La représentation de la technique au vingtième siècle provoque un contraste frappant avec les espoirs que plaçait en elle Descartes au dix-septième. L’enthousiasme a cédé la place à la méfiance et l’espoir de voir la technique permettre à l’homme d’obtenir absolument tout ce qu’il voulait de la nature a été remplacé par le constat que la nature ne donnait qu’à un certain prix, qu’on pouvait certes la maîtriser mais qu’on ne pouvait indéfiniment la consommer sans prendre en compte sa gestion.
En d’autres termes, en augmentant de manière très considérable sa puissance d’action, l’homme a découvert des aspects de la technique qu’il n’avait pas envisagés jusque là. L’importance du pouvoir acquis par l’homme est sans commune mesure avec ce que Descartes avait pu imaginer. Jamais avant le vingtième siècle on n’avait supposé que les ressources naturelles pourraient faire l’objet d’une raréfaction telle qu’on puisse pronostiquer leur épuisement. Jamais on avait imaginé que l’impact de l’homme pouvait être suffisamment important pour modifier le climat, rendre certaines zones du monde impropres à la vie humaine, susciter l’affrontement de peuples ou de civilisations entières ou provoquer des politiques d’accaparement des ressources. En fait, quand Descartes prévoyait que l’homme deviendrait « comme maître et possesseur de la nature », on peut supposer qu’il n’imaginait pas tout à fait à quel point il avait raison et sans doute peut on considérer que la réalité a amplement dépassé ses propres conceptions.
Une des principales causes de crainte populaire de la technique est l’accident. L’histoire du développement technique est aussi l’histoire des « ratés » des ingénieurs. Un coup d’œil sur les documentaires relatant l’histoire de l’aviation montre comment fonctionne volontiers ce domaine : dès que l’homme sent poindre la possibilité de faire quelque chose, il met en œuvre tout ce qui est possible pour faire cette chose, quelle qu’elle soit. On pourrait croire que dès l’instant où il y a des dangers on soit particulièrement précautionneux, or ce n’est pas le cas : le développement de l’aéronautique s’est fait dans la prise de risque permanente, en validant sur le terrain des solutions techniques hypothétiques, en décidant courageusement de tester des appareils incertains, en sacrifiant tout simplement des cobayes certes volontaires, mais néanmoins victimes (fussent elles héroïques) du progrès. On pourrait aussi penser ce domaine comme étant particulier, symbole d’un rêve déjà présent dans l’antiquité à travers le mythe d’Icare, qui déjà se montrait sceptique sur la volonté humaine de voler, mais on s’aperçoit qu’en fait, quel que soit le caractère dangereux des techniques développées, le progrès se fait toujours dans la tâtonnement, l’incertitude, la prise de risque et ce qu’il faut bien appeler une certaine inconscience.
Un des exemples célèbres de cette tendance qu’a la technique à s’accomplir quoi qu’il arrive est la manière dont a été conçue, puis élaborée, testée, et enfin utilisée la bombe atomique sous ses diverses formes. Le 16 Juillet 1945 explose dans un désert du Nouveau Mexique la première bombe atomique, issue du projet Trinity explose. Jusqu’au dernier moment, de multiples doutes portent sur la viabilité et les dangers potentiels de cette première expérience : Edward Teller avait établi qu’existait un risque d’embrasement de l’atmosphère. Ce doute ne mit pas fin à la préparation de l’essai, et le jour J ce doute n’était pas annulé puisqu’il était de un trois millionième. D’autre part le système de déclenchement de la bombe n’était toujours pas validé. Après guerre, c’est à 70 miles de Las Vegas que se font les test de développement des bombes atomiques. L’inconscience concernant les retombées et les dangers est telle que la ville de Las Vegas construit une partie de son succès touristique sur sa proximité avec la zone d’essais. L’occasion est belle puisqu’entre 1951 et 1963, chaque mois un essai est effectué sur ce site. Les touristes prennent des chambres avec vue sur les explosions effectuées peu avant l’aube, on élit « miss bombe atomique » portant un chapeau en forme de champignon nucléaire. Le livre de Bruce Bégout consacré à Las Vegas Zéropolis dresse en son début un beau portrait de cette ville soudainement attirée par le miraculeux spectacle de l’atome. De multiples films montrent comment on place des soldats dans des tranchées creusées à proximité des explosions pour venir ensuite mesurer l’importance des retombées sur eux. Les scientifiques eux-mêmes sont sceptiques vis-à-vis des méthodes employées mais les projets suivent leur cours et c’est ainsi que de « Little boy » lâchée sur Hiroshima avec 14 kilotonnes on passe à « tsar bomba », arme russe essayée sur l’océan arctique en 1961, avec une puissance de 50 mégatonnes. On touche là aux raisons pour lesquelles au vingtième siècle la technique devient une activité non plus libératrice mais susceptible de présenter le danger majeur pour l’humanité.
