Le monde intelligible devenu sensible (du moins pour nos yeux)

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Le passage au cours duquel Platon décrit, dans le Livre 7 de la République, la manière dont le philosophe chemine de l’opinion vers la connaissance est aujourd’hui très largement connue, y compris des élèves de terminale, qui attendent même avec plus ou moins d’impatience que cet épisode allégorique soit abordé. On ne va pas reprendre ici l’intégralité du texte, qui se trouve dans tous les manuels, sur une grande quantité de sites, et quelque part dans ce blog (fouillez bien). On ne s’attardera ici que sur un passage de l’allégorie de la caverne, qui se situe au moment où le prisonnier fraichement libéré sort de la grotte, après avoir découvert la véritable valeur des ombres, puis découvert les objets physiques qui les produisaient. Une fois sorti de la grotte, un peu ébloui, le « fugitif »découvre la lumière du soleil, reflétée la surface d’eau d’un étang situé juste à l’entrée de la caverne, dans lequel se reflètent les objets présents dans ce monde extérieur, dont les objets artificiels manipulés à l’intérieur de la grotte ne sont que des copies. Ce moment peut paraître énigmatique pour un lecteur qui ne lirait que cet extrait, car le texte ne fournit pas d’explication claire des raisons pour lesquelles Platon situe cette surface d’eau entre la grotte et le soleil.

C’est qu’en fait, le projet du texte ne réside pas simplement dans le fait de distinguer d’un côté les ombres au fond de la caverne et de l’autre les idées dans le monde intelligible. Si il s’agissait de cela, alors Platon nous présenterait un dualisme très cloisonné dont l’entrée de la caverne serait la stricte frontière, alors que la multiplication des objets (qui sont pour certains la copie les uns des autres) et de leurs reflets montre au contraire que ces univers s’interpénètrent, participent l’un de l’autre. Or l’évidence est que le prisonnier ne passe pas directement des apparences sensibles aux idées les plus pures. D’une part, ce serait intellectuellement impossible, ou incompréhensible, et d’autre part cela constituerait une séparation définitive de deux mondes entre lesquels il n’y aurait aucune communication possible. C’est justement là que la présence de cet étang prend tout son sens : ce qu’on y voit, ce ne sont pas les idées elles mêmes, mais leur reflet. Un reflet, c’est une figure, une forme qui permet la connaissance sans pour autant être l’objet connu lui même. La comparaison avec la géométrie est ici utile : quand on manipule des concepts géométriques, on a pour usage de les représenter physiquement : on trace les cercles, les droites, les triangles, etc. sans pour autant considérer qu’il y a une parfaite identité entre le concept et sa représentation physique. Ainsi, on peut penser que les figures tracées sont les reflets sensibles des idées de cercle, de rectangle et des autres concepts géométriques. On pourrait remonter plus haut dans l’abstraction en faisant référence à l’algèbre, qui est aussi une manière de mettre en forme des idées qui ne sont qu’abstraites. Le cercle est une figure sensible tracée sur le tableau, mais c’est aussi une expression mathématique, tout comme la droite ou l’asymptote. On le voit, il y a des degrès, des paliers par lesquels on peut, de marche en marche, accéder aux idées elles mêmes, par l’intermédiaire des formes sensibles, puis intellectuelles qu’elles peuvent prendre. Ceux qui ont vu Matrix ont pu constater comment les réalisateurs ont eu du mal à tisser ce lien entre le monde sensible, présenté dans le film comme mensonger, et le « matériau » abstrait à partir duquel ce monde sensible est constitué. L’image à laquelle ils ont recours finalement est une sorte de rideau mouvant de chiffres, qui apparaissent ici de manière floue, instable, comme une projection d’eux même. Il fallait rendre sensible ce qui ne l’est nécessairement pas.

Mais après tout, nous avons tous une expérience beaucoup plus quotidienne de ce lien nécessaire entre les idées et le monde sensible : pour désigner les objets dans le monde, nous avons recours à des substituts qui permettent de manipuler, d’échanger ces objets sans qu’ils soient présents, parfois même sans qu’ils existent matériellement. Ces substituts sont tout simplement les mots, qui sont la forme sensible des idées. On peut s’accorder sur ce point : sans les mots, pas de pensée. Aussi sont ils le media nécessaire qui permet de passer des objets rencontrés dans le monde, particuliers, éphémères et imparfaits aux idées qui les précèdent, universelles, éternelles, absolues.

Dès lors, on pourrait imaginer un monde de mots, qui apparaitrait à nos esprits volontiers matérialistes (au sens profond du mot) comme une copie du monde sensible. C’est l’impression que donne le clip d’Alex Gopher qui vous est proposé ici : le studio H5 (dont on ne peut que conseiller l’ensemble des productions, très souvent trés maïtrisées dans leur jeu avec les signes comme substitut de la réalité) produit artificiellement (et c’est ici important) un monde constitué de mots, qui ont remplacé ce qu’ils sont censés désigner. Ce faisant, le clip nous propose finalement un univers de signes, un univers de formes. Tout artificiel et synthétique qu’il soit, ce court métrage se place dès lors dans la lignée de ceux qui ont pu penser, auparavant, que le cinéma n’avait pas pour principe d’être une copie de la réalité, mais plutôt un agencement de formes (on peut penser à Robert Bresson, aussi étrange que puisse sembler cette association pour les cinéphiles amateurs des principes du cinématographe, tels que Bresson les a définis). En ce sens, il est un reflet. Mais on peut se poser la question suivante : dans ses belles cinématiques, dans l’accouchement dont il est le prélude (et il serait intéressant de savoir si les réalisateurs du clip ont consciemment construit leur film autour de cet évènement (avènement ?) là), de quoi ces images sont elles le reflet : de ce que nous appellons « réalité » habituellement (le monde matériel) ? Ou bien les idées elles mêmes. Regardez le film plusieurs fois, envisagez le sous ces différents angles et l’option idéaliste, celle dont Platon est le principal fondateur commencera à vous paraître tenable.

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