Ce que l’on peut constater ici, c’est qu’à partir de constats semblables, Spinoza tire des conclusions très opposées à celles de Descartes qui, lui, va affirmer que puisque l’homme comprend le monde il va pouvoir en devenir « comme maître et possesseur ». Ainsi est ce au XVIIè siècle que se joue notre rapport au monde et à la liberté. Et de Spinoza et Descartes c’est manifestement le second qui sera suivi au XVIIIè siècle, au cours duquel le rationalisme va se développer dans le sens du progrès constant visant à libérer l’homme grâce à la technique.
Tout d’abord, Descartes montre qu’il est possible d’associer la liberté à l’idée de détermination. Ce n’est donc pas de libre-arbitre qu’il s’agit, mais d’aptitude à choisir de manière motivée. Il fait d’ailleurs la différence entre la « liberté d’indifférence », qui serait de l’ordre du libre arbitre mais n’est pas humaine et la ce qu’on peut appeler la liberté rationaliste, c’est-à-dire le fait d’orienter correctement sa pensée et ses actions, en les maîtrisant le plus possible.
« Car afin que je sois libre, il n’est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l’un ou l’autre des deux contraires ; mais plutôt, d’autant plus que je penche vers l’un, soit que je connaisse évidemment que le bien et le vrai s’y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l’intérieur de ma pensée, d’autant plus librement j’en fais choix et je l’embrasse. Et certes la grâce divine et la connaissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l’augmentent plutôt, et la fortifient. De façon que cette indifférence que je sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt apparaître un défaut dans la connaissance, qu’une perfection dans la volonté ; car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire ; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent. »
Descartes, Méditations métaphysiques, IV
C’est alors une nouvelle conception de la liberté qui apparaît: la technique doit nous permettre de maîtriser le plus grand nombre possible d’éléments de l’univers et l’homme pourra espérer se libérer des contraintes et construire son bonheur au lieu de se persuader que sa situation présente est déjà heureuse.
Pour autant, le rationalisme ne propose pas un retour à une conception de la liberté comme sans limites et absolue. On reconnaît l’existence des contraintes mais au lieu de les laisser agir sans contrôle, on tente de les détourner pour les faire agir en notre faveur. L’exemple typique est celui du vaccin qui est une utilisation maîtrisée du virus contre lequel on souhaite se protéger. Ainsi, avec de l’astuce, ce qui était au départ une contrainte dont on aurait pu se dire qu’il fallait l’accepter comme telle, devient une force. La technique rationaliste consiste donc à libérer l’homme en transformant les obstacles en moyens et en créant des solutions.
Cette conception de la liberté va influencer en grande partie la pensée politique de l’époque. En effet, libérer l’homme du monde va permettre de le libérer aussi de ses carcans politiques. Un des principaux acteurs de cette libération est Rousseau, qui va être le penseur de ce qu’on appelle depuis le « contrat social ». Mais ici aussi, il ne s’agit à aucun moment de proposer une liberté absolue aux citoyens. Celle ci n’existe pas aux yeux des rationalistes. Par contre, pour Rousseau, la liberté passe par la conscience de la valeur des lois auxquelles on obéit. Ainsi pense t-il que tout citoyen doit être à même de juger de la valeur des lois auxquelles il obéit, de sorte que s’il les juge mauvaises (non pas par rapport à ses intérêts personnels, mais par rapport â la raison) il lui est non seulement possible, mais même c’est son devoir de leur désobéir.
« Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que la voix du devoir, succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme toute entière s’élève à tel point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.
Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n’a pour bornes que les forces de l’individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et la possession qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif.
On pourrait sur ce qui précède ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maître de lui ; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. »
Rousseau, Du Contrat Social, Livre I, chap. VIII
Ainsi Rousseau définit il la liberté comme« l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite ». On voit ici aussi clairement que pour se prescrire à soi même des règles d’action, il faut non pas se laisser aller dans les actes inconscients, mais au contraire être particulièrement lucide quant aux actes qu’il faut ou ne faut pas effectuer.
