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A propos de La leçon de musique, de Pascal Quignard

Chaque rentrée est aussi un pas de plus vers la sortie (soyons optimistes, nous ne sommes qu’en Septembre, chacun peut encore y arriver). Bientôt, dans neuf mois, exactement, il sera temps pour l’expulsion vers autre chose, vers un autre soi, un soi 2.O, un soi upgradé, une version renouvelée de soi-même, encore inconnue. Chaque matin, l’élève de terminale peut se regarder dans la glace et se dire « There’s more to come ». Et il cache sa joie.

Il est un habitué de ces passages, pas encore sédentarisé dans l’installation plus ou moins réussie d’un statut social, encore nomade, il a déjà vécu ces mutations au cours desquelles il a délaissé une version confortable mais obsolète de lui-même pour filer vers les terres inconnues sur la surface de son propre être.

Description malhonnête. Lui ne vit pas du tout ça de manière aussi enthousiasmante. Il faut être sacrément installé dans sa propre place au soleil, fermement accroché à son rocher pour voir dans les mutations post-adolescentes un embarquement pour le nouveau monde, une expédition pionnière pour Mars alors que le principal intéressé constate les déchirures, les attractions désastres, voit l’édifice s’affaisser sur ses propres bases, premier étage de la fusée déjà cramé avant d’avoir arraché le véhicule au sol, échafaudages retirés trop tôt. Ces passages se font dans les pleurs et les grincements de dents, la voix étranglée par le sentiment tragique de l’existence.

Tragédie. C’est le nom que les grecs donnaient au chant du bouc. La voix du bouc, c’était pour eux celle qu’exhalaient les adolescents en pleine mue. La mutation vers le continent adulte est une tragédie.

Pascal Quignard profite de la rencontre entre Aristote et Platon pour placer dans la voix muante de l’élève stagirite les échos du bouc bêlant. Nul ridicule dans ce déraillement vocal; au contraire, il s’agit de se rendre fécond, de se doter d’une voix qui porte au-delà de soi.

Les élèves de Terminale littéraire sont rudement chanceux : Pascal Quignard au programme, ça justifierait à soi-seul d’avoir suivi cette filière plutôt qu’une autre. le passage qui suit est tiré d’un court ouvrage intitulé « La leçon de musique« . On signalera à l’élève qui voudrait rentabiliser ses lectures que ce livre s’ouvre sur « Un épisode de la vie de Marin Marais », sous titre qui ouvre sur une méditation sur la mue, ce moment singulier où on ne reconnaît même plus cette voix qui est pourtant censée être de nous ce qui nous est le plus intime. Soudain, un autre parle à notre place, et sa voix désaccordée ne semble même pas humaine. Devenir adulte réclame de passer par la case « monstre », animal sacrifié bêlant, comme égorgé, époumoné devant cet inconnu qu’il devient, et qui le laisse sans voix.

Comme il aime le faire, Quignard promène son motif à travers l’histoire, tendant comme d’immenses structures par delà les époques, servant d’entremetteur entre des hommes qu’un même mouvement anime à des siècles de distance, échos les uns des autres (« je m’arrête à des embarras, à des images malencontreuses, à des courts-circuits plus qu’à des pensées formées et qu’assure un système prémédité qui les étaie »). On passe de Marin Marais au fils muant de Quignard, aux femmes qui ne muent pas, à Mozart à, donc, Aristote adolescent.

Ce passage s’intitule Un jeune macédonien débarque au port du Pirée.

« Un jeune Macédonien débarque au port du Pirée. Il vient de Chalcidique. Il a dix-huit ans. (C’est en 366 avant Jésus-Christ.) Il demande son chemin à un vieux débardeur bleu, originaire des rives de la Weser. C’est moi. Il traverse un groupe de commerçants. Il rejoint les Longs Murs relevés par Conon. Il gagne la ville. Il marche vivement, extrêmement maigre, avec peu de bagages dans une toile vert d’eau. La cour de Macédoine s’est chargée de tout. Son père est mort.
Il ne va pas à l’école d’Isocrate mais à celle de Platon, financée par le parti macédonien. Elle se nomme l’Académie. Ce qui veut dire, à l’Ouest d’Athènes, au-delà du quartier du Céramique, un grand bois d’oliviers et de platanes entourant le tombeau du héros Akadémos. Il ralentit le pas. Il traverse l’ombre. Il approche du grand gymnase.
Il entre. Il parle en grec. Il est déçu. Le maître, Platon, fils d’Ariston, Athénien, est absent. Il est à la cour de Syracuse. C’est le mathématicien Eudoxe, né à Cnide, qui l’accueille. Durant un an il l’enseigne.
Tout à coup, le maître rentre. Il a soixante ans. Il a le visage carré et las. Le soir même Eudoxe présente le jeune macédonien :
– Aristote, fils de Nicomaque, Macédonien, originaire de Stagire.
L’adolescent salue le maître. Le père Grenet assure que, comme il saluait Platon pour la première foi, la voix du tout jeune Aristote était basse et rauque.

