nous même. Pascal peut donc décrire la puissance du divertissement en ces termes :

« D’où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique et qui accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage. L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là »

Pensées, fragment 136–139-168

Voila l’efficacité du divertissement démontrée : « Il n’en faut pas davantage ». Pascal prend soin de préciser qu’un tel détournement de pensée n’est pas ponctuel : depuis six heures, l’esprit de cet homme est détourné de la pensée de la mort de son propre fils, et tant que dure la traque de ce sanglier, son esprit n’y reviendra pas. Six heures de répit qui dureront encore ce que durera cette chasse. Et après ? Le risque du retour au tragique est présent, mais il y a tant d’autres activités qui nous tendent les bras qu’on peut parier que pas mal de temps s’écoulera avant que de nouveau l’ennui permette aux questions existentielles d’être de nouveau posées. On dépasse donc là le simple amusement qu’on envisageait en début d’article pour entrer dans une véritable stratégie d’évitement, que Pascal décrit de la manière suivante (je reproduis ici tout l’ensemble de fragments intitulés « Misère de l’homme » dans l’édition des Pensées de 1671, cela fait une citation « un peu » longue, mais je serais presque prêt à garantir au lecteur qu’il s’y intéressera, et l’extrait lui-même me semble bien plus important que ma propre prose. Précisions qu’on va retrouver ci-dessous le passage cité ci-dessus, inclus dans un contexte plus large) :