Ainsi doit on envisager la liberté sans limites telle qu’on la définissait au début de notre étude, comme un leurre, fascinant certes car donnant l’illusion de permettre de dépasser ses propres limites, mais en fait clairement décevant car ne proposant qu’une liberté désordonnée et stérile. Mais surtout on a vu que cette soit disant liberté obtenue par les situations de perte de contrôle n’est qu’une illusion de liberté: on croit agir sans raison alors qu’en fait nos actes sont tout autant déterminés que les autres phénomènes de l’univers. La fin du XIXè siècle, avec l’apparition des thèses de la psychanalyse va le montrer clairement: les actes étranges qu’on est capable d’effectuer quand on est ivre, les rêves spontanés effectués lors du sommeil, les paroles insensées (et donc soit disant libres) prononcées par les fous ne sont que des semblants de liberté. En fait tous ces actes ont des raisons d’être, Freud montrera même que ce sont peut être les plus déterminés de nos actes, la principale différence avec les actes conscients étant finalement que ceux qui ont l’air d’être les plus libres sont ceux qui nous échappent le plus dans la mesure où nous ne les contrôlons pas. La neurobiologie va pousser cette remise en question de la liberté plus loin encore, en montrant (et c’est un retour du spinozisme d’une certaine manière) que nos faits et gestes ont bel et bien des causes et que celles-ci doivent être cherchées dans la manière physique dont nous fonctionnons. Le premier chapitre du livre « Liberté et neurobiologie » de John Searle, est sur ce point édifiant :
« I. Le problème du libre arbitre
La persistance du problème du libre arbitre, en philosophie, me semble constituer une sorte de scandale. Après des siècles de réflexion sur le libre arbitre, il ne me semble pas que nous ayons fait beaucoup de progrès. Y a-t-il quelque problème conceptuel que nous serions incapables de surmonter ? Avons-nous négligé de prendre en compte quelques faits ? Pourquoi avons-nous accompli si peu de progrès par rapport à nos prédécesseurs ?
De manière tout à fait caractéristique, lorsque nous nous trouvons face à l’un de ces problèmes apparemment insolubles, nous constatons qu’ils possèdent une certaine forme logique. D’un côté, nous avons une croyance ou un ensemble de croyances auxquelles nous estimons ne pas pouvoir renoncer, d’un autre côté, nous avons une croyance ou un ensemble de croyances qui entrent en contradiction avec les précédentes, tout en apparaissant aussi contraignantes qu’elles. Il en va ainsi du problème ancien du rapport de l’esprit et du corps. Nous croyons en effet que le monde est entièrement composé de particules matérielles qui se meuvent dans des champs de forces, mais nous croyons également qu’il y a dans le monde un phénomène immatériel : la conscience. C’est pour nous une difficulté, puisque nous ne paraissons pas en mesure d’associer le matériel et l’immatériel dans une représentation cohérente de l’univers. Le problème ancien de l’épistémologie sceptique nous rappelle que, d’une part, selon le sens commun, il semble que nous connaissions un certain nombre de choses dans le monde, mais que, d’autre part, si nous possédions effectivement une telle connaissance, alors nous devrions être en mesure d’apporter une réponse décisive aux questions sceptiques, telles que » comment savons-nous que nous ne sommes pas en train de rêver, que nous ne sommes pas qu’un cerveau flottant dans un bocal, que de malins génies ne se jouent pas de nous ? « . Or, nous ne parvenons pas à relever, de manière définitive, ces défis sceptiques.
Dans le cas du libre arbitre, il y a problème parce que nous pensons que les explications des phénomènes naturels doivent être complètement déterministes. L’explication du tremblement de terre de Loma Prieta, par exemple, n’énonce pas seulement les raisons pour lesquelles ce tremblement de terre s’est produit, mais elle présente celles pour lesquelles ce phénomène devait nécessairement se produire. Etant donné les forces agissant au niveau des plaques tectoniques, il ne pouvait pas en être autrement. Toutefois, lorsqu’il nous faut expliquer une certaine classe de comportements humains, il semble que, de manière caractéristique, le fait d’agir » librement » ou » volontairement » constitue, pour nous, une expérience qui rend impossible de recourir à des explications déterministes. Lorsque je vote pour un certain candidat, je le fais pour une raison donnée ; je pourrais, cependant, tout aussi bien voter pour un autre candidat, toutes les conditions demeurant par ailleurs identiques. Etant donné les causes agissant sur moi, je n’avais pas à voter pour ce candidat. Aussi lorsque j’explique mon action en référence à une raison, je n’évoque pas des conditions suffisantes du point de vue causal. Il semble, par conséquent, que nous soyons face à une contradiction. D’une part, nous faisons l’expérience de la liberté et, d’autre part, nous avons beaucoup de mal à renoncer à l’idée selon laquelle tout événement a une cause ; les actions humaines sont des événements et elles doivent donc, au même titre que les tremblements de terre ou les tempêtes, renvoyer à des explications causales suffisantes.