Aristote a écrit, dans Histoire des animaux, VII, 1, 581a : « Le sperme commence à apparaître chez l’homme mâle le plus souvent à deux fois sept ans. En même temps surgissent les poils des organes génitaux. De même les plates, juste avant qu’elles donnent des graines, d’abord poussent des fleurs. Cette remarque a été faite par Alcméon de Crotone. Vers le même temps, la voix commence à se transformer, passant à un registre plus rauque et plus inégal. La voix a cessé d’être aiguë, tout en n’étant pas encore grave. Elle n’est plus entière. Elle n’est plus uniforme. Elle fait penser à des instruments de musique dont les cordes seraient détendues et rauques. C’est ce qu’on appelle bêler comme un bouc. Il arrive, à pareille époque, que les adolescents qui cherchent par frottement à provoquer l’émission du sperme, une volupté qui ne se sépare pas de la douleur. »

Il écrit : ‘ò kaloũsi tragízein, « on appelle cela muer ». Mot à mot : « On appelle cela bêler comme un bouc. »
Les Grecs ont inventé la tragédie. La tragédie, en grec, cela se dit tragôdia. Tragôdia veut dire mot à mot le chant-du-bouc. Tragízein a deux sens : puer comme un bouc et muer de voix (chanter comme un bouc ou comme celui qui rappelle l’odeur). C’est la voix raboteuse, tout à coup trompetante, escarpée. C’est le sens ancien et perdu de chèvreler, de chevroter dans notre langue.

C’était au tout début du printemps. La tragôdía est le chant du bouc. Tout le village, lors de la grande procession, chantait. Les flûtes-hautbois accompagnaient le chant. On portait des grands simulacres de sexes d’homme dressés. Alors Eschyle ou Sophocle conduisaient le chœur. On sacrifiait le taureau le premier jour. Avant la compétition (ce qui est choral, ce qui est dansé, ce qui est théâtral ne s’étaient pas encore dissociés), on sacrifiait le cochon de lait sur l’autel. Ce qu’on appelait danses, c’étaient le défile des jarres, la parade des armures. Ils dansaient c’est-à-dire : ils piétinaient. Enfin les trompettes sonnaient.

Alors théatron voulait dire « lieu d’où on regarde ». Alors ’orchéstra voulait dire « lieu où on danse ». Alors skèné désignait la cabane de bois où on change de masque ou de costume. C’est le lieu de la mue. De même qu’en français on dit « muer sa tête » pour un cerf qui quitte son bois.

Le joueur de flüte-hautbois se tenait près de l’autel du sacrifice. Là où on égorgeait le cochon de lait. L’autel était au centre de l’orchestre. Le joueur de flûte-hautbois était le seul à être sans masque. Mais la flûte la masquait. Il accompagnait ce qu’on appelle de nos jours le « chœur tragique ». C’est-à-dire le grand « chevrotement », le chant du bouc. C’est-à-dire, si l’on peut dire, la mue.

Les Grecs appelaient cela « théâtre », « lieu du regard », parce que lors de cette cérémonie du chant du bouc toute la population du village se dédoublait entre le chœur et elle-même et elle se parlait à elle-même. Elle se contemplait.
Peu à peu, le temps venant, entre le chœur qui piétinait et qui chantait et la communauté qui s’était assemblée autour de l’autel, des parties solitaires se détachèrent. Un solo s’éleva dans l’ode chorale. Des êtres s’avancèrent, des voix s’émancipèrent au-delà des lamentos à l’unisson autour du porc sacrifié. Des monologues et des chœurs se répondirent. Ils rapportaient et ils disputaient de très vieilles légendes qui leur semblaient de plus en plus discutables.
On a dit que cette mue – en grec, ce chant de bouc, cette tragédie – était celle du muthos en logos. C’est du moins ainsi qu’ils dirent à la suite de ces cérémonies étranges. Ces sortes de tribunaux populaires, de sacrifices piétinants et chantés, ces sortes de compétitions, d’enquêtes sur la violence et sur l’intelligibilité des légendes durèrent un peu moins de trois siècles.

