Que gagnons-nous à travailler ?

Introduction

Entre le gagne-pain et ce qui permet de gagner sa vie, on devine l’espace dans lequel se déploient les contreparties de l’effort, jamais suffisantes, justifiant qu’on voit toujours en elles un « gagne petit ». Tenter de discerner ce qu’il y a à gagner à travailler, c’est tout de suite penser au salaire, c’est-à-dire à la rétribution échangée contre l’effort que le travailleur consent à effectuer. Pourtant, envisager les choses sous cet angle, c’est réduire au moins deux fois le travail. D’une part parce que même si la soi disant sagesse populaire affirme volontiers que tout travail mérite salaire, on sait bien qu’il existe un travail non salarié. D’autre part parce que si le salaire vient compenser l’effort produit par le travailleur, la souffrance endurée au labeur, alors le travail est avant tout conçu comme une tâche pénible, au sens propre, une peine, qu’on ne consentira à effectuer que si on nous promet une contrepartie en retour. Tout en reconnaissant l’existence d’une telle logique laborieuse réclamant un échange contractuel entre salaire et force de travail, nous verrons que le travail ne se réduit pas à ce genre de mise à prix, et qu’on peut repérer en lui une valeur plus élevée, permettant de mieux en saisir l’essence. C’est en remettant en question l’idéologie d’un travail auquel l’homme serait condamné, effectué uniquement afin de toucher cet argent qui semble si nécessaire à sa survie, ou d’acquérir les biens qui en sont les fruits, qu’on parviendra à mettre en lumière que cette activité spécifiquement humaine est en réalité la seule chance qui s’offre à l’homme de prendre en main, pour de bon, ce qu’il est.

Pour établir en quoi le salaire ne peut pas être considéré comme ce qui, par le travail, est gagné, on peut choisir deux orientations. L’une d’elle consisterait à montrer qu’il y a plus intéressant à gagner dans le travail que le salaire, ce sera notre deuxième option. La première visera au contraire à montrer que contre toute apparence, il n’y a en fait dans le salaire aucun gain.

1 – Le salaire de la sueur

A – Quelle est la contrepartie du salaire ?

On parle de gain lorsqu’à l’issue d’un processus, un agent peut mesurer un bénéfice, un profit. On gagne quelque chose lorsqu’on reçoit davantage d’un processus que ce qu’on y a investi. Ainsi, pour que le salaire puisse constituer un bénéfice, il faudrait pouvoir établir que le travailleur retire, par le biais de ce revenu, plus que ce qu’il y perd. A première vue, c’est le cas, puisque de manière générale, l’emploi ne coûte rien à l’employé et que l’argent ne circule que de l’employeur vers lui, et jamais réciproquement (même si on pourrait trouver des exceptions ou des nuances, dans la coiffure par exemple, domaine dans lequel les employés doivent investir dans leur propre matériel (brosses, tondeuses, sèche-cheveux, etc.). Economiquement, donc, le gain est total. Mais ce serait un leurre que de penser que l’employé n’investit rien dans son travail. Si c’était le cas, on lui reprocherait d’ailleurs d’être trop peu investi. Ce reproche est d’ailleurs un indicateur intéressant de ce qui est vraiment en jeu dans le salaire du plus grand nombre des travailleurs : c’est sa propre personne qui est investie dans l’emploi, et si un salaire est versé, on ne peut pas le voir comme un simple gain, mais comme un échange, ou plus exactement un prix. Et comme dans toute vente, celui qui en touche le prix se dessaisit de quelque chose.

B – La valeur de ce qui se vend, et dont le prix est le salaire.


