L’art – Un premier problème : son rapport avec le réel, et la mise en question de la notion de beauté naturelle.

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A L’illusion de la beauté naturelle.

Si on devait déterminer ce qui, au-delà des goûts individuels, semble reconnu de manière très majoritaire comme beau, on pourrait tenter de repérer non pas ce que soi même on aime, mais ce qu’on pense que les autres, de manière majoritaire, aiment. C’est exactement le genre de question qu’on se pose quand il s’agit non pas de s’acheter ce dont on a soi même envie, mais quelque chose qu’on offrira à quelqu’un dont on ne connaît pas précisément les goûts, et qu’on veut néanmoins satisfaire. Si on tente cet exercice de désubjectivation des goûts, on tombe vite sur les standards des « beaux livres », avec une écrasante majorité de livres compilant les grandes œuvres d’art mondialement reconnues comme chef d’œuvre, soit vers ces grands volumes proposant des représentations impressionnantes de la nature, tels que ceux que produit en grande série le photographe Yann Arthus-Bertrand, sous le titre « la Terre vue du ciel ».
Yann Arthus-BertrandDe tels succès s’appuient sur une esthétique déjà ancienne, privilégiant la représentation fidèle de ce qui, dans ce qu’on appelle la réalité, est reconnu comme beau. Sur ce principe, on construit le concept de « beauté naturelle », qui semble consacré par l’histoire des arts, puisqu’une majeure partie d’entre les œuvres qui la parcourent semblent respecter ce critère, même si on verra qu’il s’agit là, dans une certaine mesure, d’une illusion. Très tôt dans l’histoire, la question de la représentation se pose, aux artistes, au public et aux théoriciens de l’art. Le plus connu des philosophes qui, dans l’antiquité, s’attaquèrent à la question fut Platon. Si on prend en compte la manière dont lui-même définit la réalité, on va comprendre pourquoi lui, déjà, va remettre en cause l’art réaliste. En effet, on sait que le platonisme affirme que le monde sensible, celui que nos sens nous font percevoir, n’est qu’une apparence. D’un côté, cela heurte le sens commun, puisque nous avons le sentiment que nos sens nous font entrer en contact avec le réel, on revient même à eux quand on veut en avoir le cœur net. Pourtant, pour Platon, le monde sensible n’est rien de plus que ce que les ombres sont aux objets eux-mêmes : une forme déviée, et lacunaire, et donc en partie trompeuse. C’est la raison pour laquelle il condamne tous ceux qui s’y attachent excessivement.

Reprenons, si l’art a pour objectif de représenter le réel, il faut donc se demander de quel réel il s’agit. Si le monde matériel dont nous faisons l’expérience n’est pas la réalité, alors il faut considérer que celle-ci n’est pas matérielle. L’art va nous permettre de le comprendre, et Platon le montre grâce à l’exemple d’un lit, dont il va montrer qu’il existe sous trois formes. La première est le lit concret, celui dans lequel on dort. Il est La condition humaine - Magrittematériel, on peut s’en servir, il appartient à ce que Platon appelle le monde sensible. Mais si tous les lits, malgré leurs différences, sont bel et bien des lits, c’est qu’ils sont tous une déclinaison possible d’une idée unique, celle de lit. Comme celle-ci est immuable, universelle, vraie, Platon considère que c’est là que se trouve le lit réel, le lit matériel n’étant qu’une copie de cette matrice. Si on était des personnages de Matrix, on dirait que le monde perçu n’est qu’une version possible du programme général qui, lui, est réel là où le monde « objectif » matériel n’est qu’une apparence. Nombreuses sont donc les raisons pour lesquelles c’est dans les idées qu’il faut chercher la vérité. Or, quel lit peint l’artiste sur sa toile ? Le lit matériel, particulier, pittoresque ? Ou le lit idéal, archétype, conceptuel ? La réponse, dans le cas de l’art qui s’appelle réaliste, est évidente : on y représente le lit dans lequel on dort. Mais alors, il s’agit de la représentation d’une représentation, puisque le lit matériel n’est que la copie du lit idéal, son ombre. Quand on sait quelle valeur Platon donne aux idées, et combien il cherche à se détacher de la matière, on devine quel sombre regard il peut porter sur les œuvres de Zeuxis ; on le devine particulièrement bien dans son ouvrage intitulé « la République », où l’artiste trompeur va simplement être exclu de la cité idéale, précisément parce qu’il est illusionniste, corrupteur de l’esprit.

