« Toujours portant ses regards inquiets vers les rayons du soleil »

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Les lecteurs curieux auront peut être découvert, dans l’un des derniers articles, le nom de Sohravardi, qui demeure encore aujourd’hui inconnu du grand public. Pourtant, depuis les années 30, Henry Corbin, grand spécialiste des penseurs iraniens, ainsi que de la philosophie d’Heidegger, a diffusé les textes de cet auteur du douzième siècle, lui même héritier et relais des penseurs de la philosophie de la Lumière des sages de la Perse ancienne. Mais comme la tradition occidentale a encore, fortement ancrée en elle, une certaine tendance à demeurer aveugle aux courants de pensée qui lui sont extérieurs, aussi le nom de Sohravardi n’est il pas très familier à nos oreilles. Sa pensée est pourtant riche, et peut être cruciale, dans sa manière de conjuguer de façon singulière les notions d’Orient et d’Occident, ainsi que les exigences de compréhension et d’élévation spirituelle.

Dans le Cahier de l’Herne consacré à Henry Corbin, on trouve un texte de Jean Brun, intitulé « Un philosophe en quête d' »Orient » » dans lequel est décrite la progressive rotation de la pensée vers le soleil levant ; au sens strict, son orientation. En voici un extrait :

« Henry Corbin a dirigé, en effet, sa réflexion philosophique de l' »Occident », la région où le Soleil se couche, à l' »Orient », le pays où le Soleil se lève. Un « Orient » certes géographiquement défini puisque Henry Corbin, est un iranologue, mais aussi et surtout un « Orient » qui échappe aux localisations spatiales, qui ne figure sur aucune carte, et qui est le pays de la Lumière, pays que Sohravardi appelle le pays du « Non-où ».

(…)

Avoir la foi signifie, par conséquent, être quelqu’un qui attend, car ce que la foi a réellement c’est la promesse de ce qu’elle n’a pas maintenant; l’eschaton que révèle la parole de Dieu n’est pas à la fin du temps, il est la fin du temps. Ainsi, pour la conscience croyante, l’horizon du temps devient horizon et se trouve mis en question par ce qui est, à la fois, sa fin radicale et son couronnement absolu.

(…)

Ainsi, « l’homme erre. L’homme ne tombe pas dans l’errance à un moment donné. Il ne se meut que dans l’errance. (…) L’errance fait partie de la constitution intime du Da-sein à laquelle l’homme historique est abandonné.  » L’errance n’est donc pas un épisode provisoire, elle est radicalement constitutive, elle est « l’anti-essence fondamentale de l’essence originaire de la vérité ».

Pour Henry Corbin, le problème a été de passer d’une telle errance à un pèlerinage vers l’ « Orient », c' »est à dire, encore une fois, non pas vers telle ou telle région du globe, mais vers un Orient archétypique, vers la « contrée » où la Lumière surgit, contrée qui se situe aux antipodes de « l’exil occidental ». Ce pélerinage, ce voyage initiatique vers la Source lumineuse, les Mages l’avaient accompli lors de la Nuit de Noel, l’épopée mystique de la quête du Sain-Graal l’avait glorifié, Sohravardi le prêcha à son tour. Le voyage vers « l’Occident » conduit à une ville dont les habitants sont des oppresseurs qui emprisonnent les voyageurs dans un puits sans fond. Ceux-ci doivent s’embarquer dans le vaisseau de Noé qui les emporte au Sinaï mystique où ils implorent Dieu de les délivrer de la prison de la Nature et des entraves de la Matière. Ce thème du voyage initiatique est très fréquent dans la gnose islamique :  Molla Sadrâ a intitulé Les quatre voyages spirituels la somme qu’il a rédigée à l’intention des pèlerins en quête de la perfection spirituelle, – le récit du très beau « voyage à l’Ile Verte en mer blanche » nous conduit en ce point culminant de l’Ile Verte où, au sommet de la montagne, jaillit la Source de Vie sous le grand Arbre qui abrite le Temple où l’on communique avec l’Imâm caché; Henry Corbin compare cette île inviolable, où les fidèles approchent le Pôle mystique du monde, au Mont-Salvat vers lequel achemine la Quête du Graal, -voyage initiatique enfin que le splendide et émouvant Récit de l’Archange empourpré.

