L’envers luisant

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Il n’y a pas de meilleure voie, afin d’initier à la nécessité de la lumière que de plonger dans l’obscurité. Mais ce serait trop simple, de couper la lumière à ceux qu’on veut voir prendre le chemin de la lucidité, car ils seraient alors persuadés que pour s’en sortir, il suffit d’appuyer de nouveau sur l’interrupteur de l’éclairage artificiel. C’est là le paradoxe de la caverne socratique : ceux qui en sont prisonniers pensent y voient très clair. Ce n’est pas qu’ils soient accoutumés à l’obscurité totale ; c’est plutôt que leurs yeux ont été éduqués par la lumière produite par un feu qui n’est qu’un ersatz de l’irradiation solaire, qu’ils s’en contentent parce qu’ils n’en conçoivent aucune autre, et qu’ils la pensent naturelle, sans concurrente.

Pourtant, c’est dans une nuit américaine que Socrate met en scène ses prisonniers : juste assez éclairée pour qu’on puisse y voir, mais pas assez pour qu’on puisse prendre cela pour le jour. En fait, c’est parce que le lecteur de la République est lui-même déjà éclairé qu’il peut se croire étrangement doté du don de voir les prisonniers plongés dans le noir.

Le dispositif de la caverne est similaire à celui qui est mis en jeu dans une salle de cinéma : une salle obscure qui n’a pour raison d’être que d’isoler le spectateur dans l’image que dessine une lumière artificielle, qui a valeur de « nature », puisqu’elle délimite ce qui se donne à voir, et que la nature n’est guère que cela : ce qu’il y a à voir, ce qui se donne à l’expérience et à la pensée. La salle n’est obscure que parce qu’il faut illuminer l’un de ses murs, celui du fond, vers lequel tous les spectateurs sont tournés. Et pendant environ deux heures, on fera comme si rien d’autre ne pouvait être vu que ce qui est projeté sur une surface dont on oublie qu’elle est là, précisément parce que la lumière artificielle la fait disparaître.

Dès lors, accompagner la lecture de cette allégorie de la caverne, qui ouvre le livre 7 de la République de Platon d’une illustration qui en recopierait un à un les motifs, c’est peine perdue, et c’est tromper son monde. Ce serait enfermer dans les images quand il s’agit au contraire de s’en déprendre, puisqu’à leur contact, on a tendance à se méprendre. Il faudrait plutôt une image qui éclaire, une lanterne magique.

Ce ne sont pas les fausses pistes qui manquent, sur les plateformes distribuant des images en mouvement, qui maintiennent le spectateur face à l’écran, au fond de la caverne, se complaisant même souvent fortement dans la description de la condition d’esclave, n’allant pas plus loin que le récit, ne trouvant pas le moyen de séparer la lumière des images. C’est pour cette raisons qu’on proposera ici le court métrage de Philippe Fernandez, réalisé en 1998, intitulé Conte philosophique (la Caverne). Si le titre laisse craindre une simple illustration, on est vite surpris par le fait que, justement, le réalisateur ne nous prend pas par la main dans la caverne socratique, mais attrape le prisonnier des images dans la salle obscure pour le faire remonter, peu à peu, des bouts de pellicule au projecteur, le dirigeant vers la sortie, où le cueillera l’astre solaire, dont la luminescence est le modèle de tous les éclairages.

On remarquera au passage que, lorsque les images se suffisent à elles-mêmes sans pour autant enfermer en elles, c’est de cinéma qu’il s’agit ; alors, le mouvement de l’esprit est similaire à celui qui est censé animer le philosophe platonicien : l’image comme prise d’appel, la vue faisant la courte échelle à la pensée. Se laisser faire par les images, c’est déjà accéder à la vie des formes.

Voici donc ce Conte philosophique :

[vimeo]http://vimeo.com/17846690[/vimeo]

Et pour passer des images aux mots, revenons au texte de Platon :

« — Maintenant, repris-je, représente-toi de la façon que voici l’état de notre nature relativement à l’instruction et à l’ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière ; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés de sorte qu’ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête ; la lumière leur vient d’un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux ; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles.
— Je vois cela, dit-il.

— Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d’hommes et d’animaux, en pierre, en bois, et en toute espèce de matière ; naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.
— Voilà, s’écria-t-il, un étrange tableau et d’étranges prisonniers.
— Ils nous ressemblent, répondis-je ; et d’abord, penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose d’eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ?
— Et comment ? observa-t-il, s’ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie ?
Et pour les objets qui défilent, n’en est-il pas— de même ?
— Sans contredit.
— Si donc ils pouvaient s’entretenir ensemble ne penses-tu pas qu’ils prendraient pour des objets réels les ombres qu’ils verraient ?
— Il y a nécessité.
— Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l’un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l’ombre qui passerait devant eux ?
— Non, par Zeus, dit-il.
— Assurément, repris-je, de tels hommes n’attribueront de réalité qu’aux ombres des objets fabriqués.
— C’est de toute nécessité.
— Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu’on les guérisse de leur ignorance. Qu’on détache l’un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et l’éblouissement l’empêchera de distinguer ces objets dont tout na l’heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu’il répondra si quelqu’un lui vient dire qu’il n’a vu jusqu’alors que de vains fantômes, mais qu’à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ? si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l’oblige, à force questions, à dire ce que c’est ? Ne penses-tu pas qu’ il sera embarrassé, et que les ombres qu’il voyait tout à l’heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu’on lui montre maintenant ?
— Beaucoup plus vraies, reconnut-il.
— Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n’en seront-ils pas blessés ? n’en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu’ il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu’on lui montre ?
— Assurément.
— Et si, repris-je, on l’arrache de sa caverne par force, qu’on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu’on ne le lâche pas avant de l’avoir traîné jusqu’ à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences ? Et lorsqu’il sera parvenu à la lumière, pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies ?
— Il ne le pourra pas, répondit-il ; du moins dès l’abord.
— Il aura, je pense, besoin d’habitude pour voir les objets de la région supérieures D’abord cc seront les ombres qu’il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux’ ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, Il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière.
— Sans doute.
— À la fin, j’imagine, ce sera le soleil — non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit — mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu’il pourra voir et contempler tel qu’il est.
— Nécessairement, dit-il.
— Après cela il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c’est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d’une certaine manière, est la cause de tout ce qu’il voyait avec ses compagnons dans la caverne.
— Évidemment, c’est à cette conclusion qu’il arrivera.
— Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la sagesse que l’on y professe, et de ceux qui y furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu’il se réjouira du changement et plaindra ces derniers ?
— Si, certes.
— Et s’ils se décernaient alors entre eux honneurs et louanges, s’ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l’oeil le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les premières ou les dernières, ou de marcher ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que notre homme fût jaloux de ces distinctions, et qu’il portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants ? Ou bien, comme le héros d’Homére, ne préférera-t-il pas mille fois n’être qu’un valet de charrue, au service d’un pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait.
— Je suis de ton avis, dit-il, il préférera tout souffrir plutôt que de vivre de cette façon-là.
— Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s’asseoir à son ancienne place : n’aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil ?
— Assurément si, dit-il.
— Et s’il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n’ont point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue est encore confuse et avant que ses yeux se soient remis (or l’accoutumance à l’obscurité demandera un temps assez long) n’apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens, et ne diront-ils pas qu’étant allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n’est même pas la peine d’essayer d’y monter ? Et si quelqu’un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu’ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ?
— Sans aucun doute, répondit-il
— Maintenant, mon cher Glaucon, repris-je, il faut appliquer point par point cette image à ce que nous avons dit plus haut, comparer le monde que nous découvre la vue au séjour de la prison, et la lumière du feu qui l’éclaire à la puissance du soleil. Quant à la montée dans la région supérieure et à la contemplation de ses objets, si tu la considères comme l’ascension de l’âme vers le lieu intelligible, tu ne te tromperas pas sur ma pensée, puisque aussi bien tu désires la connaître. Dieu sait si elle est vraie. Pour moi, telle est mon opinion : dans le monde intelligible l’idée du bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne la peut percevoir sans conclure qu’elle est la cause de tout ce qu’ il y a de droit et de beau en toutes choses ; qu’elle a, dans le monde visible, engendré la lumière et le souverain de la lumière ; que, dans le monde intelligible, c’est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité et l’intelligence ; et qu’il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique. »

Platon – la République, livre 7

Pour en savoir davantage sur l’oeuvre de Philippe Fernandez, on pourra consulter cette page, qui trouve des mots justes pour en parler, et qui est elle aussi une invitation à la philosophie : http://www.pointligneplan.com/philippe-fernandez

On pourra, aussi trouver du côté du travail de Benoit Perraud, une évocation plus militante et engagée de l’allégorie de la caverne, appuyée sur des images d’archives passant en revue les supports qui ont jusqu’à aujourd’hui porté les images. On vous laisse chercher par vous mêmes cette autre voie, qui pourrait sembler tangente, si on oubliait que, dans la République, c’est bel et bien dans une perspective politique que Platon insère cette méditation sur le rapport à la vérité.

Illustration extraite d’une galerie mise en ligne. L’original se trouve à cette adresse : http://browse.deviantart.com/?order=9&q=plato+cave&offset=0#/dlp1ak

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