Quand nous parvenons enfin à surmonter les difficultés que posent ces problèmes insolubles, nous sommes le plus souvent tentés de montrer que le problème paraissait insoluble en raison de fausses présuppositions auxquelles nous aurions succombé. Dans le cas du problème du rapport esprit/corps, nous étions gênés par une fausse présupposition qui se manifestait au niveau même de la terminologie dans laquelle nous posions le problème. La terminologie du mental et du physique, du matérialisme et du dualisme, de l’esprit et de la chair, contient une présupposition fausse faisant de ces notions des catégories de la réalité réciproquement exclusives l’une de l’autre – dans une telle perspective, nos états conscients en tant que subjectifs, privés, qualitatifs, etc. ne peuvent être des propriétés physiques, biologiques, ordinaires de notre cerveau. Une fois que nous réussissons à surmonter cette présupposition – la présupposition selon laquelle le mental et le physique naïvement conçus sont réciproquement exclusifs -, il me semble que nous obtenons alors la solution au problème traditionnel du rapport de l’esprit et du corps. Voici ce qu’il en est : tous nos états mentaux sont causés par des processus neurobiologiques se produisant dans le cerveau, ces derniers s’y réalisant à un niveau supérieur ou systémique. Ainsi, si vous éprouvez une douleur, votre douleur est causée par des séquences d’enchaînements neuronaux, et la réalisation de l’expérience de la douleur se situe au niveau du cerveau . La solution au problème philosophique de l’esprit et du corps ne me paraît guère poser de problèmes. Celle-ci ne fait cependant que déplacer la difficulté, en la portant au niveau de la neurobiologie, et en nous laissant face à un problème neurobiologique qui, lui, est en revanche particulièrement difficile à résoudre. Comment opère exactement le cerveau et comment des états mentaux s’y réalisent-ils exactement ? Que sont ces processus neuronaux qui causent nos expériences conscientes et comment ces expériences conscientes se réalisent-elles dans les structures du cerveau ? »
John Searle, Liberté et neurobiologie
Mais alors, si vraiment la situation concrète de l’homme, c’est d’être une créature engagée dans un monde dans lequel il est confronté à des déterminismes divers, dont il doit s’accommoder bon gré mal gré, et si lui-même est un exemple parmi tant d’autre de ce déterminisme, alors ne doit on pas en conclure comme beaucoup sont tentés de le faire aujourd’hui que Spinoza avait raison, et que la seule liberté laissée à l’homme est de regarder sa propre existence et de pouvoir y acquiescer ? On peut remarquer que cette phrase : « Spinoza avait raison » est justement le titre d’un neurobiologiste majeur, Antonio Damasio, qui montre dans ce livre qu’on peut réduire les actes humains (y compris les actes de pensée) à un ensemble de conditions et de règles de fonctionnement neurobiologiques.
On peut donc voir dans la réflexion sur la liberté un double mouvement, un premier mouvement d’affranchissement des limites, qui constitue bien un mouvement de libération, qui culmine avec le rationalisme technique et l’apparition des démocraties libérales, puis un mouvement de prise de conscience des limites de ce rationalisme, où l’on constate que l’homme n’est pas absolument libre, ni collectivement, ni individuellement. C’est alors tout la réflexion sur la liberté qui est à reprendre, puisqu’il s’agit de savoir comment l’homme peut être libre malgré l’ensemble des contraintes qui pèsent sur lui, et alors même que désormais il est pleinement conscient de ses limites, d’autant plus conscient qu’on lui a auparavant promis de l’en affranchir.