Ni le mot acteur, ni le mot prêtre, ni le mot victime ne convenaient. Ces premiers solos entre le chœur et le village rassemblé, c’étaient les porteurs du masque porte-voix. Ils s’opposaient aux visages nus des joueurs de flûte-hautbois. Le masque déformait la voix comme une mue. Le masque était dévoué – après l’unique représentation – à la statue du dieu Dionysos. Il ne semble pas quer le masque ait été zoomorphe. Aucun masque n’a été conservé.

Aristote aimait la tragédie, connaissait tout de son histoire. C’est Aristote qui a noté qu’Eschyle avait été le premier protagoniste à s’inventer, un beau jour de mars, un interlocuteur distinct de la foule à l’entour.

Les derniers jours de mars. En latin, le printemps se dit ver. De même que tragízein, c’est faire le bouc, émettre comme lui dans son odeur ou dans son chant, la vernatio romaine – mot qui ne désigne que la robe que les serpents abandonnent après la mue du printemps – j’imagine que cela a voulu dire le faire-printemps, le reverdir, le changer-de-peau.

Le théâtre et le changement de peau sont liés. C’est pourquoi, peut être, muer, en grec, a pu se dire de façon si curieuse : être le cri du sacrifice. Etre le bêlement d’un bouc émissaire d’ailleurs absent du sacrifice qui le nomme.
On peut se servir d’un argument très lointain qui appartient au Livre des Juges. Le cri de la prière parvient aux oreilles de Dieu exactement comme la fumée monte à ses narines. L’un et l’autre sont portés par l’air au-dessus du sacrifice. L’odeur nauséabonde et le bêlement sont transportés par le même médium. La mue au sens de vernatio, au sens de mutation vocale, au sens d’opposition des sexes, au sens sous-jacent de mue caractéristique du désir masculin, là est la tragédie.

A la fin du XIIIè siècle, près de Gênes, Jacques de Voragine note une légende écossaise. Une brebis dérobée et mangée par le voleur pousse un bêlement dans le ventre de celui qui l’avait mangée. La victime trahit le vol. L’aliment se retourne contre son dévorateur.
Lors de la mue des garçons, en Grèce ancienne, c’est le bêlement d’un bouc qui trahit le sacrifice définitoire de l’espèce. La victime du banquet sanglant s’engorge dans le corps des fidèles exactement comme dans la légende hébraïque et chrétienne un morceau de pomme reste fiché dans la gorge d’Adam. De même que les chrétiens nommaient pomme d’Adam cet accroissement , cette protrusion au centre de leur cou, lors de la mue masculine, comparable à un sein stérile, de même en Grèce ancienne, au-delà du temps, un bouc sans âge venait bêler dans le corps des garçons à l’instant même où ils devenaient des hommes.

Le mot grec pour dire la mue est étrange : c’est le son équivalent au mot puer. Le mot français n’est pas plus clair ; il dit aussi bien le renouvellement tégumentaire que le déchet tégumentaire. Emile-Maximilien Littré assure que dans la mesure où muer n’est pas une action volontaire, il faut préférer, afin d’exprimer l’état, l’usage de l’auxiliaire être. Nous n’avons pas mué entre douze et quatorze ans. Nous sommes mués alors.
Littré ajoute que la desquamation continuelle de l’épiderme chez l’homme est une véritable « mue insensible ». L’idée est vieille comme Homère, où la mort des hommes est comparée à la chute des feuilles que portent les branches des arbres dans l’automne. De même le défleurissement que les enfants des hommes connaissent dans leur voix à l’époque de la puberté. L’enfant qui fait l’objet de la mue, dans la compagnie incessante où il est de sa voix, il n’est pas capable d’en entendre la si surprenante transformation, ni d’en conserver un souvenir aigu. Cette surdité involontaire est le seul moyen dont il dispose afin de continuer à s’entendre lui-même, à s’entendre avec lui-même. Ce sacrifice est de ceux qui se censurent à l’égal du souvenir d’un ventre glabre.

On dit de nos cheveux et de nos ongles qu’ils font l’objet d’une mue incessante qui dépasse la mort personnelle.

Parfois on le dit des livres que certains hommes écrivent. Des sonates que certains hommes composent.

Diogène Laërce rapporte qu’Aristote, quelques mois avant qu’il mourût, commanda des statues au sculpteur Grullion.

Une de Nicanor enfant. Une de la mère de Nicanor.