Au-delà du regard populaire sur le développement technique, certains philosophes réévaluent ce domaine en montrant qu’il échappe désormais au contrôle humain, et qu’il est en fait autonome. Le principal interprète de cette redéfinition de la technique est Jacques Ellul, philosophe français, qui va montrer que le caractère dominant de la technique contemporaine est le fait qu’elle ne dépend plus de l’homme, aussi étonnant que ça puisse paraître. Dans la postface à son livre principal La Technique ou l’enjeu du siècle, il définit ainsi cette nouvelle situation :
« Ainsi se constitue un monde unitaire et total. Il est parfaitement vain de prétendre soit enrayer cette évolution, soit la prendre en main et l’orienter… C’est un nouveau milieu pour l’homme. C’est un système qui s’est élaboré comme intermédiaire entre la nature et l’homme, mais cet intermédiaire est tellement développé que l’homme a perdu tout contact avec le cadre naturel et qu’il n’a plus de relations qu’avec ce médiateur… Enfermé dans son œuvre artificielle, l’homme n’a aucune porte de sortie «
Le contrôle est d’autant plus impossible qu’en fait l’homme lui-même est devenu l’objet de la technique, et il est transformé par elle. Dès lors Ellul voit mal comment il pourrait de nouveau prendre le dessus :
« Il est absolument superficiel de dire: il y a d’un côté l’homme, chevalier sans peur et sans reproche, indépendant, autonome et souverain, de l’autre la machine, objet, aussi objet qu’un bâton… C’est un homme vivant dans cette société (construite en fonction de la machine) et modifié lui-même par la machine qui utilise la machine. Mais comment pourrait-il prétendre la maîtriser et l’obliger à suivre ses propres voies, alors qu’avant même d’avoir pris conscience du problème, il est déjà transformé, adapté à la machine, et structuré par elle? Si la machine reste un outil entre les mains de l’homme, c’est d’un homme conditionné par cet outil qu’il s’agit »
Exégèse des nouveaux lieux communs Réédition La Table ronde 1994
C’est là le renversement retour de la formule de Descartes : désormais la technique devient elle-même maîtresse et propriétaire de la nature, et on peut quasiment considérer l’homme comme un outil de la technique, lui permettant de se réaliser sans pouvoir lui-même maîtriser les orientations de ce « progrès » souvent considéré comme « inéluctable ».
Le second élément non envisagé par Descartes, c’est le fait que le développement technique ait été inclus dans un contexte économique particulier. En d’autres termes, la technique fait l’objet d’un commerce, et il n’y a pas de progrès sans investissements. Dès lors, loin de laisser l’homme décider par lui-même de l’orientation la plus souhaitable, c’est souvent le terrain économique qui commande les objectifs à poursuivre. Le livre de Jamie-Lincoln Kitman et Arnaud Pouillot L’histoire secrète du plomb montre à quel point les raisons pour lesquelles on utilisera pendant des décennies le plomb comme retardateur dans l’essence utilisée par les automobiles furent directement liées à des considérations d’ordre économique, tout en ayant parfaitement conscience du caractère hautement toxique des gaz chargés de plomb produits par les véhicules. Il est donc évident que la technique ne se contrôle pas toute seule, mais que l’homme lui-même ne parvient pas à la contrôler, car l’humanité dans son ensemble n’ a pas les mêmes intérêts que certains hommes particuliers qui ont des avantages personnels à attendre de certains développements techniques.