Platon préfère l’art égyptien à son propre art contemporain, précisément parce qu’il ne tente pas de produire une « impression » de réalité. L’utilisation de représentation en profil, sans profondeur, ramène les visages aux figures, et les figures aux simples formes ; il y a là une idéalisation qui incite le spectateur de l’œuvre à ne pas se laisser enfermer dans le monde sensible, et à s’élever vers les idéalités. En ce sens, on peut considérer que Platon a inventé, si ce n’est l’art abstrait, du moins l’art idéalisé, dans lequel le monde sensible est transfiguré par le style, ce qui permet de ne plus réduire l’œuvre d’art à une simple copie du monde lui-même, mais bel et bien de voir en elle la proposition d’un autre monde, plus élevé que celui dans lequel nous sommes. Il serait dès lors intéressant de relire l’œuvre d’un artiste au bord de l’abstraction, tel que Paul Klee, qui affirmait lui-même que « le monde dans sa forme actuelle n’est pas le seul monde possible », en se demandant quelle est cette autre forme que peut prendre le monde, ce qui permettrait de conclure, avec Platon que cette autre forme ne peut précisément être qu’un monde de formes. Quand Kandinsky écrira son traité de peinture, intitulé « Point, ligne, plan », la réduction de l’art à un simple jeu de formes, constituant un autre monde, sera achevée.

Ainsi, parler de « beauté naturelle », c’est s’enfermer dans la nature telle qu’elle est et se résoudre à y demeurer, sans jamais atteindre, d’ailleurs sa perfection. En effet, si la nature contenait elle-même la beauté qu’on y voit, alors il serait vain de vouloir la reproduire.

B – L’impossible copie de la nature.

C’est là un paradoxe du réalisme, c’est qu’à force de vouloir être fidèle à son modèle, il se condamne à le trahir. Certes, en apparence, une peinture, un film réalistes sont conformes à ce qu’ils sont censés représenter. Mais il ne s’agit là que d’une apparence, qui ne peut être soutenue que par des artifices. C’est là une limite de l’art, mais on verra que c’est aussi ce qui constituera sa valeur spécifique, irréductible au statut de « copie » du réel.

Tout d’abord, les artistes eux-mêmes auraient du mal à définir ce qu’ils entendent pas « réalisme ». Aussi curieux que cela puisse paraître, il y a chez Flaubert, chez Zola, chez Géricault, chez Manet ou chez Picasso la même volonté d’être réaliste. Platon a déjà montré à quel point la question était ambiguë, en déplaçant le curseur qu’on nomme « réalité » du monde sensible vers les idées, en traversant de part en part la fameuse caverne. Qu’est ce qu’être réaliste ? Est-ce représenter les apparences telles qu’elles nous apparaissent ? Ou est ce représenter les choses telles qu’elles sont ? On a là la question qui parcourt la succession des écoles artistiques depuis les peintures rupestres jusqu’au cubisme.

Le strict réalisme conforme aux impressions reçues par les sens est sans doute, paradoxalement, celui qui doit le plus se compromettre avec les artifices. Toute œuvre est en effet un artifice, au sens où elle restitue le monde dans un espace qui n’est pas l’espace naturel, et le plus souvent dans d’autres dimensions. Dès lors, l’artiste triche en permanence. L’exemple le plus évident de cela, c’est l’usage en peinture, particulièrement à partir de la Renaissance, de la perspective, censée donner l’illusion de la profondeur dans un espace qui n’a que deux dimensions. Il y a là une nécessaire torsion du réel qui est exigée par l’ambition de l’artiste de tromper le spectateur et de rendre présent ce qui est, en fait, absent. Même constat quand il s’agit de cinéma : tout est faux, depuis la manière dont sont tournés les dialogues jusqu’à la façon dont sont restituées les « impressions » au spectateur. Ainsi, dans son film Raging Bull, retraçant la carrière puis la chute du boxeur Jack La Motta, Scorcese utilise t-il une véritable panoplie de subterfuges pour donner aux combats de boxe un réalisme encore jamais vu au cinéma : les sons produits par les coups sont « reproduits » grâce à des melons et pastèques qu’on pulvérise sur les murs, qu’on fracasse au marteau, pour bien rendre le son des chairs tuméfiées… tel qu’on ne l’a jamais entendu, ainsi de Niro se muscle t-il exprès pour le rôle, puis prend trente kilos en quatre mois pour jouer la seconde partie du film. Evidemment, même si l’embonpoint est réel, il n’est cependant pas vraiment le signe de la déchéance de De Niro, mais de son professionnalisme, et de la maîtrise de son propre corps d’acteur, ce qui permet de dire qu’en l’occurrence, les moyens mis en œuvre sont l’exacte antithèse de ce que veut montrer le film. Enfin, pour montrer la déchéance de Jack La Motta quand il remonte sur le ring, Scorcese modifie l’échelle des rings utilisés pour le tournage, les agrandissant au fur et à mesure pour que le boxeur ait l’air de plus en plus perdu dans cet espace qui peu à peu l’engloutit visuellement. Là encore, la question du réalisme se pose, puisque c’est en trahissant la réalité matérielle du monde que Scorcese parvient à être fidèle à l’impression que ce monde provoque sur nos sensibilités.