L’âge venant, il avait cessé de lire. Il se passionna pour l’observation de tout ce qui vivait. L’objet le plus vaste, le spéculat de toute spécialisation, la proie même au bout de la pensée, c’était le réel. Il fut peut être le premier réaliste, le premier zoologue. Dans la baie de Pyrrha, dans les jardins du palais de Miéza, à l’intérieur des murs du Lycée, il regardait. L’univers était comme un grand théatron.

En 323, à la mort d’Alexandre, durant l’été, Aristote est accusé une nouvelle fois. Une nouvelle fois il quitte Athènes. C’est la nuit. Il fuit vers l’Eubée, rejoint la propriété héritée de sa mère en Chalicidique. Il a soixante-trois ans, il n’en peut plus, il est malade. C’est la dernière mue.

La première mue est la naissance. Celui qui naît se dégage comme il peut d’une dépouille qui survit. La voix des hommes connaît deux chutes. L’enfance en eux, tel est le spolium, le bois tombé, la peau, la toison, la robe, le butin perdus. C’est le non langage de l’enfance. Puis c’est le chant. La voix. Le livre. La sonate. La statue.

Les voix des hommes sont sacrifiées deux fois, l’une dans la mue, l’autre dans la mort. L’ultime est sans expérience. Son lieu n’est plus un corps mais une sépulture. Son lieu n’est plus un corps mais une sépulture. L’autre mue, au terme de l’enfance, est le cri du sacrifice même. Les hommes de l’ancienne Athènes étaient visités par un chant de bouc, par la tragédie dans leur voix. Etaient visités, à la fin de l’hiver de l’enfance, par un certain chèvrelement, chevrotement persistant, rabotant, escarpant leur voix.
Ils usaient aussi pour évoquer ce bris dans la voix des garçons de l’image d’une plante perdant sa fleur. Ils disaient : la voix des hommes est une voix flétrie, après deux fois sept ans, avant le silence de la mort.

Après que nous mûames dans l’air atmosphérique, dans la pulmonation, le cri et la lumière.
Après que nous avons mué à deux fois sept ans. Après que nous avons bêlé.
Avant que nous muions dans l’absence du temps. Avant que nous muions dans l’absence du langage. Avant que nous muions dans l’absence d’espace. Avant que nous muions dans l’absence de corps.

Des Florentins du temps des Medicis, des Parisiens sous Louis XIV, des Allemands de Weimar étaient hantés par les Grecs qui vivaient quand Périclès vivait. Ils étaient hantés par eux jusqu’à la douleur. John Keats, Friedrich Hölderlin, Friedrich Nietzsche se perdirent dans cette douleur. Les médiévaux aussi. Il me semble que cette hantise comme cette douleur se sont dissoutes. Cela n’est presque plus compréhensible. Je songe à ce vieil homme neuf, aigri, amoncelant des statues dans son jardin d’Eubée, accablé de la haine des Athéniens, accablé de la haine des Stagirites, accablé de la haine d’Alexandre. Il a encore aux oreilles les cris aigus de l’eunuque Hermias crucifié. Il se souvient de l’île de Lesbos, de sa mère Phaestis, de l’observation de la faune marine dans la baie de Pyrrha. Il aimait sa maison d’Athènes, sur le mont Lycabette, non loin des rives de l’Ilissos. Il fait venir sa fille Pythias. Il meurt.

J’ai à l’esprit brusquement la mort de Renouvier. Benda rapporte que Renouvier, quelques heures avant sa mort, comme il dictait à un élève des notes sur la doctrine de Hume, s’écria tout à coup : « Ah ! C’est bon de penser ; j’en oublie que je vais mourir. »

Aristote meurt. Mais c’est le réaliste, c’est le zoologue qui meurt. Minutieusement il abandonne le jour, l’odeur, la voix, lui-même. Même la voix muée, il la laisse derrière lui. La voix muée mue dans quelque chose de moins rauque et de moins inégal. La robe ultime qui est laissée, c’est la vie.
Un corps soudain se décompose et mute dans le silence. Il se minéralise. C’est le réel qui approche. « 

Même si de multiples dimensions de ce texte échappent à la saisie, peu importe; au delà du texte qui résiste par endroits, la force de la littérature, c’est de générer une voix qui émerge du réel; la lecture est la mue du texte, qui ne vit qu’autant qu’il est pensé, qu’il résonne dans les voûtes craniennes. Lire, c’est parler d’une autre voix, penser en autre, être enchanté.

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