Que gagnons-nous à travailler ? Reloaded

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Encore une proposition de traitement de ce sujet ? Justement, il est plus intéressant de les multiplier pour éviter de laisser croire qu’on peut proposer un corrigé qui serait le modèle de ce qu’il fallait faire. Ici, cette proposition est le résultat du travail effectué en classe autour des analyse de Karl Marx, et l’idée est de proposer un plan et des arguments qui puissent parler tant aux élèves qui sont en filière générale, qu’à ceux qui sont en filière technologique. Je sais, je sais, le travail n’est pas une notion faisant partie de leur programme mais voila : on l’a évoqué, ça les a intéressés, on en a parlé un moment, et ils savent lire. Voici donc ce à quoi pourrait ressembler le traitement de ce sujet si on utilisait le matériel conceptuel et les références évoquées en classes ces dernières heures de cours

Parce que nous avons l’habitude de voir, chaque matin et chaque soir, les êtres humains partir « au travail » puis revenir du boulot, nous sommes assez facilement convaincus que si chacun se lève ainsi cinq jours par semaine, c’est moins pour s’accomplir personnellement que pour gagner l’argent nécessaire à sa vie quotidienne, quand bien même celle-ci est amputée, tout aussi quotidiennement, des huit heures consacrées à une activité qui a pour principale raison d’être sa rémunération. Cette habitude conduit à penser que ce qu’il y a à gagner en travaillant, c’est de l’argent, et à oublier deux choses pourtant évidentes : d’une part de l’argent, il n’y en a en réalité pas tant que ça à gagner en travaillant, puisque les êtres humains qui en gagnent le plus ne travaillent pas tant que ça ; d’autre part, une très grande quantité de travail s’effectue en dehors de toute forme de rémunération, les écoliers le savent bien, eux qui ne sont pas payés alors qu’ils travaillent quotidiennement, tout comme les bénévoles, qui se donneraient de la peine pour rien si le seul motif réel du travail devait être l’argent. Reste que s’il est évident que tous, nous nous comportons comme s’il y avait autre chose à gagner que de l’argent dans le travail, il demeure difficile de dire simplement et clairement ce en quoi ces autres gains consistent. Pourtant, il serait important de le discerner car, comme on va s’en apercevoir, en réalité, il n’est même pas si évident que le travail soit réellement rémunérateur. Or, cette activité étant pénible, il est important de lui trouver des intérêts plus évidents, sinon, il serait légitime de ne plus travailler du tout. Dès lors, on devra émettre d’autres hypothèses, un peu moins fondées sur cette catégorie particulière de travail qu’on appelle « emploi », en nous concentrant davantage sur le caractère socialisateur du travail, et la façon dont il développe en l’être humain ce qui fait, précisément, son humanité, autant de gains qui, s’ils ne permettent pas de faire ses courses, ont aussi leur importance.

L’emploi n’est pas tout à fait le travail, quand bien même celui-là porte souvent le nom de celui-ci, et ce tout particulièrement dans les discours politiques. A strictement parler, on parle d’emploi quand une activité est exercée pour le compte de quelqu’un d’autre que soi, qu’il s’agisse d’une autre personne ou d’une entreprise, et qu’on est rémunéré pour le faire. De l’emploi, on peut dire qu’à l’échelle mondiale, il est rendu nécessaire par l’organisation économique de nos sociétés. La plupart des êtres humains ne disposant pas d’un capital, ou d’un patrimoine leur permettant de participer aux échanges commerciaux sans être régulièrement rémunérés, il leur est nécessaire de passer un certain temps de leur vie au service de quelqu’un d’autre, qui leur versera en échange de cet effort, « de quoi vivre ». En apparence, donc, il y a bien un gain économique à être employé, qui prend la forme et la valeur du salaire versé.