Dès qu’on conçoit le salaire comme le prix auquel on vend une marchandise, il est plus difficile d’y voir un gain, car pour qu’il y ait gain, il faut qu’on puisse établir que la marchandise a une valeur moindre que le prix auquel elle est vendue. Il est donc nécessaire de se demander précisément quelle est la marchandise dont le salaire est le prix. Pour l’écrasante majeure partie des travailleurs, ce qu’ils ont à vendre, c’est leur force de travail, et leur temps. En somme, être employé, c’est mettre à la disposition d’autrui une part de soi même dont on se dessaisit. Du temps de vie est vendu, ainsi que ce que Marx désigne comme de la « force de travail », de l’énergie que l’employeur achète, et utilise. Or il se trouve que cette force a nécessairement une valeur plus importante que le prix pour lequel l’employé la vend, puisqu’une fois mise au service de l’employeur, elle génère plus de valeur qu’elle n’en coûte. Mais il n’est pas évident que cette valeur ajoutée soit partagée avec l’employé, qui ne touchera que ce que vaut, sur le marché, l’énergie qu’il dépense au travail en un temps donné. Dès lors, puisque la plus-value est le plus souvent captée par l’employeur, on peut considérer que le salaire n’est pas un gain, mais au mieux un dédommagement pour le dérangement occasionné, un appât pour convaincre de venir pratiquer ce que, gratuitement, on fuirait comme la peste, pour reprendre l’expression connue de Marx.

C – Ceux qui échappent à l’aliénation montrent que le salaire standard n’est pas un gain.

Ce qui montre que le phénomène d’aliénation touche bel et bien cette catégorie de travailleurs qui n’ont que leur force à vendre, c’est la situation de ceux qui, précisément, peuvent fixer leur revenu sur d’autres critères : ces derniers ne peuvent véritablement tirer bénéfice de leur activité que parce qu’ils vendent autre chose que leur force de travail et leur temps : ils proposent quelque chose d’eux que le marché ne trouve que rarement. Telle compétence, tel regard sur les choses, telle connaissance, telle image qui émane de celui dont l’action ne se réduit dès lors pas aux tâches qu’il effectue, et parvient à vendre autre chose, à bien meilleur prix. Ces travailleurs ont ceci de spécifique qu’ils maîtrisent la phase de conception qui précède l’exécution des tâches. Ce faisant, ils maîtrisent le processus du travail de part en part, et ils sont aptes à organiser et superviser le travail des autres qui, eux, ne sont là que comme main d’œuvre. Ce faisant, ils confirment ce qui semble constituer une règle, en matière de gain salarial : on gagne plus à organiser l’effort fourni par les autres qu’à produire cet effort soi même. Dès lors, on a bien confirmation que s’il y a un gain à chercher dans le travail, ce n’est pas dans le salaire qu’il faut le chercher.

Transition

En fait, si on pense en premier lieu au salaire lorsqu’il s’agit de concevoir ce qu’il y a à gagner dans le travail, c’est parce qu’on n’imagine pas que le travail puisse être, en lui-même, une bénédiction. On imagine dès lors qu’il faut bien qu’il apporte autre chose que lui-même, puisque lui-même n’est conçu que comme pénible, douloureux, temps perdu sur la jouissance de ce qu’il permet d’obtenir. Tant son étymologie (tripalium, un trépied dressé dans le but de ferrer les chevaux, mais aussi de torturer les hommes) que le sens qu’il prend dans la mythologie judéo-chrétienne montrent à quel point c’est un concept qu’il faut concevoir négativement. S’il est mauvais, le gain qu’on en tire doit lui être extérieur. C’est cette conception que nous allons remettre en question, afin de discerner en quoi le travail peut être considéré comme un gain en lui-même.

2 – Le travail envisagé comme une bénédiction

A – L’enracinement de la conception du travail comme punition.

Si on en croit la lecture la plus courante de la Genèse, les racines les plus profondes du travail sont à chercher dans la condamnation divine faite à Adam et Eve de ne plus vivre dans le Jardin des Jouissances originel, et de devoir obtenir leur pain à la sueur de leur front sur une Terre désormais déconnectée du jardin d’Eden, territoire de la satisfaction tellement instantanée qu’elle ne laisse même pas au manque le temps de se manifester, ne réclamant, jamais, nul effort de la part de ses habitants. Punis nous serions à notre tour à la suite d’Adam et Eve, et à strictement parler, nous ne gagnerions rien à travailler, puisque nous le ferions par pur obéissance à la colère divine. D’où l’idée qu’on n’a rien sans rien, que tout salaire mérite d’être précédé par une peine, qu’il faut travailler pour mériter, ensuite, le repos. D’où l’idée aussi que puisque le travail est fondamentalement douloureux, la seule chose positive qu’on puisse en attendre, c’est un salaire, contrepartie à la souffrance ressentie dans le travail lui-même.

