La connaissance vaniteuse

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Voici un texte de Kant, tel qu’il fut proposé aux candidats au baccalauréat des séries techniques il y a quelques années, bardé des questions permettant aux élèves de construire leur commentaire. J’en propose ensuite un commentaire dont on pourra se dire qu’il ne répond pas une à une aux questions posées. C’est une illusion : les questions posées trouvent bel et bien une réponse dans ce commentaire, sans pour autant qu’on y ait répondu comme on le fait habituellement lors d’une interrogation écrite. C’est que l’objectif de l’exercice consiste bien à écrire un commentaire composé. Les questions sont seulement là pour orienter le candidat afin qu’il ne passe pas à côté des éléments essentiels du texte. C’est dans cet esprit que tous les élèves doivent composer leur commentaire, quelle que soit la section. Les candidats des séries générales doivent seulement réaliser le même travail sans que ces guides que constituent les questions proposées aux séries techniques.

« Lorsque, dans les matières qui se fondent sur l’expérience et le témoignage, nous bâtissons notre connaissance sur l’autorité d’autrui, nous ne nous rendons ainsi coupables d’aucun préjugé , car dans ce genre de choses puisque nous ne pouvons faire nous-mêmes l’expérience de tout ni le comprendre par notre propre intelligence, il faut bien que l’autorité de la personne soit le fondement de nos jugements. Mais lorsque nous faisons de l’autorité d’autrui le fondement de notre assentiment à l’égard de connaissances rationnelles, alors nous admettons ces connaissances comme simple préjugé. Car c’est de façon anonyme que valent les vérités rationnelles. Il ne s’agit pas alors de demander : qui a dit cela ? mais bien qu’a-t-il dit ? Peu importe si une connaissance à une noble origine, le penchant à suivre l’autorité des grands hommes n’en est pas moins très répandu tant à cause de la faiblesse des lumières personnelles que par désir d’imiter ce qui nous est présenté comme grand. »

Kant – Logique

1.
a) Le texte est construit à partir d’une distinction. A quelle thèse conduit-elle ?
b) Analysez les étapes de l’argumentation.

2. Expliquez :
a)  » nous ne nous rendons ainsi coupables d’aucun préjugé  » et  » alors nous admettons ces connaissances comme simple préjugé « 
b)  » c’est de façon anonyme que valent les vérités rationnelles « 

3. Quand on cherche la vérité, faut-il rejeter l’autorité d’autrui ?

 

 

Introduction

Inutile de nier, chacun l’a déjà fait. Quand on veut avoir raison dans une discussion, il est commode d’appuyer son propre discours sur une information totalement inventée qu’on affirmera extraite de telle étude scientifique, de tel sondage publié dans un grand journal, de telle théorie scientifique nouvelle. La mauvaise foi étant une pratique assez largement partagée, on sait pertinemment que tout le monde peut recourir à ce genre de méthode, n’importe quand, c’est-à-dire y compris quand il faudrait être absolument certain de ce qu’on affirme. Autant dire que dès lors, le soupçon peut s’étendre loin, aussi loin en fait que le pousse Descartes lui-même lorsque, dans son Discours de la Méthode, il commence à imaginer que l’ensemble des connaissances qu’on lui a apprises puisse être, tout simplement, intégralement faux. Pourtant, sur un tel soupçon, aucune éducation n’est possible, aucun échange d’information ne peut être effectué et si nous ne devenons pas totalement autarciques en matière de connaissances, c’est que tout simplement, nous n’avons pas le choix : la masse de connaissances que brasse un être humain est telle qu’il ne peut pas se permettre de tout vérifier par lui-même. Cependant, cette usage ne permet pas de nier le problème, qui se pose au moins intellectuellement : si on veut parvenir à la vérité, ne faut il pas s’affranchir le plus possible de toute connaissance dont on n’est pas, soi-même, l’auteur ? Quand on pose un problème qui risque à ce point de remettre en cause les principes mêmes de l’éducation, on sait qu’on peut, souvent, se tourner vers les philosophes des lumières qui ont dû, justement, conjuguer la nécessité d’une transmission confiante et l’objectif de toute éducation réussie : l’autonomie de la pensée, qui interdit de recourir en permanence à cet argument d’autorité dont on s’accorde généralement à dire que, justement, il n’est pas un argument. Kant, dans sa Logique, s’attaque à la possibilité d’accepter qu’il y ait, dans notre connaissance, des intermédiaires non vérifiés, et il déblaie ce chantier en distinguant deux types de savoirs, d’une part ceux qui sont issus de l’expérience, d’autre part ceux qui sont le produits d’un raisonnement. Sur la base de cette distinction, il montre que si il est nécessaire de recourir à des connaissances empiriques dont on n’a pas soi même été le témoin, il est en revanche préjudiciable de prendre pour argent comptant des raisonnements logiques qu’on n’aurait pas effectué par soi même. Ainsi, Kant propose de réduire le plus possible la tendance un peu trop spontanée que nous avons à nous en remettre, dans des domaines où ça n’est pas nécessaire, à l’autorité d’autrui, prenant alors pour connaissances ce qui devrait être plutôt considéré comme de simples et vulgaires préjugés. Notre ambition sera ici d’analyser la manière dont Kant présente et soutient cette thèse afin d’en établir et d’en délimiter la pertinence.