Mais il s’agit d’une apparence, au sens où l’employeur n’est pas désintéressé dans l’établissement et la mise en œuvre du contrat de travail, et l’employé n’est intéressant que dans la mesure où son travail produit plus de richesse qu’il n’en coûte, ce qui se comprend aisément : sinon, l’employeur ferait faillite. Mais cette logique inhérente à l’emploi a une conséquence : il est nécessaire que l’employé vende son travail à un prix inférieur à sa valeur réelle. Karl Marx théorise cela ainsi : pour lui, on peut distinguer deux temps de travail. Il y a le travail nécessaire, qui est celui au cours duquel le travailleur gagne la richesse nécessaire à la préservation de sa vie, ce qui va dans le sens de l’intérêt de son employeur puisque celui-ci a besoin que chaque jour son employé ait reconstitué sa force de production. Mais l’employeur a aussi besoin que son employé travaille au-delà de ce qui est nécessaire ; c’est le deuxième temps de travail, que Marx nomme le surtravail. Celui-ci, l’employeur ne le rémunère pas, puisque que c’est le temps que l’employé consacre au profit de son employeur. Marx l’écrit ainsi dans Salaires, prix et profits : « La plus-value, c’est-à-dire la partie de la valeur totale des marchandises dans laquelle est incorporé le surtravail, le travail impayé de l’ouvrier, je l’appelle le profit. » Si on fait correctement les comptes, donc, le travailleur vend toujours son travail à perte, ce qui signifie que même si, tous les mois, tombe bien sur son compte en banque une certaine somme d’argent, celle-ci ne suffit pas à considérer qu’il ait gagné de l’argent, puisqu’on pourrait au contraire considérer qu’il en a perdu.

Mais on peut aller un peu plus loin que ces considérations comptables, même si à elles seules elles pourraient suffire à contredire l’affirmation selon laquelle on gagne de l’argent en travaillant. L’emploi pervertit ce que le travail pourrait avoir de vertueux. C’est flagrant dans l’analyse de ce que Marx décrit, dans ses Manuscrits de 1844, comme une aliénation du travail. De cette analyse, on retient souvent cette affirmation, selon laquelle lorsqu’on ne nous force pas à travailler, on fuit le travail comme la peste. On oublie pourtant qu’en fait, c’est à une comparaison qu’il se livre, entre ce que pourrait être le travail, et ce qu’il devient quand il est réduit à n’être qu’un emploi. Et l’élément fondamental de l’emploi, pour Marx, c’est qu’il fait du travail une activité étrangère à celui qui l’exerce. Extérieure parce qu’elle est contrainte, mais aussi parce que son produit est capté par quelqu’un d’autre, pour son propre profit. Ce qui est frappant, à la lecture de Marx, c’est de constater à quel point l’emploi parvient à mettre à distance l’employé non seulement du produit de son travail, de son travail lui-même, mais aussi de sa propre personne, comme s’il était dépossédé de lui-même. Cette affirmation pourrait pour l’instant sembler outrée et excessive, mais on verra que si le travail a réellement pour vertu de permettre au travailleur de constituer sa propre humanité, alors il n’est pas si étonnant que ça que lorsqu’on aliène le travail, on aliène aussi celui qui le met en œuvre. Et après tout, du télé-opérateur contraint à masquer le fait qu’il travaille à l’étranger, changeant son prénom et gommant son accent pour aller dans le sens des préjugés potentiels des clients, à la femme de ménage contrainte, par nécessité économique, à faire ce que ses employeurs répugnent à faire eux-mêmes, on sait tous à quel point le « travail » peut devenir une négation de soi-même, à laquelle on ne consent que parce qu’on y est économiquement contraint.

Mais il y a un leurre à parler ainsi de « travail » au sens large : ce dont il s’agit en fait, c’est de ce que devient le travail quand il est mis en œuvre dans une relation d’employeur à employé, c’est-à-dire dans un contexte économiquement intéressé. Pour autant, comme on a commencé à l’entrevoir avec Marx, l’emploi n’est pas le travail dans sa totalité, et si ce n’est pas de l’argent qu’on y gagne essentiellement, il n’est pas dit qu’on ne fasse que perdre à travailler : comme on l’a vu, si nous travaillons, c’est parce que nous échangeons, or l’échange est l’élément fondamental de la vie sociale, et celle-ci constitue une des composantes essentielles de l’humanité. Il y a là, sans doute, quelque chose de plus essentiel à gagner à travailler, que l’argent.

Le travail est une nécessité pour l’humanité, au sens où il en va de la survie de celle-ci : inadapté à la nature, l’être humain doit transformer celle-ci pour la mettre en phase avec la satisfaction de ses besoins. Et pour cela, il ne peut pas s’appuyer comme le feraient les animaux sur son instinct : celui-ci, tout aussi insuffisant que son corps, ne permettrait absolument pas d’exécuter les gestes et opérations nécessaires à le protéger de la fin, de la soif, des maladies ou des intempéries. Mais parce que tout ce dont l’homme a besoin est le fruit d’un travail, il est nécessaire que chacun se spécialise dans la satisfaction de tel besoin, et que chacun se trouve dès lors bénéficiaire du travail des autres au moment où il devra, lui aussi, manger à sa faim, s’habiller, dormir à l’abri ou prendre soin de son hygiène grâce à du savon, ou du dentifrice. Des émissions aussi populaires que Koh-Lanta montrent ce que les analyses d’Adam Smith avaient mis en évidence auparavant : le travail humain, parce qu’il est divisé en autant de spécialités qu’il y a de besoins à satisfaire, est par essence social, au sens où il est intimement lié au principe de l’échange. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il vaut mieux lire Adam Smith que regarder Koh-Lanta : aucune société ne survivrait en posant comme principe l’élimination hebdomadaire de ses membres. Travailler, ce n’est pas agir seulement pour soi, mais aussi entrer dans une relation avec les autres et, donc, entrer dans le monde humain.