B – L’expulsion du paradis n’est pas la cause de l’apparition du travail, elle en est la conséquence.

C’est oublier un détail important dans la manière dont on décrit l’avènement du travail pour Adam et Eve. S’ils ont commis une faute, c’est une faute initiatrice : ils ont atteint la connaissance du bien et du mal, ils savent désormais qu’il est possible d’agir par soi même, en étant l’initiateur de ses propres actes, en réalisant quelque chose dont on est l’auteur, qu’on pourrait faire, ou ne pas faire. En somme, ils ne se contentent plus de ce qui est, tel qu’il est, ils visent ce qui n’est pas, ce qui devra être fait pour être. Ainsi, dès le geste par lequel la pensée d’Eve entre dans les circonvolutions de la réflexion (la pensée qui ne va plus en ligne droite d’un point à un autre, mais se courbe sur elle-même, serpentine), on peut dire qu’elle est déjà au travail, qu’elle accouche de quelque chose qui n’est pas tout à fait elle (après tout, on ne la reconnaît pas très bien dans l’acte de désobéissance qu’elle commet, comme si elle n’était plus tout à fait elle-même, et après tout, qu’est ce qu’enfanter, si ce n’est faire de soi quelque chose qui n’est pas soi ?), qu’elle se transforme en faisant quelque chose d’imprévu dans l’ordre de ce jardin. En somme, elle travaille. Et elle existe. Considéré sous cet angle, le travail n’est plus la punition provoquée par une infraction originelle, mais la condition même de l’existence, puisqu’exister, c’est précisément ne pas être réduit à ce qui est déjà.

C – Le travail conçu comme processus d’humanisation du monde.

C’est précisément ce qui permet au travail de dépasser le simple contrat par lequel, parfois, on l’effectue contre un salaire. C’est ce qui fait que parfois, on peut être bénévole : par le travail, on réalise quelque chose qui reste une fois le travail achevé. Et cette transformation du monde, dont les autres hommes sont témoins, constitue le signe qu’un homme était là, sur Terre, pour faire ce qu’il a fait, parce que nul autre qu’un homme n’aurait pu le faire. Une des images cinématographiques les plus saisissantes de ce phénomène est sans doute la dernière scène de la Planète des singes (Schaffner, 1968), au cours de laquelle les cosmonautes égarés sur une planète qui leur est étrangère découvrent un morceau de la Statue de la liberté émergeant du sable, épave échouée au milieu d’une plage dont ils savent, soudain, grâce à elle, qu’elle fut peuplée par des hommes, qu’ils sont donc en territoire familier. Le travail étend l’humanité en dehors des limites même du corps humain. Il ne peut donc pas être réduit à la simple quantité de force d’exécution dépensée par le corps, et son seul prix ne peut pas être la rétribution permettant de reconstituer cette force. Ce que nous gagnons à travailler, dès lors, c’est la possibilité d’être au-delà de soi même, à travers les œuvres qu’on laisse derrière soi dans le monde, témoignages de ce que, précisément, nous sommes aptes à ne pas nous réduire au rang de simple exécuteur de tâche, qu’on sait faire quelque chose dont on soit pleinement l’auteur, et qui ne se résume pas au simple fait d’avoir effectué une série de gestes.

D – Homo faber

On peut extrapoler ce qu’on observe dans le mouvement de libération d’Adam et Eve à la conception générale du travail, et à l’observation de tous les travailleurs : en transformant le monde, l’homme donne aux choses une forme qu’elles n’avaient pas auparavant, et qu’elles n’auraient pas pu adopter par elles mêmes, car il leur aurait manqué la possibilité de concevoir cette forme. Le monde est un fait accompli qui, si on n’y touche pas, demeure tel quel, pour ainsi dire informe, s’il n’y a pas d’hommes pour le mettre en ordre par la pensée, et par l’action. Mais en transformant le monde, l’homme se fait lui-même par la même occasion, et il faut comprendre ceci tant collectivement qu’individuellement : On n’est pleinement humain qu’à la mesure des signes que nous laissons dans le monde de cette aptitude spécifique que l’on a à donner une forme à la matière. C’est tellement vrai qu’on ne reconnait comme humain des fossiles d’ossements que si on trouve dans leur environnement immédiat des objets artificiels ; sinon, il n’est pas possible d’identifier derrière les restes de squelette comme indices d’humanité. D’observations de ce genre, Bergson tirera la conclusion qu’on peut donner à cette créature qu’on appelle communément « être humain », un nom qui témoignera mieux de ce qui fait sa spécificité : Homo faber, celui qui fabrique. On retrouve dans les analyses de Marx la même reconnaissance du caractère humanisant du travail, quand il montre que dès qu’on libère l’activité humaine du carcan du salaire, on découvre ce processus qui permet de réaliser l’humanité générique, c’est-à-dire ce qui distingue le genre humain du reste du monde.