Les demoiselles d’Avignon - PicassoDès lors, l’art est moins une vaste entreprise de copie du réel qu’une longue réflexion, toujours en cours, sur la nature de la réalité, et sur sa mise en évidence par les artifices. On le voit avec des œuvres à prétention réalistes (ce qui est le cas de Raging Bull, dans la mesure où les artifices sont mis au service d’une perception qui soit conforme à celle de la « vraie vie »), mais on va le cerner de plus près dans les œuvres qui s’éloignent de la perception « standard » du monde. C’est le cas, par exemple, du cubisme de manière générale, et de la peinture de Picasso en particulier. Quand on observe les Demoiselles d’Avignon, on se rend bien compte du fait que ces femmes peintes ne sont pas semblables à l’impression que leur vue « réelle » provoquerait sur nous. Mais la question que pose le cubisme est justement celle du lien existant entre réel et impression du réel. Représenter un corps, ou un objet, en peinture classique, signifie choisir un point de vue sur cet objet, et le représenter selon ce point de vue, qui sera simultanément celui du peintre et celui du spectateur. Sur Vélasquez, dans son célèbre tableau intitulé les Ménines , rompra avec ce principe en réussissant à brouiller la place du sujet et de l’objet du tableau, et en plaçant les éléments significatifs de l’œuvre à l’extérieur de celle-ci. Le cubisme, qui commence chez Cézanne avec la réduction des paysages à des formes géométriques, se poursuit chez Picasso dans une véritable explosion des objets représentés, qui semblent éparpillés en fragments, comme si ils étaient envisagés selon plusieurs points de vue simultanément. On a là l’une des clés de compréhension des œuvres de Picasso : elles ne cherchent pas à restituer l’impression laissée en espace et en temps normal par la présence des objets, mais à les rendre directement présents, sans chercher à les plier aux exigences de notre perception individuelle. Ainsi, il ne s’agit plus de nous présenter les objets tels qu’ils nous paraissent, mais tels qu’ils sont, autrement dit, précisément tels que notre sensibilité nous interdit de les voir. Ce grand bon dans l’attitude artistique va autoriser ensuite les audaces et les subtilités les plus poussées. Ainsi, on pourrait croire que le mouvement américain qu’on appelle l’hyperréalisme soit un retour en arrière, puisqu’il ambitionne d’offrir une représentation de qualité photographique du monde au spectateur, proposant un luxe de détails d’une prouesse semblant impossible à atteindre. Et pourtant, ces tableaux, en rompant avec le principe de la profondeur de champ, rendent présent le monde tel que nous ne le voyons jamais, clarifié par la puissance qu’a la peinture de ne pas être soumise aux lois optiques.