L’échange n’est pas le seul aspect social du travail. Paradoxalement, le fait même que l’emploi repose sur le principe d’exploitation participe à la socialisation des travailleurs : être exploité ensemble crée des liens, au point qu’est apparue, avec l’industrialisation, une véritable culture ouvrière qui va bien au-delà des représentations artistiques qu’a pu en donner le mouvement réaliste : le monde ouvrier a connu de nombreuses luttes politiques qui, parce qu’elles ont été souvent rudes, parce qu’elles ont fait l’objet de répressions parfois violentes, ont uni les travailleurs dans des combats communs, dans une histoire partagée qui a donné à cette classe sociale une dimension que le monde syndical a conçue à une échelle qu’il nomme « Internationale ». Cette expression n’est pas qu’un vœu naïf, c’est aussi le projet de voir les prolétaires prendre conscience qu’ils ont intérêt, comme l’écrivaient Karl Marx et Friedrich Engels à la fin du Manifeste du Parti Communiste, à s’unir.  Plus que les autres classes sociales, la classe ouvrière est éminemment politique, puisqu’elle a dû lutter pour que ses droits soient reconnus, puis préservés. Chacun de ses membres n’ayant à titre personnel aucun véritable pouvoir, le monde des employés sait, par expérience, que sa seule force est le rassemblement de tous derrière l’intérêt commun, et c’est pour cette raison qu’on peut trouver dans ces luttes une inspiration profondément républicaine, si on définit la République, conformément à son étymologie, comme l’ensemble des biens communs.

Parmi les penseurs qui se sont frottés de près au monde du travail, on retrouve cette même observation : celui-ci est le terreau dans lequel peuvent plus favorablement être cultivées les vertus. Ainsi, quand Simone Weil quitte l’éducation nationale pour entrer à l’usine, ou quand George Orwell partage le quotidien des mineurs du nord de l’Angleterre, ils retrouvent ce que tous deux ont pu observer, aussi, parmi les combattants républicains lors de la guerre d’Espagne : la lutte commune, la mise en jeu quotidienne de sa propre vie, le fait même que cette vie dépende du courage des autres, toutes ces responsabilités partagées cultivent, en chacun de ceux qui s’engagent dans ces luttes, des valeurs morales qui ne sont ni tout à fait naturelles, ni purement intellectuelles : elles émanent de l’exigence vécue de faire preuve de solidarité envers ceux qui partagent les mêmes combats. George Orwell appellera ce comportement moral la « décence ordinaire ». Et pour lui, cette façon morale de se comporter envers les autres peut tout particulièrement être observée dans les milieux ouvriers, là où le travail est rude, là où il faut se battre ensemble pour survivre, protéger l’intérêt des plus modestes, et combattre ce qui s’apparente au despotisme de ceux qui ont tout intérêt à protéger leurs intérêts privés, là où, en somme, les conditions de vie imposent de faire preuve de solidarité envers les autres, parce qu’on a soi-même besoin de leur propre coopération. C’est là qu’on observe une véritable entraide, une hospitalité vécue au quotidien, un sens de l’accueil qui consiste, souvent, à partager ce qu’on a, alors qu’on n’a pas tant que ça à partager. Pour les raisons qu’on a déjà entrevues, il n’est pas étonnant que le monde du travail soit susceptible de réunir les conditions d’émergence de telles qualités humaines qui, pour ceux qui en sont porteurs, et ceux qui en bénéficient, constituent finalement des gains bien plus importants que l’argent lui-même, puisqu’elles sont capables de palier à la pauvreté, par le sens du partage.

Il y aurait donc un gain véritable à travailler, y compris dans le cadre contraignant qu’est l’emploi puisque l’exploitation, vécue collectivement, engendrerait la conscience de devoir faire corps avec ses semblables afin d’œuvrer ensemble à constituer une force qui n’a d’effet véritable que si elle est commune. Mais ce gain est moins tiré du travail lui-même que des conditions dans lesquelles il est exercé. A strictement parler, on pourrait observer la même chose au sein d’autres phénomènes, tels que le sport, ou la guerre, qui sont autant de situations riches en solidarité. Déterminer quel est le gain essentiel du travail va donc réclamer d’approfondir ce qui constitue l’essence du travail lui-même, afin de discerner en quoi il permet aux hommes d’accéder à ce dont, sinon, ils manqueraient définitivement.