1 – L’explication :

A – Les connaissances empiriques

On l’a dit, il y a un domaine dans lequel les intermédiaires sont nécessaires, c’est la connaissance qui s’appuie sur « l’expérience et le témoignage ». La thèse de cette première partie sera simple : par définition, on recourt au témoignage lorsqu’on ne peut pas accéder soi-même à la source de la connaissance. C’est le cas de la plupart des savoirs, dans la mesure où il est impossible de vérifier par l’expérience la totalité des informations que nous recevons. C’est vrai pour tout ce qui n’est pas observable sans moyens conséquents (astrophysique, physique moléculaire), c’est encore plus vrai pour tous les phénomènes qu’on ne peut pas reproduire, c’est-à-dire de manière générale tout ce qui concerne le passé. Par définition, l’expérience se fait au présent ; c’est même la seule dimension du temps que nous puissions connaître par l’expérience. On comprend dès lors que s’il fallait ne croire que ce dont on a fait soi-même l’expérience, notre connaissance serait singulièrement réduite et des pans entiers de la culture disparaitraient. L’histoire, en particulier, deviendrait une discipline proscrite puisqu’elle n’est possible qu’à la condition d’accepter comme source de connaissance des expériences qui ne nous parviennent qu’à la faveur de témoignages et de documents qui constituent autant d’intermédiaires entre soi et l’objet à connaître. On pourrait craindre que chaque intermédiaire constitue une raison supplémentaire de ne pas accepter la connaissance. Or ce n’est ainsi que Kant considère ces connaissances par procuration. Au contraire, il sort ce type de savoir du domaine des préjugés. Ce détail nécessite d’être précisé. Quand il écrit « nous ne nous rendons ainsi coupables d’aucun préjugé », le simple fait de le préciser montre qu’il pourrait y avoir, à ce sujet, un doute. A strictement parler, un tel soupçon ne serait pas déplacé : on l’a dit, chaque intermédiaire est un point de faiblesse dans la chaine de la transmission de la vérité. Après tout, je ne suis pas dans la sensibilité du témoin pour savoir s’il a vraiment vu ce dont il affirme être le témoin. Dès lors, si on considère qu’un préjugé est un jugement effectué avant même que la réflexion permettant de le valider ait été effectuée, on serait fondé à concevoir les connaissances issues de l’expérience et du témoignage d’autrui comme des préjugés, et à les condamner pour telles. Aussi, si Kant est bienveillant envers elles, c’est pour la seule raison que nous n’avons pas d’autre choix que nous y fier. Son argumentation ressemble fort à ce mouvement qu’une armée effectue lorsqu’elle doit se résoudre à céder du terrain : si on devait fixer aux connaissances empiriques les mêmes conditions de validation que celles qu’on devra respecter dans le domaine des connaissances rationnelles, on devrait se résoudre à abandonner tout savoir de ce genre, ce qui est impossible. Dès lors, on doit battre en retraite : il faut bien admettre que lorsqu’on s’en remet aux témoignages d’autrui, on prend un risque nécessaire qui ne peut pas être condamné, puisqu’on respecte la méthodologie spécifique à ce domaine de la connaissance. Individuellement, c’est un préjugé puisqu’on n’est pas à l’origine de l’information, mais puisqu’il s’agit d’une connaissance collective, on doit postuler que l’expérience a été faite, et qu’on peut s’y fier. Dans ce strict domaine, il est donc non seulement possible, mais aussi nécessaire, de reconnaître l’autorité de ceux qui nous transmettent la connaissance.