In bed - Ron MueckAinsi pourrait on dire que l’intérêt des œuvres d’art n’est pas, précisément, dans leur correspondance avec ce que nous appelons le réel, et qui n’est en fait qu’une gamme d’impressions auxquelles nous sommes habitués, mais dans l’écart qu’elles se permettent avec nos habitudes sensorielles, et donc avec les objets tels que nos esprits les constituent sur la base de nos sensations. C’est là une manière saine d’aborder les œuvres, non pas en les jugeant sur leur proximité avec le réel, dont on a vu qu’elle est toujours trompeuse, mais en s’intéressant plutôt à la distance qu’elles créent avec la réalité, car là est leur force. C’est par exemple ce qui fait que le travail d’un sculpteur contemporain tel que Ron Mueck échappe à la simple prouesse technique, qui n’en ferait qu’un simple équivalent d’un musée Grévin amélioré : ses figurines hyperréalistes ne sont pas des copies du réel, parce qu’il joue sur un élément essentiel de la perception : l’échelle. Se contraignant à un réalisme sans faille dans les postures, les textures, il s’interdit cependant de respecter l’échelle de ses modèles, introduisant immédiatement dans l’esprit du spectateur l’évidence selon laquelle ce monde n’est pas tout à fait le monde, permettant dès lors de voir les œuvres pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des objets connectés au monde, mais ne s’y réduisant pas. Loin de nous écraser ou de nous permettre de nous complaire (ce qui revient au même, la complaisance étant juste une manière apparemment agréable de se laisser écraser) dans le monde tel qu’il s’impose à nous, l’art a donc pour fonction d’emporter celui qui se confronte aux œuvres dans un monde dont la valeur vient précisément du fait qu’il n’est pas le monde.

C – La beauté naturelle n’existe qu’en tant qu’elle est produite par l’art.

Notre concept de beauté naturelle est donc mis à mal, puisque l’art ne semble pas avoir pour tâche d’en être l’archiviste. C’est qu’en fait le concept lui-même est insatisfaisant, s’appuyant sur des impressions qu’on peut facilement faire tomber. Pour commencer, on peut reconnaître que la vie biologique elle-même utilise la séduction des sens pour parvenir à ses fins. Se-ductere, en latin, signifie « tirer à soi ». Il y a dans la séduction une volonté d’attirer à soi par les sens, qui est utilisée par l’ensemble du règne animal pour assurer la reproduction, et pour l’organiser. En effet, les parades nuptiales, les combats entre prétendants ont pour objectif de sélectionner les plus beaux des individus dans chaque espèce. Beth Ditto - Chanteuse du groupe GossipLes plus beaux, c’est-à-dire les mieux constitués génétiquement. C’est ainsi qu’on sait le rôle de la symétrie dans la vie biologique : géométrie parfaite des ailes des papillons, de la roue du paon, du masque des loups, équilibre parfait de la danse qu’effectuent certaines espèces, trahissant les colonnes vertébrales mal ajustées, les pattes d’inégale longueur, autant de caractéristiques non séduisantes qui écarteront les spécimen qui en sont porteurs du terrain de jeu de la reproduction. Les êtres humains sont eux-mêmes sensibles à cette forme de beauté, eux aussi testent leur aisance physique sur les dancefloors (et ceux qui le pratiquent savent bien à quel point c’est là un terrain de sélection tout aussi violent que celui d’un eugénisme concerté) sur les terrains de sport du monde entier, que cela prenne la forme du patinage artistique ou de l’ultimate fighting. De manière générale, on pourrait parler de beauté naturelle dès qu’il s’agit de repérer dans la nature les formes qui expriment le mieux la santé, l’énergie, la pureté, la force. C’est la raison pour laquelle, par exemple, les normes de la beauté féminine changent avec le temps, selon ce que l’on considère comme « une femme saine ». Pendant des siècles, la femme est désignée avant tout par son aptitude à être mère, aptitude qui est en fait conçue comme une mission, une virtualité à actualiser par l’enfantement. Dès lors, une belle femme est une femme qui manifeste par ses formes physiques ses aptitudes à remplir son rôle. Concrètement, cela signifie qu’une belle femme doit avoir le bassin large, signe que l’accouchement se fera sans difficultés. On sait qu’aujourd’hui, alors que l’idéal féminin s’est détaché de la maternité, la norme de la beauté féminine a laissé de côté ces rondeurs considérées par beaucoup comme aliénantes, et ce sont des formes plus fines qui leur ont été préférées, parce qu’elles témoignent de l’aptitude acquise entre temps par les femmes d’être, elles aussi, maîtresses de leur destinée.