On l’a évoqué en première partie : la lecture de Marx permet tout autant de comprendre ce que l’emploi prend aux êtres humains, que ce que le travail pourrait leur offrir. C’est pourquoi, selon les passages de Marx qu’on lit, on peut avoir l’impression qu’il condamne le travail ou, qu’au contraire il en fait l’un des plus évidents témoignages de la qualité humaine des travailleurs. C’est dans le Capital qu’on trouve un passage extrêmement connu, au cours duquel Marx met en évidence le caractère singulièrement humain du travail. Et ce faisant, ce qu’il met en évidence, c’est le pouvoir d’humanisation de cette activité, quand elle est mise en œuvre conformément à son essence profonde. En effet, seul l’homme travaille véritablement ; d’une part parce qu’il est le seul être à en avoir besoin, puisque son instinct ne suffit pas ; d’autre part parce qu’il est, aussi, le seul être à en être capable, au sens où il pense ce qu’il va faire avant de le faire. A la différence de l’araignée qui pond de la toile sans même savoir qu’elle tisse quelque chose que, finalement, seul l’être humain est capable de reconnaître comme valant qu’on s’y intéresse, l’humanité est bien obligée de concevoir ce qu’elle fait, puisque rien ne définit à l’avance ce qu’elle va faire. Comme ce ne sont pas nos gènes qui définissent par avance notre action, dès qu’il n’agit pas de façon automatique, chaque être humain est l’auteur de ce qu’il fait. Dès lors, ce que fait l’homme ne peut pas être confondu avec l’action instinctive des autres éléments de la nature. Le barrage d’un castor est un barrage générique, comme celui que n’importe quel autre castor aurait construit. En revanche, la maison d’un être humain, si elle est le fruit d’un véritable travail, est le témoignage de la conception de celui qui l’a pensée, qui en a tracé les plans avant de la construire.

Ainsi, travailler, c’est faire quelque chose, mais c’est aussi devenir celui qui a fait ce qu’il a fait. On connaît le dicton qui veut que ce soit en forgeant qu’on devient forgeron, et pour une fois, on peut prendre au sérieux la sagesse populaire : travailler consiste, certes, à donner à la matière une forme qu’on a soi-même conçue ; mais ce faisant, on devient aussi l’auteur de cette forme, celui qui fait les choses ainsi et pas autrement, celui qui peut regarder le fruit de son travail en se disant « c’est moi qui l’ai fait ». On trouve, dans la série Breaking Bad, une illustration parfaite de ce principe. Son héros, auquel les auteurs de la série ont donné un nom très anonyme, puisqu’il s’appelle Walter White, décide de prendre sa vie en mains précisément au moment où il apprend qu’un cancer va mettre fin à ses jours. Et c’est dans la fabrication d’une excellente méthamphétamine qu’il se découvre une vocation de synthétiseur de drogue, métier auquel il va s’adonner suffisamment pour se rendre compte qu’il s’y réalise et qu’il s’y accomplit véritablement. Un moment va cristalliser ce processus à long terme qui se déploie en lui : le fait que, lors d’une transaction, il demande à ses clients de le payer d’une façon singulière : ils doivent prononcer le nom qu’il s’est choisi, Heisenberg. Dans cet épisode, intitulé Say my name, se joue précisément ce qui constitue, selon notre analyse, le gain majeur obtenu grâce au travail : devenir quelqu’un. Quand on travaille, on fait, et on se fait.