Transition :

On n’est dès lors pas obligé, pour définir la valeur du travail, de réduire celle-ci au salaire perçu, puisque la mauvaise réputation qui lui est faite vient en fait d’une interprétation discutable des textes fondateurs de notre civilisation. Il n’est pas nécessaire de le considérer comme une peine. Il est au contraire envisageable de voir dans le travail cette activité par laquelle l’homme fait émerger dans l’être ce qui ne devait pas être, ce qui ne pouvait pas être si l’homme ne l’avait pas fait, en étant conscient que ce « quelque chose », c’est essentiellement l’homme lui-même. Or, si on peut se mettre d’accord sur le fait que toute déshumanisation est une perte essentielle, alors on reconnaîtra que tout processus qui favorise l’humanisation est un gain. Reste que la confusion régnant sur la manière dont on considère le travail a pour effet qu’on le confond facilement avec les conditions sociales dans lesquelles il s’exerce, alors même que celles-ci peuvent amplement contribuer à enlever à l’homme le sens du travail, et donc son humanité.

3 – Le travail rend libre, le fait que la formule ait été dévoyée n’y change rien.

On l’a vu, cette manière d’envisager le travail le dégage en théorie tout à fait du réseau de contraintes dans lequel on se plait, d’habitude, à l’enfermer. Il ne s’agit plus de voir en lui le labeur absurde d’un Sisyphe attelé à son rocher parce qu’il le faut bien, mais une activité libre par laquelle l’homme participe au monde non pas en tant qu’exécuteur des basses manœuvres qui ne viseraient que sa survie, mais en tant que créateur, susceptible d’offrir aux choses et à lui-même des formes nouvelles. En d’autres termes, par le travail, si l’homme perd l’évidence d’un monde divin figé dans l’éternité de la satisfaction parfaite, il gagne tout simplement un monde qui, par le mouvement qu’il lui imprime, sera un monde humain, c’est-à-dire un monde dans lequel un être humain puisse se reconnaître. Mais pour cela, encore faut il que l’effort effectué puisse être pleinement identifié à ce qu’on appelle « travail ».

A – Le travail n’est pas réductible à la tâche.

En effet, si on a défini le travail comme l’effort par lequel l’homme fait émerger dans le monde des formes qui ne s’y trouveraient pas sans lui, on constate que la plupart du temps, on réduit cette définition au simple effort. D’où son assimilation au labeur, d’où le fait qu’on voit en la « peine » un quasi synonyme du travail, d’où le caractère péjoratif que, peu à peu, ce mot a reçu dans un monde qui incite les hommes à être partisans du moindre effort. Pris au sens strict d’effort, le mot travail n’évoque en effet que la douleur, la fatigue, l’énergie dépensée, les muscles en tension, la matière qui résiste, tout ce qui fait qu’on remettrait volontiers cette activité au lendemain, ou bien qu’on préfèrerait la confier à quelqu’un d’autre. Mais c’est confondre, ici, la tâche et le travail. La tâche est l’unité d’action du travail. Elle n’a pas en elle-même de sens, elle n’aboutit pas, elle ne réalise rien, elle n’est qu’une étape dans un processus plus vaste, qu’elle peut tout à fait ne pas connaître, et puisque son horizon se réduit à sa simple réalisation ponctuelle, et souvent répétée, elle se limite à l’effort qu’elle réclame. A moins d’être esclave, on n’imagine pas qu’on puisse se résoudre à n’accomplir que des tâches sans contrepartie. Or précisément, on l’a vu, c’est là le fondement même du contrat de travail : on y échange de la pénibilité contre de l’argent, du temps d’effort contre un salaire. C’est pour cela que, si l’emploi ne consistait qu’en une exécution de tâches, alors le salaire serait le seul gain qu’on puisse espérer en tirer. Mais précisément, puisque le travail ne se réduit pas à n’être qu’une simple tâche, alors le salaire ne permet pas de rendre compte des gains permis par le travail et c’est ailleurs qu’il faut chercher ce gain.