Ce voyage conduit au pays de la Lumière, lumière qui se lève en un « Orient » archétypique mais dont l’Orient géographique fut comme le foyer puisqu’y surgirent les trois grandes religions abrahamiques. De ce foyer, Sohravardi fut le témoin mystique et philosophique exceptionnel.

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Dans sa « Somme de la philosophie illuminative », Sohravardi se donne explicitement pour un continuateur de Zoroastre, de Pythagore, de Platon, de Shostari, d’Hermès et de Plotin; il est un maillon de cette chaîne qui, des Sages de l’Inde et de la Perse, aux Sages de la Grèce a posé les bases de la « philosophie illuminative » où l’homme se dépouille de ses ténèbres pour voir la Lumière qui rayonne dans le monde.

Ce philosophe migrateur que fut Sohravardi vécut dans un milieu où confluaient des courants issus des mystères grecs, du néo-platonisme, de la gnose, du manichéisme et du mazdéisme, en cette Asie Mineure où, au XIIè siècle, se rencontraient  et s’affrontaient le monde byzantin, le monde islamique et le monde franc. Toutefois, il ne faut pas voir en Sohravardi une sorte d’éclectique puisant à des sources multiples pour aboutir à quelque synchrétisme de la grisaille ; en Sohravardi viennent se réfracter des rayons lumineux issus d’une même Lux perpetua. Lux perpetua dont les archétypes constituent l’essentiel de cet éclairage dans lequel, depuis 1945, Henry Corbin travaille à se placer aux réunions d’Eranos.

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En outre, Sohravardi fait partie de ces philosophes-poètes qui, loin d’écrire des Traités, des Sommes ou des Critiques, se situent à l’intérieur et au coeur même de la Parole fondatrice. Nous trouvons chez lui « comme une tension dialectique, où la parabole poétique intervient plutôt comme une situation-limite que comme une synthèse ». Henry Corbin pouvait donc trouver là les échos des analyses consacrées par Heidegger à la poésie et, plus précisément, à celle de Hölderlin ce poète du poète.

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Et voici qu’un de ces sages gardiens du Verbe de Dieu répond à celui qui lui demande à quoi ils occupent la plupart de leurs instants : « Sache que notre travail est la couture. »

Message actuel s’il en est, en ce monde diloqué, cassé, atomisé, où tout est mis en miettes et en lambeaux : les coeurs, les esprits, les actes et les paroles. Il faudrait « recoudre » notre monde de la déchirure et du déchirement dans lequel nous ne connaissons que la lumière jaillie de nos ampoules électriques, de nos phares ou des flashes que nous projetons sur une discontinuité qui a réduit l’existence en débris, a pulvérisé les êtres et a démantelé l’univers.

Recoudre ce monde désintégré, telle est la mission dont se trouve investie cette « chevalerie spirituelle » dont l’idée est commune aux trois rameaux de la tradition abrahamique : le rameau juif, le rameau chrétien et le rameau islamiste, idée qui « prend son origine aux mêmes sources et vise la même hauteur d’horizon.

(…)

Une fois de plus, Henry Corbin peut nous renvoyer de l’Orient à l’Occident pour nous montrer que nous nous trouvons en présence d’une quête comparable chez ceux en qui la recherche de la lumière n’a pas été tuée par l’idolâtrie de l’objectivité, de l’historique et du collectif. « 

Pour compléter cette présentation un peu fragmentée et sans doute mystérieuse (d’autant plus que pour alléger la présentation, je n’ai pas reproduit les notes qui l’accompagnent), on peut évidemment lire Corbin, ou Sohravardi lui même. Il faut oser se lancer.

Il est aussi possible d’écouter, sur France Culture, la première de la série d’émissions consacrées à la philosophie et à l’islam, à cette adresse : http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-philosophie-et-islam-14-sohravardi-philosophe-de-la

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