De la tête aux pieds

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En période d’invasion, quand il devient évident qu’aucune feinte ne permettra d’éviter l’affrontement, quand la présence physique s’impose, mieux vaut adopter la règle suivante : on nous l’impose, qu’on en dispose.

Il en va du football comme de tous les autres objets potentiels de conversation, on peut tout à fait en parler sans rien y connaître, et on peut s’y connaître sans rien en comprendre. Ainsi, tout comme certains aiment La Mort aux trousses parce qu’une scène telle l’attaque de l’avion au dessus des champs de maïs est belle comme une publicité American Express, d’autres peuvent aimer le foot parce que ça leur fait penser à l’Audi Q7 ou au Porsche Cayenne. Objet de fascination qui ratisse large, il génère autour de lui une ferveur qu’il serait un peu facile de réduire à un simple investissement publicitaire plus massif que ce que peuvent connaître les autres sports. Si c’est ce sport plutôt qu’un autre, et ce malgré tout ce que le football peut avoir d’irritant, c’est qu’il doit y avoir des raisons. Et peut être ces raisons échappent elles à la perspicacité de ceux dont le métier est de commenter les matchs. Quand, dans l’émission Gros plans, en 1959, Camus affirme que « Vraiment, le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les scènes de théâtre et dans les stades de football, qui resteront mes vraies universités », c’est comme si un indice nous était donné. Parce qu’a priori, on aurait plutôt été chercher les leçons de morale sur les terrains de rugby, dans la construction leviathanesque des mêlées, dans la solitude de celui qui doit transformer l’essai d’une équipe entière selon des angles impossibles, dans le sang versé, dans les défaites grandioses, dans l’obstination devant les murs défensifs, dans les placages désespérés contre des mieux lotis, côté inertie. L’ovalité du ballon elle-même, empêchant toute virtuosité dans le geste, condamnant à s’adapter en permanence à des rebonds stochastiques, devrait dresser du rugbyman sur le terrain un portrait en Sisyphe luttant contre des forces qui le dépassent, jamais en position de les dominer, voué à « faire avec », ce qui veut souvent dire « faire sans ». Mais non, c’est au royaume des hommes fragiles que semble devoir se rencontrer la morale. Du moins est ce sur la planète du ballon rond que les penseurs semblent venir jouer, visant manifestement au dessus de la barre transversale, quelques objectifs perchés au-delà des scores, dédaignant même parfois les règles. Pire encore, c’est même dans les mauvais gestes, tant sur le terrain que dans les tribunes, que semble devoir se construire une vision de l’homme, une anthropologie qui reprendrait l’homme à la volée jusque dans ses fautes, jusque dans ses hors-jeu.

On ne s’étonnera pas, dès lors, de voir sortir sur les étals des libraires une volée d’ouvrages consacrés au ballon ronds et à ceux qui pensent avec leurs pieds. Le numéro de Mai 2010 de Philosophie Magazine propose une petite liste de ces livres, qu’on complètera ici de quelques autres titres susceptibles d’élever le supporter qui sommeille en certains lecteurs au-delà des propos habituels d’après-match.

Ollivier Pourriol – Eloge du mauvais geste, Nil éditions 2010. S’il fallait choisir l’un des ouvrages qui sortent à l’occasion de la coupe du monde 2010, ce serait celui ci, parce que tel un bon match, il dépasse les espérances. Sans jamais se contenter de plaquer des concepts philosophiques sur des actions connues de l’histoire du football, Ollivier Pourriol parvient à reproduire autour du ballon ron le petit miracle qu’on l’a déjà vu opérer autour du cinéma. L’angle choisi, les mauvais gestes du football (les mains, les coups, la triche, le faux jeu de fin de match, quand il s’agit de gérer une victoire déjà acquise) permet une véritable réflexion philosophique, articulant des problèmes spécifiquement posés par cet univers, et convoquant des auteurs de telle manière qu’on ne se trouve jamais dans l’ambiance « révisons le bac en prenant astucieusement le football pour prétexte ». Grand et beau moment dans le dernier chapitre, qui cherche l’humanité dans un Platini honteux d’avoir joué, gagné, et célébré sa victoire dans le stade du Heysel, devant des tribunes à feu et à sang, le 29 Mai 1985. Ce texte se tient par lui même, sans avoir besoin de prétextes pédagogiques. Parfois, on sent que les buts se tiennent bien au delà des filets. C’est le cas dans ce petit livre, même pas cher (13.50€). Et déjà quelques éléments lisibles ici : http://studiophilo.fr/eloge-du-mauvais-geste

