« Ce qui périt par un peu plus de précision est un mythe »

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Répondant à une inconnue, à une femme absente en somme, qui pourrait tout aussi bien n’être que le fruit de l’imagination (pour le lecteur, elle devra le rester), Paul Valery développe dans sa Petite lettre sur les mythes un point de vue original sur ces récits qui, bien qu’imaginaires, tiennent dans de place dans nos vies dites ‘réelles’. Son interlocutrice invisible s’inquiète de la relation qu’entretient Valery avec Dieu et l’amour. Il lui répondra en plaçant ce dont il est le spécialiste, le langage, la parole écrite, comme ce qui déjà éloigne l’homme de la simple expérience et l’entraine dans l’au-delà du monde physique.

Ce genre de texte, s’il ne constitue pas à une analyse philosophique classique, n’en demeure pas moins une source abondante de questionnement et de réflexion, tant sur le rapport que nous entretenons avec la réalité, que sur le rôle que joue pour nous attribuons au langage, nous, êtres pensants, c’est-à-dire n’existant pas sur le seul plan de la matière, puisque parlant de celle-ci et la désignant en la redoublant par le langage. A ce titre, la simple réflexion tout juste ébauchée à propos du mode d’existence du pôle nord est en soi une plongée déjà profonde dans la méditation sur le langage.

Evidemment, pour les élèves qui en ce début d’année ont déjà quelques réflexes, le texte qui suit pourrait tout à fait être envisagé comme un prolongement de ce que Platon met en place quand il construit les fondations de l’idéalisme. Mais comme ici c’est Paul Valery que nous lisons, c’est avec un style particulier que cet outre-monde se dessine, et c’est une visite inspirée qui en est proposée.

Après avoir affirmé qu’il n’y connaissait rien, Paul Valery va tout d’abord entamer cette exploration comme s’il s’agissait d’une terre inconnue, avant que l’exotisme laisse place à l’exploration et que l’ampleur de ses analyses se révèle :

« Je vous confesse tout d’abord qu’au moment d’appliquer mon effort à concevoir le monde des mythes, j’ai senti mon esprit rétif ; je l’ai poussé, j’ai forcé son ennui et ses résistances, et comme il reculait sous ma pression, retournant son regard vers ce qu’il aime, désirant ce qu’il fait le mieux dont il me peignait trop vivement les attraits, je l’ai jeté en furieux au milieu des monstres, dans la confusion de tous les dieux, des démons, des héros, des espèces horribles et de toutes ces créatures des anciens hommes, lesquels mettaient leur philosophie à peupler l’univers aussi ardemment que nous mîmes plus tard la nôtre à le vider de toute vie. Nos ancêtres s’accouplaient dans leurs ténèbres à toute énigme, et lui faisaient d’étranges enfants.

Je ne savais m’orienter dans mon désordre, à quoi me prendre pour y planter mon commencement et développer les vagues pensées que le tumulte des images et des souvenirs, le nombre des noms, le mélange des hypothèses éveillaient en moi devant mon dessein.

Ma plume piquait dans le papier, ma main gauche tourmentait mon visage, mes yeux trop nettement se peignaient un objet bien éclairé, et je sentais trop bien que je n’avais aucun besoin d’écrire. Puis cette plume, qui tuait le temps à petits traits, se mit d’elle-même à esquisser des formes baroques, poissons affreux, pieuvres tout échevelées de paraphes trop fluides et faciles… Elle engendrait des mythes qui découlaient de mon attente dans la durée, cependant que mon âme, qui ne voyait presque pas ce que ma main créait devant elle, errait comme une somnambule entre les sombres murs imaginaires et les théâtres sous-marins de l’aquarium de Monaco !