« Misère de l’homme.
Rien n’est plus capable de nous faire entrer dans la connaissance de la misère des hommes, que de considérer la cause véritable de l’agitation perpétuelle dans laquelle ils passent toute leur vie.
L’âme est jetée dans le corps pour y faire un séjour de peu de durée. Elle sait que ce n’est qu’un passage à un voyage éternel, et qu’elle n’a que le peu de temps que dure la vie pour s’y préparer. Les nécessités de la nature lui en ravissent une très grande partie. Il ne lui reste que très peu dont elle puisse disposer. Mais ce peu qui lui reste l’incommode si fort, et l’embarrasse si étrangement, qu’elle ne songe qu’à le perdre. Ce lui est une peine insupportable d’être obligée de vivre avec soi, et de penser à soi. Ainsi tout son soin est de s’oublier soi-même, et de laisser couler ce temps si court et si précieux sans [193] réflexion, en s’occupant de choses qui l’empêchent d’y penser.
C’est l’origine de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et de tout ce qu’on appelle divertissement ou passe temps, dans lesquels on n’a en effet pour but que d’y laisser passer le temps, sans le sentir, ou plutôt sans se sentir soi même, et d’éviter en perdant cette partie de la vie l’amertume et le dégoût intérieur qui accompagnerait nécessairement l’attention que l’on ferait sur soi même durant ce temps-là. L’âme ne trouve rien en elle qui la contente. Elle n’y voit rien qui ne l’afflige, quand elle y pense. C’est ce qui la contraint de se répandre au dehors, et de chercher dans l’application aux choses extérieures, à perdre le souvenir de son état véritable. Sa joie consiste dans cet oubli ; et il suffit pour la rendre misérable, de l’obliger de se voir, et d’être avec soi.
On charge les hommes dés l’enfance du soin de leur honneur, de leurs biens, et même du bien et de l’honneur de leurs parents et de leurs amis. [194] On les accable de l’étude des langues, des sciences, des exercices, et des arts. On les charge d’affaires : on leur fait entendre, qu’ils ne sauraient être heureux, s’ils ne font en sorte par leur industrie et par leur soin, que leur fortune, leur honneur, et même la fortune et l’honneur de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule de ces choses qui manque les rend malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dés la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux. Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Demandez vous ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins. Car alors ils se verraient, et ils penseraient à eux même ; et c’est ce qui leur est insupportable. Aussi après s’être chargés de tant d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, ils tâchent encore de le perdre à quelque divertissement qui les occupe tous entiers, et les dérobe à eux mêmes.
C’est pourquoi quand je me suis [195] mis à considérer les diverses agitations des hommes, les périls et les peines où ils s’exposent à la Cour, à la guerre, dans la poursuite de leurs prétentions ambitieuses, d’où naissent tant de querelles, de passions, et d’entreprises périlleuses et funestes ; j’ai souvent dit, que tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas se tenir en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi, n’en sortirait pas pour aller sur la mer, ou au siège d’une place : et si on ne cherchait simplement qu’à vivre, on aurait peu de besoin de ces occupations si dangereuses.
Mais quand j’y ai regardé de plus prés, j’ai trouvé que cet éloignement que les hommes ont du repos, et de demeurer avec eux-mêmes, vient d’une cause bien effective, c’est-à-dire du malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne nous peut consoler, lorsque rien ne nous empêche d’y penser, et que nous ne voyons que nous. [196]
Je ne parle que de ceux qui se regardent sans aucune vue de Religion. Car il est vrai que c’est une des merveilles de la Religion Chrétienne, de réconcilier l’homme avec soi-même, en le réconciliant avec Dieu ; de lui rendre la vue de soi-même supportable ; et de faire que la solitude et le repos soient plus agréables à plusieurs, que l’agitation et le commerce des hommes. Aussi n’est-ce pas en arrêtant l’homme dans lui même qu’elle produit tous ces effets merveilleux. Ce n’est qu’en le portant jusqu’à Dieu, et en le soumettant dans le sentiment de ses misères, par l’espérance d’une autre vie, qui l’en doit entièrement délivrer.
Mais pour tous ceux qui n’agissent que par les mouvements qu’ils trouvent en eux et dans leur nature, il est impossible qu’ils subsistent dans ce repos et de se voir, sans être incontinent attaqués de chagrin et de tristesse. L’homme qui n’aime que soi ne hait rien tant que d’être seul avec soi. Il ne recherche rien que [197] pour soi, et ne suit rien tant que soi ; parce que quand il se voit, il ne se voit pas tel qu’il se désire, et qu’il trouve en soi même un amas de misères inévitables, et un vide de bien réels et solides qu’il est incapable de remplir.
Qu’on choisisse telle condition qu’on voudra, et qu’on y assemble tous les biens, et toutes les satisfactions qui semblent contenter un homme. Si celui qu’on aura mis en cet état est sans occupation, et sans divertissement, et qu’on le laisse faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra pas. Il tombera par nécessité dans des vues affligeantes de l’avenir : et si on ne l’occupe hors de lui, le voila nécessairement malheureux.
La dignité royale n’est-elle pas assez grande d’elle même, pour rendre celui qui la possède heureux par la seule vue de ce qu’il est ? Faudra-t-il encore le divertir de cette pensée comme les gens du commun ? Je vois bien, que c’est rendre un homme heureux, que de le détourner de la vue [198] de ses misères domestiques, pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d’un Roi ? Et sera-t-il plus heureux en s’attachant à ces vains amusements, qu’à la vue de sa grandeur ? Quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit ? Ne serait-ce pas faire tort à sa joie, d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d’un air, ou à placer adroitement une balle ; au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l’environne ? Qu’on en fasse l’épreuve ; qu’on laisse un Roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnie, penser à soi tout à loisir ; et l’on verra, qu’un Roi qui se voit, est un homme plein de misères, et qui les ressent comme un autre. Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes des Rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement aux affaires, et qui observent tout le temps de leur [199] loisir, pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu’il n’y ait point de vide. C’est à dire, qu’ils sont environnés de personnes, qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le Roi ne soit seul, et en état de penser à soi ; sachant qu’il sera malheureux, tout Roi qu’il est, s’il y pense.
Aussi la principale chose qui soutient les hommes dans les grandes charges, d’ailleurs si pénibles, c’est qu’ils sont sans cesse détournés de penser à eux.
Prenez y garde. Qu’est-ce autre chose d’être Surintendant, Chancelier, premier Président, que d’avoir un grand nombre de gens, qui viennent de tous côtés, pour ne leur laisser par une heure en la journée où ils puissent penser à eux mêmes ? Et quand ils sont dans la disgrâce, et qu’on les renvoie à leurs maisons de campagne, où ils ne manquent ni de biens ni de domestiques pour les assister en leurs besoins, ils ne laissent pas d’être misérables, parce que personne ne les empêche plus de songer à eux. [200]
De là vient que tant de personnes se plaisent au jeu, à la chasse, et aux autres divertissements qui occupent toute leur âme. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur dans ce que l’on peut acquérir par le moyen de ces jeux, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit dans l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre que l’on court. On n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche ; mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser.
De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le tumulte du monde ; que la prison est un supplice si horrible ; et qu’il y a si peu de personnes qui soient capables de souffrir la solitude.
Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui s’amusent simplement à montrer la vanité et la bassesse des divertissements des hommes, connaissent bien à la vérité une partie [201] de leurs misères ; car c’en est une bien grande que de pouvoir prendre plaisir à des choses si basses, et si méprisables : mais ils n’en connaissent pas le fonds qui leur rend ces misères mêmes nécessaires, tant qu’ils ne sont pas guéries de cette misères intérieure et naturelle, qui consiste à ne pouvoir souffrir la vue de soi-même. Ce lièvre qu’ils auraient acheté ne les garantirait pas de cette vue ; mais la chasse les en garantit. Ainsi quand on leur reproche, que ce qu’ils cherchent avec tant d’ardeur ne sauraient les satisfaire ; qu’il n’y a rien de plus bas, et de plus vain ; s’ils répondaient comme ils devraient le faire s’ils y pensaient bien, ils en demeureraient d’accord : mais ils diraient en même temps qu’il ne cherchent en cela qu’une occupation violente et impétueuse qui les détourne de la vue d’eux-mêmes, et que c’est pour cela qu’ils se proposent un objet attirant qui les charme et qui les occupent tous entiers. Mais ils ne répondent pas cela, parce qu’ils ne se connaissent [202] pas eux mêmes. Un Gentilhomme croit sincèrement qu’il y a quelque chose de grand et de noble dans la chasse : il dira, que c’est un plaisir royal. Il en est de même des autres choses dont la plupart des hommes s’occupent. On s’imagine qu’il y a quelque chose de réel et de solide dans les objets mêmes. On se persuade que si l’on avait obtenu cette charge, on se reposerait ensuite avec plaisir : et l’on ne pense pas la nature insatiable de sa cupidité. On croit chercher sincèrement le repos ; et l’on ne cherche en effet que l’agitation.
Les hommes ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leur misère continuelle. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de leur première nature, qui leur fait connaître, que le bonheur n’est en effet que dans le repos. Et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fonds de leur âme, [203] qui les porte à tendre au repos par l’agitation, et à se figurer toujours, que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.
Ainsi s’écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles ; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable. Car, ou l’on pense aux misères qu’on a, ou à celles dont on est menacé. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui de son autorité privée ne laisserait pas de sortir du fonds du coeur, où il a ses racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin.
C’est pourquoi lorsque Cineas disait à Pyrrus qui se proposait de jouir du repos avec ses amis après avoir conquis une grande partie du monde, qu’il serait mieux d’avancer lui même son bonheur, en jouissant dés lors de ce repos, sans l’aller chercher par tant de fatigues, il lui donnait un conseil qui recevait de grandes difficultés, et qui n’était guère [204] plus raisonnable que le dessein de ce jeune ambitieux. L’un et l’autre supposait que l’homme se pût contenter de soi même et de ses biens présents, sans remplir le vide de son coeur d’espérances imaginaires, ce qui est faux. Pyrrus ne pouvait être heureux ni devant ni après avoir conquis le monde. Et peut-être que la vie molle que lui conseillait son ministre était encore moins capable de le satisfaire, que l’agitation de tant de guerres, et de tant de voyages qu’il méditait.
On doit donc reconnaître, que l’homme est si malheureux, qu’il s’ennuierait même sans aucune cause étrangère d’ennui par le propre état de sa condition naturelle : et il est avec cela si vain et si léger, qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre bagatelle suffit pour le divertir. De sorte qu’à le considérer sérieusement, il est encore plus à plaindre de ce qu’il se peut divertir à des choses si frivoles et si basses, que de ce qu’il s’afflige de ses misères effectives ; et ses divertissements sont [205] infiniment moins raisonnables que son ennui.
D’où vient que cet homme qui a perdu depuis peu son fils unique, et qui accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera un cerf que ses chiens poursuivent avec ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage pour l’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit. Si l’on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là, mais d’un bonheur faux et imaginaire, qui ne vient pas de la possession de quelque bien réel et solide, mais d’une légèreté d’esprit qui lui fait perdre le souvenir de ses véritables misères, pour s’attacher à des objets bas et ridicules, indignes de son application. C’est une joie de malade et de frénétique, qui ne vient pas de la santé de son âme, mais de son dérèglement. C’est un ris de folie et d’illusion. Car c’est une chose étrange [206] que de considérer ce qui plaît aux hommes dans les jeux et les divertissements. Il est vrai qu’occupant l’esprit, ils le détournent du sentiment de ses maux, ce qui est réel. Mais ils ne l’occupent que parce que l’esprit s’y forme un objet imaginaire de passion auquel il s’attache.
Quel pensez vous que soit l’objet de ces gens qui jouent à la paume, avec tant d’application d’esprit, et d’agitation de corps ? Celui de se vanter le lendemain avec leurs amis qu’ils ont mieux joue qu’un autre. Voilà la source de leur attachement. Ainsi les autres suent dans leurs cabinets, pour montrer aux savants qu’ils ont résolu une question d’Algèbre qui ne l’avait pu être jusques ici. Et tant d’autres s’exposent aux plus grands périls, pour se vanter ensuite d’une place qu’ils auraient prise, aussi sottement à mon gré. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils en connaissent la vanité : et ceux là sont les plus sots de [207] la bande, puis qu’ils le sont avec connaissance ; au lieu qu’on peut penser des autres, qu’ils ne le seraient pas, s’ils avaient cette connaissance.
Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose, qu’on rendrait malheureux en lui donnant tous les matins l’argent qu’il peut gagner tous chaque jour, à condition de ne point jouer. On dira peut-être, que c’est l’amusement du jeu qu’il cherche, et non pas le gain. Mais qu’on le fasse jouer pour rien, il ne s’y échauffera pas, et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il cherche : un amusement languissant et sans passion l’ennuiera. Il faut qu’il s’y échauffe, et qu’il se pique lui même, en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer ; et qu’il se forme un objet de passion, qui excite son désir, sa colère, sa crainte, son espérance.
Ainsi les divertissements qui font le bonheur des hommes ne sont pas [208] seulement bas ; ils sont encore faux et trompeurs ; c’est à dire qu’ils ont pour objet des fantômes et des illusions, qui seraient incapables d’occuper l’esprit de l’homme, s’il n’avait perdu le sentiment et le goût du vrai bien, et s’il n’était rempli de bassesse, de vanité, de légèreté, d’orgueil, et d’une infinité d’autres vices : et ils ne nous soulagent dans nos misères, qu’en nous causant une misère plus réelle, et plus effective. Car c’est ce qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement le temps. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous porterait à chercher quelque moyen plus solide d’en sortir. Mais le divertissement nous trompe, nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort.
Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser : c’est tout ce qu’ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c’est une [209] consolation bien misérable, puis qu’elle vas non pas à guérir le mal, mais à le cacher simplement pour un peu de temps, et qu’en le cachant elle fait qu’on ne pense pas à le guérir véritablement. Ainsi par un étrange renversement de la nature de l’homme, il se trouve que l’ennui qui est son mal le plus sensible est en quelque sorte son plus grand bien, parce qu’il peut contribuer plus que toute chose à lui faire chercher sa véritable guérison ; et que le divertissement qu’il regarde comme son plus grand bien est en effet son plus grand mal, parce qu’il l’éloigne plus que toute chose de chercher le remède à ses maux. Et l’un et l’autre est une preuve admirable de la misère, et de la corruption de l’homme, et en même temps de sa grandeur ; puisque l’homme ne s’ennuie de tout, et ne cherche cette multitude d’occupations que parce qu’il a l’idée du bonheur qu’il a perdu ; lequel ne trouvant pas en soi, il le cherche inutilement dans les choses extérieures, sans se pouvoir jamais contenter, parce qu’il [210] n’est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu seul. »