Mathias Roux – Socrate en crampons, Flammarion 2010. Un de ces ouvrages dont on ne sait s’ils passent le programme de philo à la moulinette du football, ou s’ils passent le football au pétrin philosophique. Editorialement, ça semble s’adresser avant tout aux élèves de terminale, et on se dit que si au fond de la classe, les titulaires des équipes qui le dimanche matin vont jouer dans le plus simple anonymat, devant des tribunes vides, et font ensuite décrotter crampons et maillot par maman sont jusque là restés sourds à Platon et à Schopenhauer, et aveugles aux questionnements sur la loi, l’ordre, le beau ou le juste, alors peut être cet ouvrage, en leur permettant de jouer à domicile, leur permettra t-il de mettre un premier pied dans ces problématiques dont ils n’imaginent même pas qu’elles puissent, elles aussi, se jouer parfois en une-deux. Pas encore lu, mais l’auteur porte son maillot du PSG sur les photos, et on sait maintenant qu’il y a là un créneau éditorial plutôt efficace.

Gilles Vervisch – De la tête aux pieds; philosophie du football, Max Milo 2010. Pas encore lu. Même projet, a priori, que Mathias Roux : la présentation semble correspondre aux standards des livres qui attrapent le lecteur par sa passion et l’entrainent, à travers ce piège, dans le programme de philosophie. Il y a toujours à apprendre dans ces tentatives : pour les élèves, ça permet de fixer quelques concepts, pour ceux qui sont déjà experts en philosophie, il y a peut être quelque chance de voir cette discipline luire là on ne l’aurait pas forcément cherchée. Au crédit de cet ouvrage, la palme du meilleur titre, et de très loin. Je n’ai pas trouvé mieux, je ne crois pas qu’il y ait mieux. Je croise les doigts pour que le reste soit à la hauteur. Dans l’attente de la confirmation, j’emprunte ce titre pour cet article.
Correction du jour même, puisque l’auteur en personne me signale en commentaire que le but n’est précisément pas de coller au programme de Terminale, mais de cerner, au plus près, ce qu’est l’esprit du football. Tant mieux, puisqu’on sent, nous aussi, qu’il y a quelque chose de particulier dans ce sport, qui se joue au delà du terrain et des sifflets de début et fin de match ! Précisons puisque l’occasion en est donnée que la table des matières est alléchante tout en intriguant. Il va falloir prochainement plonger dans cet ouvrage.

Jean-Claude Michéa – Les intellectuels, le peuple et le ballon rond, Climats; Hommage à l’ouvrage de Galeano mentionné un peu plus bas dans cette liste, Michéa s’intéresse à la confrontation entre le sport populaire qu’est le football et le mépris dans lequel le tiennent les élites éduquées. Bien sûr, le problème devient particulièrement intéressant lorsque cette élite intellectuelle croise l’élite économique, et parfois se confond avec elle. On observe alors comment un sport peut être mis à profit tout en étant méprisé. On sort du livre, on regarde l’équipe de France, et on se dit qu’effectivement, il y a comme un divorce entre un public populaire et des joueurs entrés dans les élites, qui ne daignent plus regarder leus supporters dans les yeux. C’est aujourd’hui dans les tribunes qu’on trouve des Sisyphes poursuivant leurs idoles sans jamais recevoir d’elles la moindre attention. Les dieux du stade ne sont pas du même monde et n’ont pas les mêmes valeurs.

Jean-François Pradeau – Dans les tribunes, éloge du supporter, les Belles lettres 2010. Croisement espéré depuis longtemps, l’ouvrage de Pradeau, à paraître (comprenez donc que si je l’ai lu, c’est par procuration, j’en sais ce que j’en ai lu sous la plume d’autres, qui semblent l’avoir lu, eux), tente de percer le mystère des tribunes du stade, lieu facilement critiqué et condamné d’un seul et même mouvement pour sa violence, sa pauvreté tous azimuts, ses rites barbares, ses étroitesses spirituelles. Pourtant, pour Pradeau, ce qui se joue là a quelque chose à voir avec les rituels antiques qui savaient, justement, extraire la violence sacrée des hommes pour la poser, là, comme un objet commun dont on allait, ensemble, faire quelque chose. Il y aurait donc un savoir planqué entre l’écharpe et la casquette badgée PSG du supporter qui éructe ses joies et ses déceptions dans les relents de merguez et de 8.6; on demande à voir, non pas parce qu’on en doute, mais parce qu’on sent qu’il y a là une piste qu’on est heureux de voir explorer.