D’autre part, sur le terrain économique, la manière dont l’homme va devenir comme «maître et possesseur de la nature » va être plus complexe que ce qu’imaginait Descartes : si pour lui les machines permettraient aux hommes d’atteindre une situation de pure jouissance telle qu’on pourrait la concevoir au sein du paradis originel, le développement technique, lié au système marchand a inversé le processus en le déconnectant provisoirement de la notion même de travail. Ce qu’imaginait Descartes, c’est une société d’ingénieurs servis par leurs machines. Ce que nous connaissons, c’est une société dans laquelle les fruits de la technique sont suffisamment convoités pour donner lieu à un autre type de contrat : chacun n’est pas ingénieur, mais chacun peut se procurer la jouissance en utilisant le moyen immédiat qu’est le crédit. Dès lors, la technique n’est plus le moyen d’obtenir la jouissance, c’est la technique qui est la marchandise qu’on veut obtenir, pour elle-même (on sait que le potentiel des objets techniques actuels n’est pas du tout utilisé) et sans l’intermédiaire du travail. C’est un peu comme si Adam et Eve avaient désiré la jouissance elle-même et non les fruits du jardin d’Eden. Ici aussi ce sont les signes de la perte de contrôle de la technique par les hommes qui fait craindre que cette activité soit devenue néfaste.
Enfin, une idéologie va cristalliser la tendance technophobe en redonnant à la nature ses lettres de noblesse, et en tentant de remettre l’homme à sa place. L’écologie a en effet comme discours central la protection de la nature. Ce discours peut paraître simple et évident. On sait pourtant distinguer différentes raisons pour lesquelles on pourrait affirmer que la nature doit être protégée, qui définiront trois types d’écologie. Luc Ferry, dans Le nouvel ordre écologique propose cette typologie des formes d’écologie : la première est ce qu’on appelle l’écologie humaniste, qui ne compte protéger la nature que parce qu’elle est le cadre de vie de l’homme. Cette écologie est dans le fond assez conforme aux espoirs de Descartes, puisque c’est bien l’homme qui demeure gestionnaire de la nature. Là où le rapport entre homme et nature bascule, c’est quand on commence à vouloir accorder aux animaux des droits semblables à ceux de l’homme. C’est le propre de l’écologie utilitariste. Celle-ci s’appuie sur le constat que les animaux comme les hommes sont susceptibles d’éprouver de la douleur comme du plaisir. Et elle affirme que si l’homme revendique un droit à ne pas souffrir, les animaux doivent pouvoir bénéficier du même droit. Il s’agit donc de protéger les animaux contre les risques de douleur, et contre les souffrances que l’homme lui-même pourrait provoquer. C’est quelque chose d’assez nouveau car les animaux avaient déjà été soumis au droit, mais jusqu’au vingtième siècle ils n’avaient jamais bénéficie d’une véritable protection. Un texte tel que la déclaration universelle des droits de l’animal vise à instaurer les droits des animaux à bénéficier d’une vie heureuse. Le risque de vouloir protéger les animaux uniquement par anthropomorphisme (tendance à attribuer les sentiments, les passions, les actes, et les traits de l’homme à ce qui n’est pas homme) est important et il y a une tendance dans l’antispécisme(mouvement philosophique qui s’oppose à ce que l’on profite de son appartenance à une espèce pour justifier sa domination sur d’autres individus appartenant à d’autres espèces) à assimiler simplement l’animal et l’être humain dans une sorte d’égalité supposant que l’homme soit en permanence coupable de s’instituer comme maître de ce monde. Néanmoins, si on ne tombe pas dans les caricatures sentimentalistes, on peut effectivement se poser des questions sur la manière dont l’homme exerce sa maîtrise sur les animaux. Le livre de Luc Ferry discrédite très rapidement l’antispécisme en rappelant de manière pernicieuse que l’Allemagne nazie avait mis en place des lois de protection animale, ce qui ne peut constituer un argument suffisant . Bien plus intéressante est la réflexion de Peter Sloterdijk (philosophe allemand contemporain qui n’est pourtant pas technophobe) sur cette question :
« La douleur, à elle seule, ne donne de droits à personne, ni aux hommes, ni aux animaux. Dans la plupart des cas, on pose la question du « droit » lorsque l’on veut agir pour sortir de l’impuissance. Celui qui veut savoir si les animaux ont des droits demande donc aussi, indirectement, si les animaux peuvent se venger. Parce que les animaux domestiques et utiles des êtres humains sont impuissants, et ne sont même pas en mesure de symboliser leurs souffrances, ils vivent au-delà du ressentiment et en deçà du droit. Les animaux ne constituent pas de partis réformateurs, pas de mouvements de libération, pas de groupes clandestins révolutionnaires. Il ne se réfèrent pas à des droits. Ils souffrent lorsqu’ils souffrent; ils jouissent lorsqu’ils jouissent; leur tourment n’a, en soi, pas de superstructure. Ils ne peuvent pas préparer de Nations unies des animaux.