Mais si la norme change, c’est bien que la beauté n’est pas naturelle, mais culturelle : sa définition change avec le temps, et selon le lieu dans lequel on se trouve. Ainsi, les normes esthétiques ne sont elles pas imposées par la nature elle-même, mais par ce qu’une culture conçoit comme étant les signes d’une bonne vie. On l’a vu, c’est ainsi que la norme physique féminine change avec le temps et selon les classes sociales qu’on examine. Mais c’est en fait valable pour l’ensemble des critères esthétiques que produisent les sociétés. C’est particulièrement sensible si on prend en considération les sens qui ne participent pas directement aux beaux-arts : en matière de goûts culinaires, par exemple, on sait bien à quel point la norme du « bon » est relative, ce qui est succulent dans tel pays étant perçu comme immangeable ailleurs. Il en va de même pour l’odorat, dont on sait bien qu’il n’est pas encadré par les mêmes normes partout dans le monde. Même si c’est moins évident, il en va de même pour les autres sens : la vue, l’ouïe suivent des critères qui sont culturellement spécifiques. Ainsi, certains accords musicaux seront perçus comme tellement dissonants par certaines époques qu’ils seront tout simplement interdits, désignés comme « diabolus in musica » jusqu’à ce que certains courants musicaux, (en particulier le jazz, le blues, puis certains courants du rock’n’roll) en fassent des pierres angulaires de leur vocabulaire sonore. Ainsi, de même, certains thèmes typiques évidemment reconnus comme beaux au vingtième siècle sont-ils totalement ignorés et dépréciés auparavant. Par exemple, au dix-neuvième siècle, c’est la représentation des paysans, du monde ouvrier qui est déconsidérée, et on sait quelles violentes critiques recevront Zola pour la littérature, Millet pour la peinture, parce qu’ils osent dresser le portrait de manière attachante, valorisante, des classes sociales les plus basses, gâchant ainsi l’encre et la toile, et pervertissant les goûts en les faisant s’attacher à ce qui n’a pas de valeur. On sait pourtant comment, ensuite, la paysannerie va devenir LE motif de tout un folklore plus ou moins niais, mettant en avant la supposée beauté du monde rural, des activités champêtres, de la vie pastorale, suivant là un standard esthétique qui paraît éternel au touriste venu visiter tel écomusée, ou participer à telle reconstitution d’une fête villageoise, caméscope en main, prêt à figer sur son disque dur ces images qui ne sont elles mêmes que la simulation de ce qui était en son temps tout à fait extérieur à toute reconnaissance esthétique, alors qu’il est nettement daté historiquement.