Eduardo Galéano – Le Football, ombre et lumière, Climats, 1997 pour la traduction française. Ce livre qui sert de point de départ à Michéa pour son propre Les intellectuels, le peuple et le ballon rond. L’auteur uruguayen, passionné de football, en dresse ici une histoire forcément subjective (mais ce qui importe dans ce sport, c’est justement ce qui dépasse le geste, ce que le regard ne décèle pas, ce qui se vit, on comprend mieux dès lors pourquoi la littérature soit nécessaire à révéler ce qui ne se voit pas), choisissant ses moments essentiels. C’est aussi le portrait d’un sport aux prises avec ses propres structures politiques, et la description d’une tension croissante entre ceux qui jouent le week-end dans les petits clubs qui font vivre les fédérations, ceux qui viennent voir les stars jouer dans les équipes de prestige, et une poignée d’internationaux qui semblent se retirer, le match fini, dans quelque Olympe dont les portes demeurent fermées aux communs des mortels. C’est aussi ce continent particulier du football qu’est l’Amérique du Sud qui est ici conté, avec tout ce que ce sport a ici de vital, les foules de supporters semblant jouer toute la violence des passages de vie à trépas dans les défaites, et renaissant à chaque victoire. Il y a dans ce livre un gros transfert de la part de l’auteur : « L’écriture allait me permettre de faire avec les mains ce que je n’avais jamais été capable de faire avec les pieds ». A le lire, on le devine, il jongle suffisamment bien avec les mots pour avoir fait de ses pages son terrain de jeu.

Marc Perelman – Le Stade barbare, la fureur du spectacle sportif, Mille et une nuits, 1998. S’il fallait un esprit nettement critique envers le sport commercialisé, on le trouvera dans ce petit livre saignant, qui traite, plus largement, du rôle qu’une certaine forme de politique fait jouer au sport en général, et à la discipline reine, le foot, en particulier. L’emplacement des stades, au beau milieu des quartiers qu’il s’agit de parvenir à contrôler, le nom même du symbolique « Stade de France » (souvenons nous qu’un concours fut organisé pour le baptiser) sont autant d’éléments qui participent à un détournement du sport, qui n’a plus rien à voir avec la patiente construction d’un contrôle de soi. Les lignes qui suivent sont de Perelman, bien qu’extraites d’un autre texte que ce Stade barbare : « Le sport n’est donc ni une « respiration », ni un « apprentissage » de la vie ou une « grande fête universelle » et encore moins une philosophie. Petite ou grande la philosophie lui est antinomique parce qu’il est sans pensée. Un sportif est formé pour marquer et gagner comme le gendarme du GIGN est formé pour tirer : il n’est pas question de réfléchir. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien si les équipes de rugby font des stages de commandos… Le sport est comme le capitalisme et le fascisme : à dénoncer et à combattre pour le faire décroître. »

Patrice Delbourg / Benoit Heimermann – Football et littérature, une anthologie de plumes et de crampons, Stock 1998 (en poche en 2006). Du crampon et des plumes, un parcours dans les pages consacrées au football dans la littérature, forcément moderne. De Homère à Pierre Desproges, de Jean Giraudoux à Frédéric Dard, de Pier Paolo Pasolini à Anthony Burgess, en passant par Vladimir Nabokov, Antoine Blondin, Umberto Eco, sans oublier Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Marguerite Duras (surprenante interview de Platini dans Libération, qu’évoque d’ailleurs Pourriol dans son Eloge du mauvais geste), Georges Haldas, Gunther Grass. On n’attendait pas forcément tout ce petit monde autour de la baraque à frites pendant la mi-temps; à vrai dire, certains se tiennent un peu à distance, observant la cérémonie à distance. D’autres sont aux côtés du petit peuple des supporters, quand certains tentent de côtoyer de plus près le ballon lui-même et l’étrange messe dont il fait l’objet. La bibliographie de cet ouvrage est celle qui devrait figurer ici même.

Marcel Berger / Emile Moussat- Anthologie des textes sportifs de l’Antiquité, 1927. Pas encore lu, mais je le récupère demain en bibliothèque, si personne ne me double. Le titre ne peut que donner envie, n’est ce pas ? Je sais que demain soir, il y aura quelques pages plaisantes entre mes mains. J’en dirai plus ensuite, afin d’allécher tout le monde.