Et pourtant, les animaux sont aussi et surtout des créatures souffrantes. Etre souffrant, cela signifie exister à partir d’un excès de vulnérabilité. Les animaux supérieurs partagent avec les êtres humains l’aventure neurologique de l’ouverture au monde. Ils sont certes « pauvres en monde », comme dit Heidegger, mais leur pauvreté est suffisamment riche pour regrouper des rencontres, des fuites, de la curiosité, de la gaieté et de la douleur. Lorsque l’on plaide pour les droits de l’animal, il faut d’abord avoir une idée du risque que constitue le fait d’être un animal et d’avoir un environnement, peut-être même un monde. Le risque d’être dans le monde ou dans un monde est la source de la dignité. On ne peut pas le dénier aux animaux supérieurs. Quiconque parle de dignité humaine en sachant ce qu’il dit parlera aussi, tôt ou tard, de dignité animale.
Si la souffrance en tant que telle ne donne pas de droits à celui qui souffre, c’est parce que la transition entre les dignités et les droits n’est ni claire, ni directe. Celui qui a les premières ne possède pas pour autant les seconds. Par « droits » nous entendons ici la faculté de se défendre soi-même dans une querelle ou d’envoyer un défenseur. La défense est l’organisation des moyens de pouvoir dans le cadre d’un conflit d’intérêts ritualisé – par exemple devant un tribunal ou un parlement. Au fond, la question de l’existence des droits de l’animal est la suivante : Comment devons-nous nous figurer la défense des animaux ? Comment pouvons-nous conférer une voix à des créatures qui ne parlent pas ? De quelle manière les animaux peuvent-ils devenir des mandants qui envoient leurs avocats dans l’arène des conflits d’intérêts ?
Les droits de l’animal ne peuvent donc être pensés que comme un droit à la défense. Le problème particulier de la réprésentation de l’animal tient au fait qu’il s’agit ici de la réprésentation d’un mandant faible, qui n’est pas capable d’organiser une lutte des classes ou une lutte des espèces.
La manière dont on peut penser la défense de l’animal dans l’espace de droit de la civilisation n’est dans un premier temps, de mon point de vue, décelable que dans le modèle de la tutelle. De la même façon que les parents exercent une tutelle sur leurs enfants et les tuteurs sur leurs pupilles, les hommes peuvent et doivent, dans le rôle d’avocats des animaux, assumer pour leurs clients muets et faibles des fonctions de tutelle. La défense des animaux par les avocats humains doit cependant être émancipée de tout présupposé sentimental; la défense efficace ne découle pas tant de l’amour fortuit pour ce que l’on défend que de la compréhension de la qualité particulière de la relation entre l’avocat humain et les clients animaux.
Parmi ceux-ci, les animaux domestiques prennent un position dominante et, dans leur cas, la perversion des relations industrielles modernes entre l’homme et l’animal apparaît avec une singulière cruauté. Ce n’est pas un hasard si c’est autour d’eux que tournent les scandales des derniers mois et des dernières années. Les principaux animaux domestiques et utiles ne sont liés à l’homme que depuis cinq à huit mille ans – c’est à dire depuis peu – et constituent depuis avec celui-ci une communauté de domestication à risque. Les progrès accomplis dans l’autodomestication de l’être humain sont liés de manière fatidique, au cours de cette période, à l’histoire de cette domestication des animaux utiles sauvages. L’assimilation par apprivoisement à l’environnement humain à fait perdre aux animaux domestiques la faculté de survivre de manière autonome dans les environnements naturels. Dès lors, comme les hommes, ils sont tombés dans une dépendance radicale à l’égard du soutien culturel. De cette codomestication culturelle jaillit – sans le moindre sentimentalisme – la nécessité de défendre soi-même, de manière sensée, les créatures vivantes devenues dépendantes dans la culture.
Inutile de dire que les hommes ne perdent rien à apprendre à donner une forme plus explicite à leur situation conviviale fondamentale avec les animaux domestiques et utiles, forme pouvant aller jusqu’à une pure et simple Déclaration des droits de l’animal.
Les hommes deviennent adultes lorsque, dans la relation avec leurs semblables, ils cessent de prendre constamment la position de l’exploiteur et du mineur. S’ils veulent devenir adultes, il faut qu’ils assument le rôle de tuteurs à l’égard des enfants et des faibles dans le groupe humain. Aujourd’hui, nous savons mieux que l’utopie de l’homme adulte regroupe aussi la relation avec les animaux qui, en tant que produit d’apprivoisement de la culture humaine, dépend d’une cohabitaion avec nous.
