Faire quelque chose « dans la vie » ? Ou bien faire quelque chose de sa vie ?

In Auteurs, Notions, Travail

Raoul Vaneigem Autor bei Edition Nautilus, Hamburg Photo: © Alphonse Bernard Seny / Edition Nautilus

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En 1996, dans celui de ses livres qui porte, peut-être, le plus beau titre, Nous qui désirons sans fin, Raoul Vaneigem, propose, comme souvent le font les situationnistes, de régler son compte au travail, et de le congédier. Pourquoi ? On va le voir, parce que Vaneigem fait ce choix conceptuel d’appeler « travail » cette activité absolument contrainte qu’il oppose frontalement, ici, à cette autre activité consistant à créer. On pourrait objecter qu’il faut bien vivre, que certaines choses doivent bien être faites, quand bien même elles ne réclament aucune créativité de la part de ceux qui les exécuteront, mais Vaneigem, on va le voir, balaie l’argument en observant que ces « tâches », qui doivent effectivement être effectuées, pourraient être prises en charges par des machines, d’ailleurs elles le sont, et cela ne fait absolument pas baisser la pression exercée sur ceux qui travaillent, et plus encore sur ceux qui ne travaillent pas. Dès lors, il diagnostique un mensonge global, contraignant l’écrasante majorité à un effort qui n’a ni valeur ni sens :

« Le travail a été ce que l’homme a trouvé de mieux pour ne rien faire de sa vie. Il a mécanisé où il s’agissait d’inventer une constante vivacité. Il a privilégié l’espèce aux dépens de l’individu comme s’il fallait, pour perpétuer le genre humain, renoncer à la jouissance de soi et du monde et produire sa propre inhumanité.

L’état de délabrement planétaire, auquel a mené la transformation de la nature en une matière morte, mériterait d’illustrer dans les futurs musées de la barbarie archaïque l’avertissement salutaire «Apprenez à créer, ne travaillez jamais !»

Raoul Vaneigem Autor bei Edition Nautilus, Hamburg Photo: © Alphonse Bernard Seny / Edition Nautilus

L’aristocratie des anciens régimes tenait pour ignoble l’activité laborieuse. C’était à juste titre et pour de mauvaises raisons.

Affublés de titres seigneuriaux qu’ils imputaient à quelque mandat céleste, les rois, princes, sacerdoces et hobereaux se prémunissaient de la sorte du sentiment d’être ni plus ni moins que des propriétaires travaillant à faire besogner leurs terres, des laborieux de l’esprit régnant sur le corps, des pions disposés sur l’échiquier de l’ordre et du désordre économiques en position privilégiée de tâcheron intellectuel.

La bourgeoisie, affranchie du mépris dont l’accablait la prétendue noblesse, auréola le travail d’une gloire que le prolétariat – ou du moins ses représentants – s’empressa de revendiquer alors qu’il en était la plus infortunée des victimes. Un tel malentendu fut sans doute moins étranger qu’on ne le croit à la longue résignation des travailleurs.

La conscience de produire la richesse et de s’en trouver dépossédé sur-le-champ s’est si rarement alliée à la volonté de vivre que l’on se prend à soupçonner, pour cause de tant de renoncements dans l’action révolutionnaire et de fatalité dans l’échec, le pressentiment de n’échapper jamais, sous quelque société que ce soit, à la malédiction du travail.

Dans une économie persistant à saccager la nature, à quoi aurait-il servi de s’emparer des moyens de production et de distribution si ce n’est à gérer sa propre exploitation et servitude ? Les bureaucrates du prolétariat l’ont bien compris et ils en ont tiré parti.

Les démocraties populaires où sévissaient impunément la pollution, la corruption généralisée, l’avilissement des masses sont devenues, depuis que le monde libre régénéré par leur disparition officielle en a effacé l’idéologie désuète, de véritables modèles de sociétés vers lesquels nous oriente la gestion internationale du capital.

La cybernétisation des profits s’apprête à réduire à la portion congrue un travail condamné pour rentabilité décroissante. Le chômage, les baisses de salaires, la suppression des avantages sociaux affichent sur le tableau mondial des cotations boursières les mandements du Dieu capricieux régnant sur les marchés et sur les foyers. A chacun d’y sacrifier comme au vieux Jéhovah qui, accablant ses fidèles de malheurs, les menaçait d’en produire de plus grands s’ils cessaient de l’adorer.

Dépouillé des significations qui le dissimulaient à lui-même, le travail se révèle en son désastre planétaire pour ce qu’il fut dès l’origine : une destruction de la vie au profit d’une rentabilité qui finit par épuiser la survie. »

Raoul Vaneigem, Nous qui désirons sans fin, 1996; Gallimard, p. 37 – 40

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