François Bégaudeau – Jouer juste, Verticales 2003. Vestiaires d’une finale de coupe d’Europe, à la mi-temps. Un entraineur tente de redonner à ses joueurs le sens du jeu. Plus il avance dans son discours, plus les éléments de sa vie personnelle envahissent ses propos. Peu à peu, c’est tout autant une leçon de football qu’une leçon de vie qui est donnée aux joueurs. Le dispositif littéraire semble un peu artificiel, présenté ainsi, mais s’il fonctionne, c’est qu’il cerne bien, dans le jeu autour du ballon rond, que ce qui se joue est ailleurs, au-delà des limites du terrain, et que se trouvent concentrées ici des tensions qui sont tout simplement celles de la vie elle-même. Plus l’entraineur avance entre les lignes parallèles des jeux de pied et des mouvements du coeur, plus la conscience que ce beau jeu est voué à la défaite se fait claire, lucide, et ce suffisamment pour que ce soit la folie qui prenne le pas sur les beaux arguments. C’était le premier roman de l’auteur de Derrière les murs.

Peter Handke, L’Angoisse du gardien de buts au moment du penalty, Folio 1982. Si le prétexte du football conduit une seule personne à ouvrir les pages d’un « nouveau roman », alors cette liste ne sera peut être pas inutile. Ce n’est peut être pas une littérature « facile » (mais on voit mal ce que serait une littérature facile, les oeuvres sont des épreuves, voila, c’est comme ça), mais rien n’interdit à qui que ce soit de plonger dans cet étrange univers. Un ancien arbitre de football croit être licencié de son entreprise. Commence alors une sorte de flottement qui va le conduire à étrangler une caissière de cinéma, ce qui va le plonger pour de bon dans l’errance. On entre alors dans une sorte de croisement entre roman policier, introspection, road movie, jusqu’à ce que le personnage principal soit de nouveau spectateur d’un match de foot au cours duquel l’un des gardiens parviendra à arrêter un penalty. Et là encore, c’est bien plus que la captation d’un ballon qui va se jouer. Si on aime être un peu attentif aux choses, si on aime en quelque sorte les traverser, ces pages fourniront un bon passe-muraille. Accessoirement, cette littérature semble être une porte d’entrée dans ce qu’on appelle, en philosophie, la phénoménologie.

Benjamin Berton, Sauvageons, Gallimard 2000. Rien à voir avec la formule de Chevènement désignant ceux que plus tard on appellera « racaille ». Ici, c’est la France des villes de moyenne importance, où on s’ennuierait ferme, l’adolescence venue, si on n’avait de saines occupations pour passer le temps : les filles, qu’il est tant de découvrir, les ballades entres potes, les jeux avec les chats, sur la voie rapide locale, la nuit, quand on leur bande les yeux, et le club de foot. Bien sûr. On est dans le nord, et entre les terrils les entraineurs font, le dimanche matin, le tour de l’équipe, en porte à porte, pour réveiller ceux qui sèchent le match du jour, afin de présenter une équipe complète, sans assurer les remplacements. Entre copains, l’entrainement se poursuit en beuverie, et on trompe le désespoir en réussissant des gestes inespérés sur le terrain, pour la beauté du geste, comme on l’entend dans le générique sportif de France Télévision, mais ici sans sponsor et sans supporter, puisque supporter, on l’est soi-même quand on a quelques économies à claquer pour une virée dans quelque capitale de région pour voir, une fois l’an, un match de ligue 1. Le foot est ici comme le bar du coin. Ou plutôt, on sent bien qu’il en est l’antichambre.
NB (une précision qui nous parle d’un temps que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître : dans les années 80 était diffusée en France une série australienne, intitulée, outre-équateur Kicking Around, et tout simplement l’Equipe chez nous. Intégré à l’émission Croque-Vacances, ce feuilleton (oui, on disait « feuilleton », en ce temps là) narrait le parcours d’une équipe de quartier, constituée d’adolescents de milieux divers (souvent d’origine étrangère, italienne, yougoslave (oui, il y avait un pays appelé « Yougoslavie » à l’époque)), plus ou moins « mauvais garçons », que le foot parvenait peu à peu à unir, et à faire grandir. Nul doute que la série perdit peu à peu ses spectateurs, qui désertèrent le petit écran pour aller taper dans le ballon. Quelques vocations sont peut être nées dans ce transfert.