B – La tâche est au travail ce que l’instant est au temps.

En effet, le simple exécutant peut très bien ne pas savoir ce qu’il fait, son acte peut tout à fait être considéré comme une boucle, un sample, un échantillon d’action, copié tel quel et mis bout à bout de lui-même, sans fin, comme on le fait d’une séquence rythmique pour constituer une trame musicale. Si on en veut une image, on peut se tourner vers Pénélope, tissant et détissant sa tapisserie chaque jour, revenant chaque matin au début de sa boucle quotidienne, la répétition de son acte constituant la boucle rythmique sur laquelle toute l’Odyssée est composée, comme un échantillon qui tournerait en fond, immuable, dans ce temps fermé sur lui-même qu’est l’amnésie d’Ulysse. Pénélope, en tant que tisserande, ne travaille pas. Si un maître tapissier venait surveiller l’avancée des travaux, il aurait vite fait de dire que, justement, « c’est pas du travail, ça ». Elle se contente d’exécuter une tâche, précisément pour que l’histoire n’avance pas, pour ne pas passer à l’épisode qui suit la mort d’Ulysse, pour que le monde ne devienne pas autre chose que ce qu’il a été, en somme pour ne pas faire le deuil de l’instant d’avant. Mais au moins fait elle cela avec une claire conscience de sa propre improductivité : elle s’enferme dans un temps qui tourne en boucle pour ne pas avoir à se confronter à la réalisation d’un autre temps, qui serait aussi un autre monde. Le travail ouvrier peut facilement tomber dans ce non sens. Charlie Chaplin dans les Temps Modernes se voit peu à peu doté d’un corps qui a tant et si bien enregistré la chorégraphie mécanique de la chaine de montage qu’il ne cesse plus de l’exécuter, y compris pendant son sommeil. Au pied de la lettre, il ne peut plus passer à autre chose. Or c’est précisément ce que le véritable travail doit autoriser : c’est une activité qui n’a pas vocation à être répétée à l’identique éternellement, et qui n’est pas à elle-même sa propre fin. Le travail n’est à strictement parler qu’un effort visant à faire émerger quelque chose d’autre que lui-même.

C – L’avantage qu’il y a à faire perdre au travail sa perspective. L’organisation sociale du travail.

Duncan Jones, dans son premier long métrage, Moon, met en scène Sam Bell, un ouvrier, qui, seul employé travaillant sur le sol lunaire, a pour tâche de superviser des machines qui extraient du sol un minerai précieux dont les terriens ont un impératif besoin pour survivre. Installé sur la face de la Lune que la Terre ne voit jamais, il communique chaque jour avec sa famille, que son contrat l’autorise à rejoindre après un nombre défini d’années passées au service de la compagnie qui l’embauche. Or Ducan Jones met ce dispositif en scène selon deux temporalités : la première est celle du travail à effectuer, qui nécessite un certain nombre d’efforts à effectuer, chaque jour, afin que la mission soit correctement menée. L’employé pourrait y trouver cette forme de satisfaction que nous avons évoquée précédemment : il fournit de l’énergie aux hommes sur Terre, qui lui sont certainement quotidiennement reconnaissants pour son travail. Mais cet employé vit aussi selon une seconde temporalité, qui se situe, elle, en dehors du cycle constitué par son travail. Si ce dernier, même s’il ne se réduit pas tout à fait à l’exécution de tâches, est entièrement pris dans la boucle production/consommation, il vise cet instant où il pourra prendre la tangente de ce cercle pour bénéficier du véritable fruit de son travail : le droit de ne plus travailler, de rejoindre sa famille pour profiter, tout simplement, d’un temps qui serait véritablement libre, c’est-à-dire dégagé des obligations de production liées à la consommation journalière d’énergie sur Terre. Le problème de Sam Bell, c’est précisément que si ce temps d’après le travail lui est promis, tout est cependant organisé de manière à ce qu’il ne soit jamais atteint. Mais à la différence de Pénélope, qui sape elle-même son travail en le mettant en boucle, le héros de Moon pense pouvoir s’extraire du cycle sisyphien du travail en y mettant fin, inconscient de ce que, pour s’assurer qu’il ne quitterait pas son poste, ses employeurs ont fait de lui ce fameux échantillon qui sera répété, à son insu, pour un temps indéfini. Si Pénélope est l’auteur de la boucle qu’elle répète comme pour atteindre l’état d’hypnose dans lequel est plongé son mari, Sam Bell, lui, est devenu la boucle elle-même, capable de concevoir une sphère extérieure, mais incapable de la rejoindre.