Qui sait, pensai-je, si le réel dans ses formes innombrables n’est pas aussi arbitraire, aussi gratuitement produit que ces arabesques animales ? Quand je rêve et invente sans retour, ne suis-je pas… la nature ? – Pourvu que la plume touche le papier, qu’elle porte de l’encre, que je m’ennuie, que je m’oublie, – je crée ! Un mot venu au hasard se fait un sort infini, pousse des organes de phrase, et la phrase en exige une autre, qui eût été avant elle ; elle veut un passé qu’elle enfante pour naître… après qu’elle a déjà paru ! Et ces courbes, ces volutes, ces tentacules, ces palpes, pattes et appendices que je file sur cette page, la nature à sa façon ne fait-elle de même dans ses jeux, quand elle prodigue, transforme, abîme, oublie et retrouve tant de chances et de figures de vie au milieu des rayons et des atomes en quoi foisonne et s’embrouille tout le possible et l’inconcevable ?

L’esprit s’y prend tout de même. Mais encore il renchérit sur la nature ; et non seulement il crée, comme elle a coutume de faire, mais il y ajoute qu’il fait semblant de créer. Il compose au vrai le mensonge ; et cependant que la vie ou la réalité se borne à proliférer dans l’instant, il s’est forgé le mythe des mythes, l’indéfini du mythe, – le Temps…

Mais le mensonge et le temps ne seraient point sans quelque artifice. La parole est ce moyen de se multiplier dans le néant.

Et voici comme je vins enfin à mon sujet, et comme j’en fis une théorie pour la dame invisible et tendre : Dame, lui ai-je dit, ô mythe ! Mythe est le nom de tout ce qui n’existe et ne subsiste qu’ayant la parole pour cause. Il n’est de discours si obscur, de racontar si bizarre, de propos si incohérent à quoi nous ne puissions donner un sens. Il y a toujours une supposition qui donne un sens au langage le plus étrange.

Imaginez encore que plusieurs récits de la même affaire, ou des rapports divers du même évènement vous soient faits par des livres ou par des témoins qui ne s’accordent pas entre eux quoique également dignes de foi. Dire qu’ils ne s’accordent pas, c’est dire que leur diversité simultanée compose un monstre. Leur concurrence procrée une chimère… Mais un monstre ou une chimère, qui ne sont point viables dans le fait, sont à leur aise dans le vague des esprits. Une combinaison de la femme et du poisson est une sirène, et la forme d’une sirène se fait aisément accepter. Mais une vivante sirène est-elle possible ? – Je ne suis pas du tout assuré que nous soyons déjà si experts dans les sciences de la vie que nous puissions refuser la vie aux sirènes par raison démonstrative. Il faudrait bien de l’anatomie et de la physiologie pour leur opposer autre chose que ce fait : les modernes n’en ont jamais pêché !

Ce qui péril par un peu plus de précision est un mythe. Sous la rigueur du regard, et sous les coups multipliés et convergents des questions et des interrogations catégoriques dont l’esprit éveillé s’arme de toutes parts, vous voyez les mythes mourir, et s’appauvrir indéfiniment la faune des choses vagues et les idées. .. Les mythes se décomposent à la lumière que fait en nous la présence combinée de notre corps et de notre sens du plus haut degré.

Voyez comme le cauchemar compose en un drame tout-puissant, quelque diversité de sensations indépendantes qui nous travaille sous le sommeil. Une main sous le corps est prise ; un pied, qui s’est découvert et délivré des langes, se refroidit au loin du reste du dormeur ; de matinaux passants vocifèrent à l’aube dans la rue ; l’estomac vide s’étire et les entrailles fermentent ; telle lueur du grand soleil levant inquiète vaguement la rétine au travers des paupières abaissées… Autant de données séparées et incohérentes ; et personne encore pour les réduire à elles-mêmes et au monde connu, pour les organiser, retenir les unes, abolir les autres, ordonner leurs valeurs et nous permette de passer outre. Mais toutes ensemble sont comme des conditions égales, et devant être également satisfaites. Il en résulte une création originale, absurde, incompatible avec la suite de la vie, toute-puissante, toute effrayante, qui n’a en soi-même aucun principe de fin, point d’issue, point de limite… Il en est ainsi dans le détail de la veille, mais avec moins d’unité. Toute l’histoire de la pensée n’est que le jeu d’une infinité de petits cauchemars à très courte et très faible conséquence.