Des films aussi :

Zinédine Zidane : un portrait du 21ème siècle, Philippe Parenno / Douglas Gordon 2006. Un match, un seul. Real Madrid contre Villaareal, en coupe espagnole. Un joueur, un seul, le temps d’un match pendant lequel il ne marquera aucun but. Solitude au beau milieu de deux équipes au grand complet, des arbitres et d’un stade entier, comme mis entre parenthèses. Le ballon lui-même ressemble à un chapelet qui permettrait à celui qui l’égrène de gagner peu à peu en intériorité, en concentration, en présence. C’est cette présence à soi qui irradie tout au long de ce long métrage singulier, qui ose ce que peu d’oeuvres tentent dans ce milieu étrange qu’est le football : la confrontation directe au match. Là où les autres parlent, commentent, dissertent sur le jeu, les tactiques, les sens cachés, Philippe Parenno et Douglas Gordon travaillent sur les sons du match, sur le temps, surtout, tel qu’il semble se tisser de manière paradoxale pendant la durée du jeu. Pas de discours, voila qui convient parfaitement à ce taiseux qu’est Zidane. Mine de rien, l’expérience de ce film est une entrée dans ce que peut être le cinéma quand il se concentre sur ses fondamentaux : de l’image en mouvement, et du jeu avec le temps. La parenté avec le football, qui lui aussi dresse la toile du temps en la nouant, et tendant à quelques points de fulgurance qu’il s’agit de capter, come les grecs saisissant le Kairos par les cheveux, dans une acuité presque surnaturelle dans le repérage des fenêtres de tir idoines. S’il fallait choisir un film sur le foot, ce serait, et de loin, celui là, car sans mots, toutes les énergies de ce sport, son altitude, sa manière d’incarner l’humanité en s’éloignant des hommes se trouve sur la toile. Pour les amateurs, de bout en bout de ce match restitué en temps réel, c’est la musique de Mogwaï qui accompagne cette Odyssée, il est probable que cela joue pour beaucoup dans le portrait de ce 21ème siècle, dont on dresse ici autant le dessin que les desseins.

Captain Tsubasa (Olive et Tom en V.F.), Yôichi Takahashi, 1981 pour le manga, 1983 pour la série animée. Curieusement, ce manga, véritable culte au Japon et gros succès en France sous sa forme animée est une des rares productions ayant su capter certains aspects essentiels de ce sport, en particulier son rapport à l’espace et au temps. Loin de proposer une vision réaliste du football, Olive et Tom déforme l’espace du terrain et le temps de l’action à tel point que c’est dans cette série que l’expression « Planète Foot » prend tout son sens, tant les buts adverses ont une forte tendance à disparaître derrière la ligne d’horizon, tant l’espace de jeu semble épouser la rotondité de la Terre, d’Est en Ouest. C’est surtout le rapport au temps, qui est finement observé : les joueurs atteignent des altitudes de tir peu communes, les hang ups feraient rêver n’importe quel joueur de baskets, on pratique le smatch tel qu’on l’observe au tennis, mais avec les pieds, les matchs sont d’interminables sprints d’endurance, courant parfois quatre épisodes, pendant lesquels les héros semblent guetter une fenêtre de tir, avec la même impatience que les ingénieurs de la NASA scrutant le ciel en attendant que les astres soient correctement alignés pour lancer vers le ciel leurs fusées. Le foot devient alors l’art de configurer correctement les positions afin que tous les éléments soient miraculeusement alignés pour qu’un geste sorti d’on ne sait où attrape un ballon sorti de nulle part, amené comme sur un plateau par des partenaires semblant communiquer par télépathie. Alors, tout se fige. Le temps s’arrête, les partenaires sont comme givrés sur place là où ils se trouvent (et les scénaristes ne manquent pas d’imagination : on n’hésite pas à faire des sauts périlleux arrière depuis la barre transversale pour faire des coups de pieds retournés , mais à l’envers), pour laisser le buteur seul en mouvement dans cette configuration inespérée, saisissant Kairos par les cheveux, captant l’instant présent tel qu’il ne se représentera jamais. Si le football a quelque chose de particulier, c’est dans cet art de l’attente de la porte étroite permettant de cadrer et mettre au but. Joueurs et public sont tendus vers ce Graal dont on sait qu’il relève moins de l’obstination de ceux qui travaillent sans relâche (ça, ce serait plutôt le rugby) que de l’opportunisme parfois surnaturel de ceux qui savent prendre quelques secondes d’avance sur le temps et lire dans les arcanes du terrain et des déplacements ce que le très proche avenir leur préparer, pour parvenir à saisir au vol l’occasion. En quelque sorte, Olive et Tom, c’est Machiavel participant aux mystérieux rites d’Eleusis.