Si Sam Bell ne gagne rien à travailler, ce n’est pas parce qu’il y aurait quelque chose de vicié dans son travail lui-même, mais bel et bien parce que l’organisation sociale dans laquelle son effort se produit a réussi à détourner totalement son travail, en leurrant Sam Bell afin qu’il participe lui-même à sa propre aliénation. Or c’est bien là le risque qu’on court en voulant étudier le travail en se contentant d’en observer le fonctionnement : essentiellement social, il peut tout à fait être perverti par les conditions dans lesquelles il s’accomplit. En effet, si on a envisagé jusque là le travail comme cette activité qui permet, quand il est mené de manière autonome, de grandir en tant qu’humain et de dépasser le simple monde des formes telles que la nature les produit, il y a un gain plus global dans le travail, qu’on a évoqué lui aussi, qui consiste à former, tous ensemble et ce de manière parfois individuellement discrète, un monde humain. Reste qu’il ne suffit pas d’œuvrer ensemble pour que le monde soit davantage humain. On l’a vu, il n’y a humanisation que si à un moment donné on vise par le travail quelque chose qui n’est pas le travail lui-même, si on peut espérer, par une espèce de force centrifuge, échapper à l’absurde répétition des mêmes gestes, à la routine de l’exécution des tâches. Or, nous savons bien qu’une certaine organisation du travail n’envisage celui-ci que comme une manière de générer davantage de moyens afin de produire encore davantage de travail, pour générer encore plus de moyens, censés permettre de susciter plus de travail, etc. Un tel processus est à proprement parler sans fin, car la seule perspective qu’il offre à première vue, c’est une consommation qui puisse être à la hauteur de la production rendue possible par l’amélioration de la productivité. En somme, si on en reste au cycle binaire production/consommation, on peut dire qu’à aucun moment on n’a échappé à l’asservissement dans l’exécution de tâches. Certes, la consommation peut donner le sentiment d’une satisfaction, mais ce ne peut jamais être un accomplissement. Alors bien sûr, on sait depuis l’antiquité qu’en réalité, ce travail et cette consommation commune produisent aussi un bien commun, pour peu que les richesses produites au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer une poursuite de la consommation, soient affectée à des projets qui sortent du cycle production/consommation, soit sous la forme d’un secteur public qui est la seule manière de ne pas réduire le prix du travail individuel au seul salaire dont on a vu qu’il était calculé pour priver le travailleur de la plus-value qu’il génère, soit sous la forme de ce que les grecs anciens définissaient comme le « loisir », c’est-à-dire ce qu’on a le loisir de faire lorsqu’on n’est pas occupé à régler les questions qui relèvent de la stricte nécessité.

