Ramasse miettes

On l’a vu en classe et dans les derniers articles ici même, la réflexion sur le travail peut difficilement être tout à fait séparée de la dimension économique, parce que le travail étant nécessairement spécialisé, son produit fait l’objet d’échanges qui, peu à peu, provoquent des gains divers, engendrant des richesses inégales. Quand le travail devient lui-même une marchandise, et qu’on comprend qu’il est bon que certains soient si proches de la misère qu’ils n’auront d’autre choix que d’accepter de faire ce qu’on leur demande pour le prix qu’on leur impose, on saisit bien en quoi il y a là un sujet qui relève bien de la politique. Savoir qui travaille, qui ne travaille pas, combien de temps on travaille, quel jour, comment on touche le prix de ce travail, comment on fixe ce prix, il n’y a que ceux qui tirent profit d’une situation dans laquelle les plus riches fixent les règles pour les plus pauvres, voire même, organisent la pauvreté des autres afin de mieux avoir la négociation en mains, pour affirmer que de telles réflexions ne sont pas d’ordre politique.

Il n’est pas rare de voir ces questions traitées, en philosophie, avec une certaine ironie, sans doute parce qu’elles ont un intérêt pratique évident, et que les auteurs ont souvent le sentiment de combattre des thèses qui relèvent de la mauvaise foi, ce qui incite à portrait mordant de l’adversaire, mettant à jour les intentions cachées de son discours, et dévoilant ses arrières-pensées. On sait qu’il arrive souvent que la lecture de Marx fasse sourire, parce qu’il n’hésite pas à être incisif envers ceux que sa pensée évoque, y compris d’ailleurs quand ce sont des compagnons de lutte politique.

Le texte qui suit fait partie de cette veine un peu bagarreuse de la littérature politique, qui saisit l’adversaire dans ses propres discours pour mieux le mettre à terre; et comme c’est d’Oscar Wilde qu’il s’agit, cela se fait avec style, le sourire aux lèvres. Ce dont il est question, dans ce qui suit, c’est de la pauvreté, et du traitement qu’il faut appliquer à ce problème. Or, on va le voir, entre le moment où on combat la pauvreté et celui où on s’attaque aux pauvres eux-mêmes, il y a juste le temps de faire un bref calcul d’intérêt personnel.

« La possession de la propriété privée est souvent des plus démoralisantes, et il est tout naturel que le socialisme voie là une des raisons de se délivrer de cette institution. En fait, la propriété est un vrai fléau.
Il y a quelque temps des hommes parcoururent le pays en disant que la propriété a des devoirs. Ils le dirent si souvent d’une Oscar_Wilde_by_Napoleon_Sarony,_with_hat_and_cape,_1882façon si ennuyeuse, que l’Église s’est mise à le dire. On l’entend répéter dans toutes les chaires.
Cela est parfaitement vrai. Non seulement la propriété a des devoirs, mais elle a des devoirs si nombreux, qu’au delà de certaines limites, sa possession est une source d’ennuis. Elle comporte des servitudes à n’en plus finir pour les uns ; pour d’autres une continuelle application aux affaires : ce sont des ennuis sans fin.
Si la propriété ne comportait que des plaisirs, nous pourrions nous en accommoder, mais les devoirs qui s’y rattachent la rendent insupportable. Nous devons la supprimer, dans l’intérêt des riches.
Quant aux vertus des pauvres, il faut les reconnaître, elles n’en sont que plus regrettables.
On nous dit souvent que les pauvres, sont reconnaissants de la charité. Certains le sont, nul n’en doute, mais les meilleurs d’entre eux ne sont jamais reconnaissants. Ils sont ingrats, mécontents, indociles, ingouvernables, et c’est leur droit strict.
Ils sentent que la Charité est un moyen de restitution partielle ridiculement inadéquat, ou une aumône sentimentale, presque toujours aggravée d’une impertinente indiscrétion que l’homme sentimental se permet pour diriger tyranniquement leur vie privée.
Pourquoi ramasseraient-ils avec reconnaissance les croûtes de pain qui tombent de la table du riche ?
Leur place serait à cette même table, et ils commencent à le savoir.
On parle de leur mécontentement. Un homme qui ne serait pas mécontent dans un tel milieu, dans une existence aussi basse, serait une parfaite brute.
Aux yeux de quiconque a lu l’histoire, la désobéissance est une vertu primordiale de l’homme. C’est par la désobéissance que s’est accompli le progrès, par la désobéissance et la révolte.
Parfois on loue les pauvres d’être économes. Mais recommander l’économie aux pauvres, c’est chose à la fois grotesque et insultante. Cela revient à dire à un homme qui meurt de faim : « ne mangez pas tant ». Un travailleur de la ville ou des champs qui pratiquerait l’économie serait un être profondément immoral. On devrait se garder de donner la preuve qu’on est capable de vivre comme un animal réduit à la portion congrue. On devrait se refuser à vivre de cette façon ; il est préférable de voler ou de recourir à l’assistance publique, ce que bien des gens regardent comme une forme du vol. Quant à mendier, c’est plus sûr que de prendre, mais prendre est plus beau que mendier. Non, un homme pauvre qui est ingrat, dépensier, mécontent, rebelle, est probablement quelqu’un, et il y a en lui bien des choses. Dans tous les cas, il est une protestation saine.
Quant aux pauvres vertueux, nous pouvons les plaindre, mais pour rien au monde nous ne les admirerons. Ils ont traité pour leur compte personnel avec l’ennemi, et vendu leur droit d’aînesse pour un très méchant plat. Il faut donc que ce soient des gens extrêmement bornés.
Je comprends fort bien qu’on accepte des lois protectrices de la propriété privée, qu’on en admette l’accumulation, tant qu’on est capable soi-même de réaliser dans de telles conditions quelque forme de vie esthétique et intellectuelle. Mais ce qui me paraît tout à fait incroyable, c’est qu’un homme dont l’existence est entravée, rendue hideuse par de telles lois puisse se résigner à leur permanence.
Et pourtant la vraie explication n’est point malaisée à trouver, la voici dans toute sa simplicité.
La misère, la pauvreté ont une telle puissance dégradante, elles exercent un effet paralysant si énergique sur la nature humaine, qu’aucune classe n’a une conscience nette de ses propres souffrances. Il faut qu’elle en soit avertie par d’autres, et souvent elle refuse totalement de les croire. »