B – Les connaissances rationnelles

Il en va tout autrement de l’autre genre de connaissance que distingue Kant. En effet, dans ce domaine que Kant appelle les « connaissances rationnelles », on doit considérer le recours à l’argument d’autorité comme une faute ; on tombe dans le préjugé car le jugement est porté sans avoir mené auparavant les opérations de pensée qui, seules, permettraient de le valider. En apparence, on est dans la même configuration que dans la première partie, on devrait en tirer les mêmes conclusions. Mais ce qui change tout, c’est que dans le cadre des vérités rationnelles, rien n’interdit de mener par soi même les processus de pensée qui mènent à la vérité, lorsque c’était impossible dans le domaine de l’expérience et du témoignage. Aussi, la tolérance dont on faisait preuve en première partie n’est plus de mise : s’appuyer sur l’autorité d’autrui lorsqu’on peut penser par soi même, c’est demeurer en état de minorité. Etre mineur, c’est être incapable de saisir par soi même les raisons pour lesquelles on pense ce qu’on pense, on dit ce qu’on dit, on fait ce qu’on fait. C’est devoir placer en quelqu’un d’autre l’autorité qu’on ne parvient pas à avoir sur soi. C’est en somme ne faire autorité ni sur les autres, ni sur soi même. Alors que Kant évoquait les connaissances empiriques, issues de l’expérience, il prenait en compte la possibilité qu’on ne soit pas en mesure de mener à bien une telle réflexion : si on ne peut « le comprendre par notre intelligence », alors il faut s’en remettre à l’intelligence de quelqu’un d’autre, qui fera alors autorité. Mais être autonome dans la pensée, c’est précisément disposer des aptitudes propres au raisonnement, nécessaires pour comprendre les connaissances par sa propre intelligence. Or, si on est apte à penser, il n’y a aucune raison qui justifie qu’on reporte sur quelqu’un d’autre cette réflexion qui précède le jugement. Si on le fait, on est coupable de préjugé puisqu’on émet un jugement sans avoir de raison identifiée de tenir ce jugement précis plutôt qu’un autre, puisque c’est une autorité extérieure qui détient ces raisons. Pour mieux comprendre ce caractère spécifique des connaissances rationnelles, Kant précise que ces vérités sont, comme il l’écrit, anonymes. L’expression peut sembler étrange, mais elle a un sens précis qui permet d’éclairer le reste du texte. L’anonymat peut être identifié à une absence d’auteur. Une connaissance anonyme est donc un savoir dont on ne sait pas qui en est l’auteur. S’il s’agissait de connaissances empiriques, ça empêcherait tout simplement l’information puisqu’il faut bien que quelqu’un ait fait l’expérience. Mais dans le cas de la connaissance rationnelle, il en va tout autrement : celle-ci est le fruit d’un raisonnement. Or la structure et la méthode de la raison sont universelles. Chacun, lorsqu’il construit des raisonnements, utilise les mêmes lois logiques, qui sont immuables. Dès lors, peu importe qui effectue le raisonnement, puisque n’importe qui d’autre pourrait effectuer la même démarche. Cela explique que lorsqu’on est confronté à un raisonnement, mathématique par exemple, on peut le travailler sans en connaître la source, puisqu’on peut le prendre en charge intégralement, à la différence des connaissances issues de l’expérience, qui s’appuient entièrement sur l’expérience de telle personne, à tel endroit et à tel moment. C’est pour cette raison que Descartes concevait les mathématiques comme le modèle de toutes les connaissances, ou que l’Académie de Platon réclamait à ceux qui voulaient la rejoindre d’être « géomètres ». Ces vérités rationnelles sont les seules à être éternelles ; c’est-à-dire que ce sont les seuls savoirs que nous énoncions aujourd’hui exactement comme nos ancêtres de l’antiquité les définissaient ; ce sont aussi les seuls que nos plus lointains descendants pourront à leur tour porter comme nous le faisons aujourd’hui. Si on poussait plus loin, on pourrait même affirmer que s’il existe quelque part dans l’univers d’autres êtres intelligents, il est nécessaire qu’on partage au moins la même géométrie et la même arithmétique. On comprend mieux, dès lors, que dans ce domaine, il s’agisse moins de savoir qui est l’auteur de telle connaissance que de comprendre en quoi cette connaissance est pertinente. On pourrait objecter que, pourtant, les théorèmes mathématiques sont un type de connaissance dont on connaît souvent les auteurs, mais on peut interpréter cet aspect particulier de la culture scientifique sans remettre en question la thèse kantienne : ces sciences peuvent se permettre de mettre un nom sur ces découvertes précisément parce que leur compréhension est accessible à n’importe qui. Saisir la géométrie d’Euclide ne consiste pas à entrer dans une secte et à devenir un disciple de ce maître, mais au contraire à s’affranchir de l’autorité du géomètre pour penser par soi même. Mais a contrario, on sait que le degré de certitude autorisé par la méthode scientifique peut « autoriser » à faire de tout discours apparemment labellisé par la science une autorité convaincante et non discutée. La médecine a généré des théories qui ont imposé de monumentales erreurs sur la seule base de l’assurance que permettait la validation des laboratoires et des blouses blanches (telles que la phrénologie, par exemple), les sciences économiques elles aussi autorisent des jugements reconnus comme vrais du simple fait qu’ils sont tenus par des individus qui sont présentés comme experts. On perçoit ici assez bien que Kant bouscule un peu les habitudes que nous avons adoptées en matière d’adhésion à telle ou telle théorie : tels Saint-Thomas, nous avons une certaine tendance à ne croire que ce que nous voyons, alors que précisément nous ne pouvons pas voir tout ce que nous sommes censés savoir, et nous adhérons volontiers à des propos entendus sur la simple base de la confiance que nous plaçons a priori dans les experts qui les prononcent, sans les vérifier, alors que nous avons le plus souvent tout à fait les moyens de mettre intellectuellement ces jugements à l’épreuve, sans que nous nous en donnions la peine.