Il ne s’agit pas de faire suivre à l’avenir des thérapies de groupes communes aux hommes et aux animaux domestiques, il ne s’agit pas de projections humaines sur les animaux; il ne s’agit pas de créer une internationale sentimentale. ce qui est en jeu aujourd’hui, dans le processus de la civilisation homme-animal, c’est la passion du devenir-adulte et l’aventure de la tutelle sur la vie dépendante. Etre adulte, cela signifie vouloir devenir dépendant de ce qui dépend de nous. Dans une société de mauvais enfants, les adultes sont les derniers nobles. A eux, inutile d’expliquer dans quelle mesure l’homme est un gardien – sinon de l’être, du moins de la descendance, des animaux, des signes, de la culture ».
Le monde des débats n°26 – juin 2001
Impossible dès lors de s’en tenir à la position mécaniste de Descartes vis-à-vis des animaux : l’homme ne peut se contenter de considérer les animaux comme des machines dès l’instant où cette affirmation le met lui-même dans une position très délicate d’irresponsabilité qui n’est plus tenable, on le voit bien dans le texte de Sloterdijk.
Enfin, Ferry distingue une troisième forme d’écologie, qu’il nomme « deep ecology » ou, en français, écocentrisme, caractérisée par le fait qu’elle considère la nature comme la valeur suprême qu’il faut donc protéger contre tout ce qui pourrait constituer un danger. Or, le seul véritable danger que connaisse la nature est l’homme lui-même et ce pour deux raisons principales : la quantité d’êtres humains sur terre et l’activité technique de l’humanité. L’écocentrisme compte réduire ces deux facteurs et affirme que toute politique responsable devrait avoir pour objectif la réduction massive de la quantité d’humains et la réduction la plus grande possible de l’activité technique. Dans sa thèse La conservation et l’utilisation durable des ressources naturelles et la gestion participative, Maria Costanza Torri caractérise l’écocentrisme de la manière suivante :
« Il est possible de ramener le corps de doctrine de la deep ecology à quatre propositions fondamentales, comme elles ont été formulées par Naess. Selon la première, la Nature a une valeur intrinsèque. Elle est alors réputée disposer d’une valeur absolue et donc indépendamment de tout acte d’évaluation, de toute affirmation d’origine humaine. La seconde proposition affirme qu’il y a un ordre inhérent à la Nature qui, bien qu’il ne vienne pas de l’être humain, s’impose à lui : la Nature apparaît ainsi comme le modèle et la source des valeurs humaines. La troisième proposition expose les valeurs intrinsèques de la Nature : la valeur suprême est la Nature elle-même, c’est-à-dire la totalité des espèces vivantes ainsi que les milieux qui leur sont associés, autrement dit la biosphère. Ainsi, l’auteur affirme que tout ce qui est nécessaire à la vie et au bien-être de la biosphère est doté d’une égale valeur. Enfin, selon la quatrième proposition, le droit doit se conformer à l’ordre naturel : tous les êtres naturels doivent en conséquence être déclarés sujets de droit ; le principe fondamental du système juridique biosphérique est le droit égal de toutes les espèces à l’existence. Ces quatre propositions peuvent elles-mêmes se réduire au principe d’un égalitarisme biocentrique et holiste ; biocentrique dans le sens que la vie, selon une acception très générale, c’est-à-dire aussi bien celle des êtres vivants strictu sensu que celle des rivières ou des écosystèmes, est le centre de toute valeur, holiste en ce sens que le véritable support de la vie n’est pas l’individu, mais l’espèce et, mieux encore, la communauté biotique. »
Et tout comme le fait Ferry dans son livre, elle cite William Aitken) qui dans son livre « Essays in Environmental Ethics » (1984) écrivait : “une mortalité massive serait une bonne chose. Il est de notre devoir de la provoquer. C’est le devoir de notre espèce, vis-à-vis de notre milieu d’éliminer 90% de nos effectifs”. Soyons attentifs : si en suivant Descartes on pouvait désigner la nature comme « environnement », l’écocentrisme en parle lui en terme de milieu, ce qui place de nouveau l’homme en périphérie de la valeur suprême que redevient la nature. C’est donc tout le développement effectué depuis le dix-septième siècle qui est ici remis en question et on considère dans cette forme d’écologie que l’humanité s’est perdue elle-même en instaurant ce rapport de domination avec la nature.