Tout notre langage est composé de petits songes brefs ; et ce qu’il y a de beau, c’est que nous en formons quelquefois des pensées étrangement justes et merveilleusement raisonnables.
En vérité, il y a tant de mythes en nous et si familiers qu’il est presque impossible de séparer nettement de notre esprit quelque chose qui n’en soit pas. On ne peut même en parler sans mythifier encore, et ne fais-je point dans cet instant le mythe du mythe pour répondre au caprice d’un mythe ?

Oui, je ne sais que faire pour sortir de ce qui n’est pas, chères âmes ! Tant la parole nous peuple et peuple tout, que l’on ne voit comment s’y prendre pour s’abstenir des imaginations dont rien ne se passe…

Songez que demain est un mythe, que l’univers en est un ; que le nombre, que l’amour, que le réel comme l’infini, que la justice, le peuple, la poésie… la terre elle-même sont mythes ! Et le pôle même en est un, car ceux qui prétendent d’y être allés n’ont pensé y être que par des raisons qui sont indivisibles de la parole…

J’oubliais tout le passé… Toute l’histoire n’est faite que de pensées auxquelles nous ajoutons cette valeur essentiellement mythique qu’elles représentent ce qui fut. Chaque instant tombe à chaque instant dans l’imaginaire, et à peine l’on est mort, l’on s’en va rejoindre, avec la vitesse de la lumière, les centaures et les anges… Que dis-je ! A peine le dos tourné, à peine sortis de la vue, l’opinion fait de nous ce qu’elle peut !

Je retourne à l’histoire. Comme insensiblement elle se change en rêve à mesure qu’elle s’éloigne du présent ! Tout près de nous, ce ne sont encore que des mythes tempérés, gênés par des textes non incroyables, par des vestiges matériels qui modèrent un peu notre fantaisie. Mais franchis trois ou quatre mille ans en deçà de notre naissance, on est en pleine liberté. Enfin, dans le vide du mythe du temps pur, et vierge de quoi que ce soit qui ressemble à ce qui nous touche, l’esprit – assuré seulement qu’il y a eu quelque chose, contraint par sa nécessité essentielle de supposer un antécédent, des « causes », des supports à ce qui est, ou à ce qu’il est, – enfante des époques, des Etats, des évènements, des êtres, des principes, des images ou des histoires de plus en plus naïves, qui font songer, ou qui se réduisent aisément à cette cosmologie si sincère des Hindous, quand ils plaçaient la Terre, afin de la soutenir dans l’espace, sur le dos d’un immense éléphant ; cette bête se tenant sur une tortue ; elle-même portée par une mer que contenait je ne sais plus quel vase…

Le philosophe le plus profond, le physicien le mieux armé, le géomètre le mieux pourvu de ces moyens que Laplace pompeusement nommait « les ressources de l’analyse la plus sublime », – ne peuvent ni ne savent faire autre chose.

C’est pourquoi il m’est arrivé d’écrire certain jour : Au commencement était la Fable !
Ce qui veut dire que toute origine, toute aurore des choses est de la même substance que les chansons et que les contes qui environnent les berceaux…

C’est une sorte de loi absolue que partout, en tous lieux, à toute période de la civilisation, dans toute croyance, au moyen de quelle discipline que ce soit, et sous tous les rapports, – le faux supporte le vrai ; le vrai se donne le faux pour ancêtre, pour cause, pour auteur, pour origine et pour fin, sans exception ni remède, – et le vrai engendre ce faux dont il exige d’être soi même engendré. Toute antiquité, toute causalité, tout principe des choses sont des inventions fabuleuses et obéissent aux lois simples.
Que serions nous donc sans le secours de ce qui n’existe pas ? Peu de chose, et nos esprits bien inoccupés languiraient si les fables, les méprises, les abstractions, les croyances et les monstres, les hypothèses et les prétendus problèmes de la métaphysique ne peuplaient d’êtres et d’images sans objets nos profondeurs et nos ténèbres naturelles.