En somme, le travail a sa place en tant qu’il génère, au-delà de lui-même, une sphère humaine dans laquelle il n’intervient pas, parce que celle-ci ne relève ni de la production de biens marchands, ni de leur consommation. Si on devait d’ailleurs qualifier cette sphère, c’est la gratuité qu’il faudrait évoquer. C’est ce qui permet de définir certains domaines comme ne relevant pas de la logique marchande habituelle, tels que la santé, l’éducation, pour ne citer que les plus évidents. Ainsi, si le travail permet un gain, on peut voir qu’il ne peut jamais se réduire à la simple possibilité de conserver, ou augmenter la quantité de travail proposée, car ceci relève aussi des moyens, et non des fins. Ainsi, l’argument consistant à dire qu’il est bien nécessaire que la rentabilité des entreprises soit prioritaire sur la qualité de vie des travailleurs ne peut pas convaincre, si cette rentabilité n’est mise au service que d’un développement d’activité qui vise seulement une production et une consommation supérieure, parce qu’alors, le travail se mord la queue comme si le serpent biblique se mettait à son tour, comme coincé sur la tapisserie de Pénéloppe, effacé chaque nuit, rembobiné pour ainsi dire, à proposer en boucle de goûter au fruit de la transformation, sans que pour autant jamais rien ne change, sans qu’on puisse jamais passer à autre chose. De ceci, on peut déduire que le véritable gain du travail consiste à ouvrir un espace et un temps au sein desquels on puisse cesser de travailler pour participer à quelque chose de plus élevé, qui propulse l’homme dans un temps spécifique qui n’est plus marqué par le retour perpétuel des mêmes gestes à exécuter et des mêmes efforts à fournir.

Conclusion

En somme, le travail permet à celui qui s’y adonne de devenir pleinement humain à travers ses œuvres, en se libérant de la simple activité aveugle qui ne permet pas de distinguer l’homme du reste de la nature. Reste que la possibilité d’un tel gain dépend directement de l’organisation sociale au sein de laquelle le travail s’exerce. Ainsi, il y a bien quelque chose à gagner à travailler, mais ce gain se situe rarement là où on le conçoit le plus spontanément, et cela ne se réduit jamais à ce qu’un ordre qui voudrait mettre le travail au centre de tout l’édifice social veut bien en montrer. Dès lors, si le salaire est la rançon de l’effort, qui permet seulement de demeurer partie prenante des échanges commerciaux, il ne permet de s’intégrer qu’aux sociétés qui ne se définissent que comme marchandes. On reconnait l’ambition d’une culture à sa manière d’ouvrir un espace au-delà du travail en s’appuyant sur celui-ci comme un moyen mis au service d’une fin qui le dépasse. On reconnait aussi cette ambition à la manière dont elles répartissent l’effort ainsi que la promesse d’échapper par moment à cet effort, et ce d’autant plus que ce sont les inégalités en ce domaine qui sont source des principales illusions sur ce que peut donner le travail. Et si on a avantage à faire croire que le labeur est une punition qu’il faut bien subir, docilement, pour n’avoir su demeurer dans cet au-delà paradisiaque que l’homme aurait perdu, on discerne désormais mieux en quoi il est pourtant cette élévation au dessus de la matière brute, qui permet d’atteindre un nouvel au-delà. Envisagé sous cet angle, ce qu’il y a à gagner à travailler, c’est peut être finalement ce qui, du travail, ne peut être conçu avant de s’être mis à l’ouvrage.


Toutes illustrations tirées de photographies effectuées de la statue monumentale qui surplombait le pavillon soviétique à l’exposition universelle de Paris de 1937, intitulée le Travailleur et la kolkhozienne. Création de la sculptrice Véra Mukhina et de l’ingénieur Zhuravlev, elle constitue une prouesse technique, avec ses 24m de haut et ses 65 tonnes de plaques de métal inoxydables. Elle est aussi le modèle même de la manière dont le réalisme soviétique voulait valoriser le travail, hissant l’effort humain vers le ciel (c’est une pratique constante, dans ce courant artistique, que de voir les ouvrier les pieds fermement ancrés au sol, profitant de cet appui pour se mettre en total déséquilibre vers l’avant, pointant le ciel de leurs outils, comme s’ils ne le considéraient plus comme une origine perdue, mais comme un projet à construire; en ce sens, c’est un réalisme inversé par rapport à ce que pouvait proposer un peintre comme Millet). Les photographies sont censées être l’oeuvre d’un certain Richard Napier. L’information a l’air fragile; mais j’enquête.


Si vous préférez lire ce texte en format .pdf, le voici :

Please follow and like us:

Leave a reply:

Your email address will not be published.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Site Footer