Shaolin Soccer, Stephen Chow, 2001 (Hong-Kong). Les acrobaties d’Olive et Tom le laissaient deviner : les meilleurs joueurs de football du monde devraient être des as des arts martiaux. Il n’en fallait pas plus pour bâtir le synopsis d’un film un peu fou, qui tient en une phrase : des moines adeptes du Kung Fu forment une équipe de foot pour le moins singulière, apte à mettre la pâtée à tous ses adversaires. A tel point qu’on se demande pourquoi personne n’y avait auparavant pensé. Le principe sera ensuite décliné dans plus ou moins tous les sports (on attend que les moines shaolin s’attaquent au golf ou au curling). C’est néanmoins dans cette fulgurance originelle que la sauce prend le mieux, sans doute parce que le football présente cette dimension surhumaine qui permet à la virtuosité physique des arts martiaux de trouver un terrain d’expression spectaculaire. Avouons que les moines cramponnés sont bien aidés par les effets spéciaux. Tout est hypertrophié, rien n’est humainement ni physiquement possible, mais après tout, c’est bien ce qu’on attend quand on est dans les tribunes, devant des équipes plus conventionnelles. Pour les amateurs, il est nécessaire de trouver une édition comportant le montage d’origine, tel que diffusé en Asie, et non le montage américain, qui est amputé de scènes cultes, en particulier une reproduction par les moines shaolin de la chorégraphie de Thriller, de Michael Jackson.

On ne peut évidemment clôre cette filmographie déjà un peu fantasque sans évoquer le curieux match de football opposant philosophes allemands et grecs, tel que les Monthy Python le mettent en scène dans ce court métrage tourné pour les Jeux Olympiques de Munich, en 1972. Sportifs et philosophes apparaissent souvent dans les oeuvres des Monthy Python, et on conseillera tout particulièrement de voir Le Sens de la vie, dans lequel c’est le rugby qui passe au crible de l’humour britannique.

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3 Comments

  1. Bien cher harry,

    d’abord, merci de faire la référence à mon livre, d’autant plus que vous en reprenez le titre. Mais je voulais préciser qu’il n’entre pas dans les « standards » du genre qui consisterait à faire reviser le bac; pas du tout. Il se rapprocherait, à la limite plutot du premier: c ‘est bien la philosophie DU football que j’essaie de dégager. Pour ce qui est du ton, vous pouvez aller voir les presentations et commentaires de Comment ai-je pu croire au Père Noël? Max Milo 2009.

    http://critiqueslibres.org/i.php/vcrit/21687

    http://www.ouest-france.fr/actu/livres_detail_-Comment-ai-je-pu-croire-au-Pere-Noel-_3723-1200532_actu.Htm

    Je serai ravi de vous envoyer un exemplaire – vous devez avoir mon adresse email.

    Merci pour tout.

  2. Tout d’abord, merci pour la visite.

    N’ayant pas encore pu mettre la main sur un exemplaire de « De la Tête aux pieds », je dois avouer que je me suis fié à la table des matières telle qu’on la trouve sur les marchands de livres en ligne, et qu’il m’avait semblé qu’on y croisait des problématiques du programme de Terminale. Mais il est vrai que le projet ne semble pas se réduire à cela (et il est vrai, aussi, et surtout, que le programme de Terminale est avant tout un programme de philosophie !).

    Je connais déjà votre précédent ouvrage, Comment ai-je pu croire au Père Noel ». Et ça fait partie des raisons qui me font espérer pas mal de choses de De la Tête aux pieds, parce que vous semblez attaquer les problématiques avec un esprit qui me semble enjoué, curieux, et philosophique, tout simplement.

    Quant au titre, j’ai pas mal hésité à vrai dire, j’aime bien en trouver de spécifiques, ou en détourner. Mais avant même de connaître l’existence de votre ouvrage, et donc son titre, j’avais opté moi même pour « Des pieds à la tête ». Et puis je suis tombé sur votre titre; ça sonnait mieux, et ça me semble être un sens plus juste.

    Merci encore pour les précisions sur vos intentions ! Ca ne fait qu’ajouter à l’impatience de le découvrir en pages et en encre.

  3. Décidément, un site qui me plait: dans le ton, l’humeur, l’esprit et la culture. de collègue à collègue, j’ai l’impression qu’on se retrouve. Juste pour le dire,
    Gilles Vervisch.

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