Cette aptitude qu’a le travail à révéler celui qui le met en œuvre a un effet fondamental que Hegel avait repéré, avant même que Marx mène sa propre analyse : le travail est en effet, et assez paradoxalement, libérateur, au point de pouvoir inverser le rapport de domination qui structure la relation que peuvent entretenir un maître, et son esclave. Cette domination, le maître l’exerce parce que l’esclave accepte d’échanger sa servitude contre le simple fait de demeurer en vie. Attaché à la vie comme peut l’être, instinctivement, toute forme de vie naturelle, l’esclave déploie tous ses efforts pour quelqu’un d’autre que lui, et s’il accepte de travailler, c’est parce qu’il reconnaît que le maître, capable d’accepter l’éventualité de sa propre mort au point de pouvoir prendre le risque de mourir pour de bon, lui est supérieur. Mais voila : l’esclave travaille, alors que le maitre ne fait que consommer le fruit de ce travail ; dès lors, l’esclave parvient à manifester son humanité par son activité, puisque celle-ci ne pourrait être mise en œuvre par rien d’autre qu’un être humain. En revanche, la consommation n’est pas une spécificité du genre humain, puisque c’est la règle de l’ensemble des êtres vivants. Finalement donc, la liberté du maître ne réside que dans son aptitude à étancher sa soif de consommer, comme le font les prédateurs dans la nature. L’esclave, lui, voit forcément une reconnaissance de son humanité dans le regard de son maitre puisque c’est précisément pour son aptitude à faire ce qu’aucun animal ne ferait que le maître le met à son service. Comme, pour Hegel, nul n’accède immédiatement à la conscience de soi-même, comme chacun a besoin du regard d’autrui pour parvenir à se regarder soi-même non pas comme un objet, mais comme sujet, comme une présence qui n’est pas seulement celle d’un corps, mais aussi celle d’un esprit capable de conceptualisation, de création. Paradoxalement, pour Hegel, c’est parce que le maître emploie l’esclave comme on pourrait acquérir un objet utile à la vie quotidienne, parce qu’il le place exactement là où il a besoin qu’il se trouve pour obtenir satisfaction, qu’il le positionne aussi exactement là où ce serviteur va pouvoir montrer ce dont, en tant qu’être humain, il est capable. Et c’est dans la satisfaction de son maître qu’il va lire la reconnaissance d’une humanité que l’esclavagiste, lui, ne peut obtenir de personne car rien, dans son activité quotidienne, ne témoigne de son appartenance au règne des êtres spirituels. Il y a donc un apport fondamental dans le travail : celui-ci est l’activité spécifique par laquelle un être humain peut être reconnu comme tel, en n’étant pas réduit à la stricte nécessité qui caractérise, elle, les êtres naturels. C’est en ce sens que, malgré les apparences, le travail rend libre, y compris quand il se fait sous la structure aliénante de l’esclavage.

Ainsi, il ne s’agit pas de nier que l’emploi permette de gagner, au quotidien, ce qu’on appelle « sa vie ». Mais le salaire, comme on l’a vu, n’est pas le gain spécifique du travail, et ce pour deux raisons principales : on peut gagner de l’argent sans travailler, et il y a un grand nombre de formes de travail qui ne sont pas rémunérées. Dès lors, si on doit chercher ce qu’on peut gagner à travailler, il faut le faire dans deux directions. L’une, c’est la dimension nécessairement sociale du travail : parce qu’il est une activité spécialisée, il impose au monde des travailleurs d’échanger le fruit de leur labeur, favorisant ainsi les relations sociales qui constituent l’une des dimensions d’accomplissement de chaque être humain. L’autre, c’est le fait qu’en travaillant, tout en faisant quelque chose à l’extérieur de soi-même, on devient aussi quelqu’un d’autre que celui ou celle qu’on était jusque-là : travailler, c’est aussi se travailler, c’est devenir tout ce qu’on peut être quand on fait l’effort de ne pas se contenter de demeurer ce qu’on est déjà. Finalement, on ne peut pas dire qu’il y ait tout à gagner à travailler car les conditions sociales dans lesquelles le travail s’exerce transforment souvent celui-ci en son propre contraire ; cependant, si on parvient à distinguer le véritable travail de la simple exécution de tâches à laquelle se réduit souvent l’emploi, non seulement il n’y a rien à perdre à travailler, mais c’est dans cette activité noble qu’on peut œuvrer à devenir, peu à peu, quelqu’un.


Si vous préférez lire le même texte en format .pdf, le voici :


Toutes les illustrations sont tirées du magnifique film de Jacques Audiard, Un Prophète (2009). Si vous avez envie de comprendre en quelque sorte de l’intérieur ce que peut signifier la Dialectique du Maitre et de l’Esclave telle que Hegel la théorise, il est possible de voir dans le cheminement du héros de ce film quelque chose qui en épouse la forme : comment, par le travail, on se construit sous le regard de celui qui pense être maître de la situation parce qu’il commande de faire, oubliant que ceux qui font le monde, sont ceux qui le transforment, parce qu’ils impriment dans la matière la forme qu’a conçue leur esprit. Et dans le cas particulier de ce film, ce qui est doublement beau, c’est que le héros et le réalisateur du film connaissent, chacun, parallèlement, un accomplissement semblable. Si vous ne l’avez pas vu, comme je dis souvent, vous avez de la chance car vous pouvez le découvrir.

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