Les mythes sont les âmes de nos actions et de nos amours. Nous ne pouvons agir qu’en nous mouvant vers un fantôme. Nous ne pouvons aimer que ce que nous créons.
Voilà, ma chère, presque tout mon discours à la femme sans corps dont je crains et ne hais point que vous soyez jalouse. Je vous épargne quelques phrases de grand style par quoi j’ai cru qu’il fallait consommer ces propos.

J’ai mis un peu de poésie aux derniers moments de ma lettre. On en peut laisser une dame en proie à de simples idées ; il faut lui dorer les adieux. Je me suis donc laissé dire à mon inconnue que l’aurore et que le soir du temps, pareils à ceux d’une belle journée qui sont tout enchantés et illuminés de prestiges par le soleil très bas sur l’horizon, se colorent, se remplissent de miracles. Ainsi que la lumière presque rase enfante à l’œil humain des jouissances prodigieuses, le gorge de magies, de transmutations idéales, de formes énormes soutenues et développées dans l’altitude, figures d’autres mondes, séjours brûlants aux roches d’or, aux lacs trop purs, trônes, grottes errantes, enfers supérieurs, féeries ; et de même que ces hauts lieux éblouissants, ces phantasmes, ces monstres et ces déités aériennes s’analysent en vapeur et en rayonnements décomposés, – ainsi de tous les dieux et de nos idoles même abstraites : ce qui fut, ce qui sera, ce qui se forme loin de nous. Ce que demande notre esprit, les origines qu’il réclame, la suite et les dénouements dont il a soif, il se peut qu’il ne les tire et ne les subisse de soi-même ; séparé de l’expérience, isolé des contraintes que le contact direct lui impose, il engendre ce qu’il faut selon soi seul.

Il se rétracte en soi, il émet l’extraordinaire. Il fait jaillir de ses moindres accidents des créations surnaturelles. Dans cet état, il use de tout ce qu’il est ; un quiproquo, un malentendu, un calembour le fécondent. Il appelle sciences et arts la puissance qu’il a de donner à ses fantasmagories une précision, une durée, une consistance et jusqu’à une rigueur dont il est lui-même étonné ; accablé quelquefois !

Adieu, chère ; j’allais revenir sur l’amour. « 

Paul Valéry, Petite lettre sur les mythes; in Variété, p. 961, La Pléiade, Oeuvres Vol. 1

Evidemment, comme j’ai amputé le texte de son introduction, s’adressant directement à son interlocutrice imaginaire, on conseillera d’aller le lire dans son intégralité, et d’en profiter pour parcourir cette portion du premier volume des oeuvres intégrales de Paul Valery, dans la Pléiade, intitulée Etudes philosophiques. Nul doute qu’un apprenti (nous le sommes tous) en philosophie saura se laisser mener dans les méditations sur Descartes. Nul dout aussi qu’au sein de ce recueil qui porte pour titre « Variété » (on le précise, parce que parfois, il est criant que les livres sachent redonner aux mots l’intensité que la télévision épuise), on saura s’égarer sans les essais quasi politiques, les propos sur l’enseignement ou les pages sur l’esthétique. Il en aurait, des choses à dire, sur beaucoup de sujets touchant à l’art, au beau, au langage, à la création, à l’abstraction, à la matière ou à l’esprit, celui qui aurait lu ces pages, et ce même si plonger dans cette pensée en mouvement et l’accompagner dans ses hésitations, ses méandres, se passe en réalité très bien de toute visée utilitaire.

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