Prince Radian dans le film de Tod Browning “Freaks”Cela signifierait que ce qu’on appelle « beauté naturelle » est en fait le produit d’un cheminement culturel qui dresse en norme de beauté ce qui parfois était auparavant considéré comme éminemment laid. Or notre réflexion va devenir plus intéressante si on se demande quel peut bien être le facteur qui déclenche, dans une culture donnée, de tels bouleversements des valeurs esthétiques. Pourquoi les paysans deviennent ils subitement beaux ? Pourquoi les belles femmes d’aujourd’hui ne sont elles plus les nourrices potentielles du passé ? Pourquoi peu à peu les corps humains modifiés, amputés, difformes, passent ils de la catégorie des monstres à celle des formes reconnues comme belles ? Dans chacun de ces cas, on trouve un facteur commun : le fait qu’à un moment donné, les artistes s’intéressent à des aspects du monde qui sont déconsidérés, soit que le grand public les définisse comme laids, monstrueux, soit qu’il les ignore tout simplement. Ainsi, on a vu le rôle qu’avait joué le peintre Millet en fondant l’école de Barbizon, phare du mouvement réaliste en peinture, raillé pour avoir choisi les paysans comme sujets de peinture. On pourrait montrer que des processus identiques sont encore à l’œuvre aujourd’hui, dans la manière dont nous abordons ce qu’on appelait auparavant « les monstres ». Freaks (en anglais, les monstres), est précisément le titre d’un film tourné en 1932 par Tod Browning, met en scène de véritables corps humains non conformes aux règles dominantes en matière de médecine, et en matière esthétique. Hydrocéphales, hommes à tête d’épingle, femmes à barbes, nains, sœurs siamoises, cul de jatte, homme tronc, autant de singularités physiques qui peuplent ici un univers cauchemardesque car quotidien : dans les années 30, on est habitué à voir ces corps dans leur cage, au sein des baraques aux phénomènes qui accompagnent chaque fête foraine, chaque cirque. Mais le films de Browning a une autre ambition que la simple excitation de la pulsion scopique chez le spectateur : la structure même de son film va casser les codes esthétiques en vigueur, dégradant esthétiquement l’idéal féminin personnifié par la trapéziste vedette du cirque qui sert de cadre à l’intriguer, et esthétisant les monstres en faisant d’eux des victimes humaines, tout à fait humaines. Le dispositif, qui fonctionne comme un piège esthétique, fonctionne à merveille : le spectateur choisit vite son camp, et comme ce qui nous ressemble nous plait, on s’habitue très vite à cette proximités des corps déviants, jusqu’à pouvoir les considérer comme beaux. Nous sommes là dans les années 30, et beaucoup de chemin restera à parcourir pour parvenir à ce que le grand public reconnaisse les corps dissidents comme beaux. Kenny EasterdayC’est néanmoins chose faite lorsque le cinéma grand public (ce que n’était pas le film de Browning) consacre un corps d’enfant-tronc comme susceptible d’occuper la tête d’affiche d’un film, ce qui fut fait en 1987, dans le film Kenny, mettant en scène Kenny Easterday dans son propre rôle d’enfant atteint d’agénésie, amputé des jambes et du bassin, tel qu’il est dans sa vie quotidienne. On pourrait craindre d’être tombé là dans le plus sordide des réalismes voyeuristes, mais on peut considérer que, dans une certaine mesure, si un tel projet est alors possible, c’est que d’une part, le territoire des sens du grand public a été préparé par d’autres propositions esthétiques moins tapageuses auparavant, et que d’autre part, le film lui-même, bien qu’il soit loin d’être un chef d’œuvre, poursuit ce travail des sens en banalisant ce qui auparavant ne pouvait même pas être montré (en ce sens, certaines formes de voyeurisme peuvent témoigner de l’évolution de la sensibilité d’une culture toute entière). L’effet induit par ces œuvres est étonnant, car il contredit totalement le postulat selon lequel il existerait une beauté naturelle que l’art aurait pour tâche de reproduire telle quelle. C’est en fait le contraire qui se passe : l’art est le processus grâce auquel des éléments choisis de la nature deviennent beaux, alors qu’ils étaient auparavant conçus comme repoussants, ou simplement ignorés. C’est précisément ce que montre, par exemple Oscar Wilde, quand il décrit les paysages comme s’il s’agissait de tableaux : ce sont les peintres, en effet, qui guident le public, en révélant dans le monde ce que personne n’avait encore vu. Ainsi, aussi étrange que cela puisse paraître, il y eut des époques où il n’y avait pas de paysage, où on ne connaissait pas la brume, non pas que le phénomène météorologique n’existât pas, mais on ne le regardait pas, parce qu’il n’avait pas été repéré comme un objet à part entière. Or pour cela, il fallait que des regards plus aiguisés, pas totalement conditionnés par la culture dominante, désignent ces objets, les repèrent dans l’espace singulier de l’œuvre pour qu’ensuite, ils puissent être reconnus comme figures dans le monde.

Ainsi avons-nous inversé le rapport qu’on croyait entretenu entre les œuvres d’art et le monde : s’il s’agit pour elles de copier ce qui, dans le monde, est déjà reconnu comme beau, alors c’est peine perdue, au sens où ça n’en vaut, doublement, pas la peine : d’une part, la copie sera un mensonge, et d’autre part, la copie ne vaudra que parce qu’un autre artiste aura, auparavant, déjà mis cette beauté en évidence, en la dévoilant par ses œuvres. Car c’est l’œuvre qui met de la beauté là où il n’y en avait pas encore, ce qui explique que les goûts changent, que les courants artistiques se succèdent, que les styles évoluent.

 

Illustrations :

1 – La Mer d’Aral vue par Yann Arthus-Bertrand
2 – La condition humaine – Magritte
3 – Les demoiselles d’Avignon – Picasso
4 – un exemple de beauté féminie à l’ancienne : Beth Ditto, la chanteuse du groupe Gossip.
5 – Prince Radian dans le film de Tod Browning « Freaks »
6 – Kenny Easterday dans son propre rôle.

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2 Comments

  1. Merci pour ce fabuleux texte ! Voilà qui m’a aidé à bien mieux comprendre, et à voir sous un jour différent, certains aspects de l’art qui, j’ai honte de l’avouer, m’ont toujours laissé suspicieux, dubitatif et méfiant… J’attends avec impatience, mais patiemment bien-sûr, les prochains posts sur ce thème qui ne pourront, sans doute, qu’aider le néophyte à mieux percevoir l’intérêt intrinsèque et réel de l’univers, haut en couleurs, curieux et complexe, des arts. Merci encore pour cette indubitablement bonne entrée en matière !

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