Pensées – édition de 1671

C’est là un « grand » classique de la philosophie. C’est aussi un texte d’une incroyable actualité, et il l’est presque nécessairement. En effet, plus l’homme progresse dans sa conscience de sa propre mortalité, plus il se révolte contre sa propre condition, plus il devient un terrain favorable de développement du divertissement. Cela permet aussi de préciser qu’en définitive, tout est divertissement, qu’il s’agisse d’activités relevant de l’amusement, ou d’activités dites sérieuses. Car s’oublier dans la chasse ou s’oublier dans la recherche scientifique revient au même : dans un cas comme dans l’autre on occupe l’esprit pour qu’il ne s’attache pas à l’essentiel, on remplit toute la pensée disponible pour qu’elle n’offre plus de prise à l’angoisse, on évacue l’ennui. Bien sûr, la philosophie elle même n’échappe pas à la règle, et autant il est légitime et nécessaire de se questionner (puisque ce monde est, par nature, questionnant), autant l’attachement aux détails techniques, l’acharnement sur les questions pointilleuses, l’obstination à accumuler érudition et arguties paraît aux yeux de Pascal relever d’un esprit de sérieux déplacé. « La vraie philosophie se moque de la philosophie » écrit il. Cela nous rappelle la première page du « mythe de Sisyphe » de Camus, dans laquelle il montrait que la seule véritable question philosophique est celle du suicide, et que toutes les autres questions sont subalternes, et relèvent d’une occupation de l’esprit qui n’a de sérieux que le nom. A ce moment, Camus est un digne héritier de Pascal et ne fait rien d’autre que réactualiser le concept de divertissement en montrant qu’il est toujours à l’œuvre.