Le philosophe allemand Heidegger va appuyer cette pensée en l’abordant sous un autre angle : pour lui, c’est l’interrogation métaphysique qui devrait constituer la préoccupation majeure de l’humanité. Or le questionnement métaphysique consiste à se demander non pas comment fonctionne ce monde, mais pourquoi il y a un monde. Autrement dit la métaphysique sur l’étonnement premier devant le simple fait qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. Or la technique a pour principe de laisser de côté cet étonnement et de retirer tout mystère au monde. Pour Heidegger l’homme en se lançant dans le projet technique se perd lui-même, et perd en même temps la nature puisqu’il oublie qu’elle est, essentiellement, un mystère. Les traductions françaises de la pensée d’Heidegger (fort complexes, Heidegger utilisant toutes les possibilités structurelles de la langue allemande, qui sont difficiles à retranscrire en français) utilisent le terme d’arraisonnement. En langage maritime, arraisonner un navire consiste à prendre son contrôle ; Heidegger considère que la technique consiste à arraisonner la nature, en ne l’envisageant que sous son aspect rationnel. Or la métaphysique n’est possible que si la nature n’est pas totalement rationalisée. Voici de manière développée la manière dont Heidegger exprime sa pensée :
« Qu’est-ce que la technique moderne ? Elle aussi est un dévoilement. C’est seulement lorsque nous arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que ce qu’il y a de nouveau dans la technique moderne se montre à nous.
Le dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une pro-duction au sens de la poiesis. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation (Herausfordern) par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefordert) et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l’énergie de l’air en mouvement, ce n’est pas pour l’accumuler.
Une région, au contraire, cet provoquée à l’extraction de charbon et de minerais. L’écorce terrestre se dévoile aujourd’hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais. Tout autre apparaît le champ que le paysan cultivait autrefois, alors que cultiver (bestellen) signifiait encore : entourer de haies et entourer de soins. Le travail du paysan ne pro-voque pas la terre cultivable. Quand il sème le grain, il confie la semence aux forces de croissance et il veille à ce qu’elle prospère. Dans l’intervalle, la culture des champs elle aussi, a été prise dans le mouvement aspirant d’un mode de culture (Bestellen) d’un autre genre, qui requiert (stellt) la nature. Il la requiert au sens de la provocation. L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée. L’air est requis pour la fourniture d’azote, le sol pour celle de minerais, le minerai par exemple pour celle d’uranium, celui-ci pour celle d’énergie atomique, laquelle peut être libérée pour des fins de destruction ou pour une utilisation pacifique. […]
La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme (stellt) de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s’enchaînant l’une l’autre à partir de la mise en place de l’énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n’est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l’autre. C’est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu’il est aujourd’hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l’est de par l’essence de la centrale. […] Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure de toute façon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il ? Pas autrement que comme un objet pour lequel on passe une commande (bestellbar), l’objet d’une visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué (bestellt) là-bas une industrie des vacances.»
HEIDEGGER « La question de la technique« , in Essais et Conférences, Gallimard
Ce qu’exprime ce texte, à travers un vocabulaire particulier, c’est la réduction systématique que la technique impose à la nature. Le terme « provocation », par exemple est à entendre dans le sens agressif qu’on lui connaît mais aussi dans un sens plus subtil : provoquer la nature, c’est lui donner, de force, une « vocation » qu’elle n’a pas. La vocation pourrait être définie comme l’essence d’une chose, sa définition intime ; dès lors, provoquer serait le fait d’imposer une vocation de l’extérieur, ce qui pourrait être ici assimilé à une dénaturation. On retrouve là l’idée antique d’une nature qui devrait maintenir l’homme en respect du simple fait de son mystère.
On le devine, au-delà du cartésianisme, c’est l’humanisme tout entier qui est attaqué par la remise en question de la technique, et proposer de retourner au dispositif antique liant l’homme à la nature ne va pas sans quelques conséquences qu’il faut évaluer.
Illustrations, par ordre d’apparition :
1 : image extraite du film Naqoyqatsi de Godfrey Reggio – 2002
2 – 3 : Photographies prises par l’armée américaine lors d’essais de bombes atomiques effectués en 1951 dans le Nevada, en présence de soldats, à titre d’entrainement.
4 – 5 – 7 – 8 : Images extraites du film de Godfrey Reggio – Koyaanisqatsi – 1978
6 : Image extraite du film Anima Mundi, de Godfrey Reggio – 1991
9 : Image extraite du film Powaqqatsi, de Godfrey Reggio – 1988