Oscar Wilde ; L’Âme humaine sous le régime socialiste, 1891

Si on résume, on sait bien qu’en matière de répartition des richesses, sans qu’il s’agisse d’instaurer une égalité parfaite entre les moyens dont les uns et les autres disposent pour participer aux échanges, il est légitime qu’une certaine justice soit respectée, qui ferait que nul ne soit obligé à quoi que ce soit pour « gagner sa vie ». L’expression n’est pas innocente : elle présuppose qu’on ne dispose pas immédiatement de sa propre vie, qu’il s’agit de l’acquérir. Or, telle que l’expression le suppose, c’est celui qui paie qui la détient, celui qui emploie : et c’est toujours à son propre avantage qu’on emploie. Et cet avantage est d’autant plus grand que cet autre a moins la possibilité de négocier. Et il l’est d’autant moins qu’on a moins besoin, dans un contexte mondialisé, qu’il soit aussi consommateur. Alors, on peut réellement mettre sa vie dans la balance, et lui rappeler que celle-ci est précaire. Le plus étonnant, ce n’est pas que cette logique existe. C’est qu’elle soit acceptée. On le devine, elle ne l’est que parce que le plus grand nombre est mis devant le fait accompli. Même ceux qui bénéficient de l’injustice savent que c’est une injustice. C’est tellement manifeste qu’un enfant s’en apercevrait ; c’est une question de décence. C’est pour ça que nous sommes capables de trésors d’argumentations pour justifier l’inégalité des traitements. Et comme le plus grand nombre pense politiquement selon les avantages qu’on aura quand on sera riche, on est nombreux à trouver tout un tas de bonnes raisons pour justifier l’injustifiable. Un des signes de cette mauvaise fois consiste à préférer la charité à la justice, et un des mérites de ce texte consiste à montrer l’arrière-pensée de la charité, et ses intentions réelles. De façon générale, il y a là plein de petits éléments de réflexion qui mériteraient d’être creusés et traités sérieusement. On y retrouve évidemment des échos marxiens, y compris dans le ton. Mais sans doute qu’on peut aussi y voir, sur la fin, la prémonition d’une réflexion que mènera Michel Foucault, quand il s’intéressera aux sociétés de contrôle, et qu’il montrera qu’on peut tout à fait vivre une situation de domination, et même parfois y participer, sans en avoir une quelconque conscience.

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