Mise en perspective et conclusion

Kant conclut son propos en voyant dans cette attitude de soumission envers les autorités le signe d’une psychologie faible, prompte à revêtir le prestige des grands esprits en mimant leur pensée. S’il on peut y voir une critique d’une attitude fort répandue, il faut noter que celle-ci part en quelque sorte d’une bonne intention : tant qu’à imiter quelqu’un autant que ce soit un grand esprit. Mais rendre hommage aux grands penseurs ne consiste pas à les singer en reprenant leurs propos, il s’agit plutôt d’atteindre un niveau d’autonomie dans la pensée qui soit semblable au leur. Tout maître devrait ainsi attendre de ses élèves qu’ils atteignent cette majorité intellectuelle qui, seule, autorise à être l’auteur légitime de sa propre pensée. Tout élève devrait alors placer correctement le respect dû à son maître en veillant à ne plus penser comme lui, mais grâce à lui ; c’est-à-dire à terme, sans lui.

On dispose alors, grâce au texte de Kant, d’une structuration de la connaissance qui permet d’adopter une attitude théoriquement pertinente vis-à-vis des savoirs qui nous sont inculqués : s’en remettre aux témoignages pour tout ce qui est empirique, et valider rationnellement les connaissances relevant de la logique. Dès lors, nous serions en mesure d’établir que, pour celui qui cherche la vérité, il s’agit de rejeter l’autorité d’autrui dans tous les domaines où on peut constituer, par sa propre pensée, une autorité autonome. Cependant, telle qu’elle est présentée dans cet extrait, la distinction des deux ordres de connaissance pourrait être nuancée, ou remise en question, dans la mesure où ils ne sont pas aussi distincts qu’on les a jusque là présentés.


Illustrations :

1 -Nietzsche portant son t-shirt de fan de Jean-Baptiste Botul, cet auteur fictif dont certains ont cru que le simple fait qu’il ait son nom sur la couverture de quelques ouvrages permettrait de valider son existence.

2 – La couverture du fameux n°46 du magazine Chronicart, intégralement constitué d’articles, de critiques, d’infos portant sur des phénomènes, auteurs, disques, livres, qui n’existent pas. Si Hegel, lui qui pensait que la lecture du journal était la prière du matin de l’homme moderne, avait lu Chronicart, il aurait, sans le savoir, prié le matin de la parution de ce numéro 46, ce que Descartes appelait un « malin génie ».

Pour le titre de l’article, il fait simplement référence à la phrase qui suit l’extrait proposé à l’examen : « A quoi s’ajoute que l’autorité personnelle sert, indirectement, à flatter notre vanité ».

Et en bonus, la vidéo d’un débat auquel participait William Karel, documentariste de renom, qui réalisa en 2002 un « documenteur » jouant sur l’hypothèse selon laquelle les américains n’auraient jamais mis le pied sur la Lune. Bâti sur des témoignages qui ne sont pas complices du projet, tout son dispositif tient au fait qu’un seul des témoins du document est fictif, et que c’est précisément ce faux témoin qui parvient à convaincre le spectateur d’une thèse tout à fait fausse.

 

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