Deux grandes réponses peuvent donc être apportées à la question « Pourquoi nous divertissons nous ? ». D’un côté, nous nous divertissons car il faut bien se permettre du repos entre les moments d’effort ; mais on l’a vu, si le divertissement n’était que cela, on pourrait considérer que les animaux se divertissent, ce qui n’est pas exactement le cas. Aussi doit on considérer que si le divertissement a un sens pour l’homme, c’est sous un double aspect, contradictoires certes, mais néanmoins fondateurs de ce qui constitue un être humain : tout d’abord la nécessité de libérer du temps pour se consacrer à ce qu’on appelait autrefois (justement) les humanités (entre le seizième et le vingtième siècle, on disait des étudiants qui apprenaient le latin et le grec qu’ils faisaient leurs humanités ; il est douteux qu’on doive réduire l’essence humaine aux langues anciennes, mais on peut imaginer il y a là une survivance du sens profond du mot « loisir »), et d’autre part la tentation permanente de faire de toute activité un leurre permettant d’échapper au caractère tragique de l’existence. Telle est l’ambiguïté de l’homme, écartelé entre le besoin de s’occuper et la nécessité de laisser place à l’ennui, l’envie de se distraire et l’inquiétude spontanée face à l’échéance inévitable de la mort. C’est là la double face du divertissement, qui correspond à la duplicité humaine. Pascal, lui-même spécialiste de ce genre de grand écart, était le partenaire idéal pour nous accompagner dans ce parc d’attraction inquiétant, cette cour de récréation tragique ce terrain de jeu fascinant que constitue pour l’homme le divertissement.


Toutes illustrations extraites de l’œuvre de David Lachapelle, photographe américain contemporain, travaillant en permanence à la frontière entre photographie « pleinement artistique » (pour peu que cette expression puisse avoir un sens) et photographie de mode. Il fait d’ailleurs partie de ces individus qui permettent de remettre en question la frontière entre les genres. Société de consommation, fascination pour le futile, overdose de kitsch, attraction pour les séductions faciles, David Lachapelle met en scène l’essence de notre monde, ses moteurs les plus fantasmagoriques. Cela donne des photographies qui flirtent souvent avec de qu’on pourrait considérer comme un mauvais goût, alors qu’il s’agit plutôt d’utiliser les motifs du monde consumériste pour les mettre davantage en évidence ; c’est aussi ce qui permet à Lachapelle de développer un esprit critique tout en conservant une certaine légèreté de ton et de style. Pour autant, l’humour planant sur les clichés ne parvient pas à gommer tout à fait l’inquiétude qui en émane. Là se trouve le terrain de jeu de Lachapelle, terrain qui, comme tout les terrains de jeux, est en équilibre entre amusement et gravité.

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4 Comments

  1. Lachapelle et Pascal : du grand art!
    une question : peut on vraiment assimiler le loisir (scholè) et le divertissement? N’est ce pas le sens d’amusement ou de délaissement qui conviendrait?

  2. Tant de mot pour si peu…
    En voiçi un de trop « Chrétienne »

    Lecture neanmois interessante !
    Merci pour le divertissement ^^

  3. Ah !
    Trop long, je me dis ça à la publication de chaque article, mais dans ce cadre précis, j’ai renoncé à me brider au delà du strict nécessaire. Après tout, on a le temps et la place du développement et des apparentes disgressions, alors profitons en !
    Pour ce qui est du mot « de trop », je vois mal comment faire comme si Pascal ne l’avait pas écrit (et, peut être parce que l’heure est encore assez matinale pour le commun des mortels, je ne vois pas pourquoi il serait « de trop », à vrai dire, mais je veux bien être éclairé sur ce point !

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