L’emploi du temps passé

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Par hasard, je retombe sur ce texte d’Emile Chartier (alias Alain). C’est le jour où jamais pour le partager.

D’abord par souci d’ironie envers la situation locale de ceux avec qui nous partageons les salles 217, 314, 312 et tant d’autres (on en change tant), et l’ironie est, en philosophie, une qualité; ou alors Socrate ne serait plus un exemple. Alors que nous sommes embourbés dans les incertitudes quant à l’emploi de notre temps, ballottés de ça de là sur les grilles horaires,  il est salutaire qu’on nous rappelle que tout enseignement doive être retardataire. Voila une élévation salutaire.

Ensuite parce que certains de mes élèves ont désormais, parmi leurs nouveaux amis, un certain Pyrrhon, qu’on évoque dans 107780les lignes qui suivent, et il est toujours bon de constater qu’au bout de quelques heures déjà, on est entré dans la cour des grands et on saisit des allusions auxquelles on aurait été, fin août, encore indifférent.

D’autre part, ce matin, on se faisait la remarque avec quelques élèves, qu’on ne retient des grands scientifiques que les réponses qu’ils ont formulées sous la forme de ce qu’on appelle ensuite « théorie », oubliant qu’en réalité, leur acte fondateur avait consisté à repérer des problèmes là où tout le monde ne voyait que des évidences (l’expérience des lapins carnivores de Claude Bernard n’a désormais, pour ces élèves, plus aucun secret). Pour comprendre pourquoi les théories sont des avancées, il est nécessaire de pointer quels problèmes leur ont fourni un si puissant élan.

Alain est un de ceux qui, le mieux, parviennent à saisir au vol ce mouvement qui précède le mouvement, le bref regard en arrière avant de se jeter en avant, comme ces danseurs urbains qui, juste avant de projeter leur corps tout entier dans une trajectoire qui défie les lois de la gravité et de la conservation du mouvement, font un pas en arrière, se tournent dans la direction opposée, juste assez pour initier en souplesse le lancer d’eux-mêmes. Il y a quelque chose de cet ordre dans l’éducation, quand on dépasse dans le passé les grandes réalisations qu’on a transformées en monuments immobiles et intouchables, pour remonter jusqu’aux petits vacillements, aux pas chassés qui en ont été les sources. Avant la constitution de ce qu’on présentera plus tard comme des architectures dogmatiques, il y a toujours de grands embarras, des périodes d’errances, des fausses pistes, des hésitations devant les impasses, les fameuses apories que nous avons évoquées en cours. Après, vient le temps des acrobaties intellectuelles pour surmonter les obstacles et faire ces quelques gestes dont, seuls, l’humanité se souviendra.

Ce qui importe, c’est l’avenir. Mais s’y précipiter à partir d’un présent livré à lui-même, ce serait comme courir dans le vide ; l’avenir n’est rien d’autre qu’une certaine manière de réinvestir le passé. Il n’y a pas de saut sans prise d’appel, et quand il s’agit d’éducation, celle-ci se fait en « tout-contre-temps ».

Voici donc ces quelques lignes. Je ne saurais trop conseiller d’aller chercher le même texte non découpé par mes soins, car le paragraphe que j’ai retiré est lui aussi passionnant.

« L’enseignement doit être résolument retardataire. Non pas rétrograde, tout au contraire, C’est pour marcher dans le sens direct qu’il prend du recul ; car, si l’on ne se place point dans le moment dépassé, comment le dépasser ? Ce serait une folle entreprise, même pour un homme dans toute la force, de prendre les connaissances en leur état dernier ; il n’aurait point d’élan, ni aucune espérance raisonnable. Ne voyant que l’insuffisance partout, il se trouverait, je le parie, dans l’immobilité pyrrhonienne, c’est a dire que, comprenant tout, il n’affirmerait rien. Au contraire celui qui accourt des anciens âges est comme lancé selon le mouvement juste ; il sait vaincre ; cette expérience fait les esprits vigoureux.

(…)

L’enfant a besoin d’avenir ; ce n’est pas le dernier mot de l’homme qu’il faut lui donner, mais plutôt le premier. C’est ce que font merveilleusement les anciens auteurs, que l’on devrait appeler les Prophètes. Ils vous donnent l’amande à casser. La vertu des belles-lettres est en ceci qu’il faut entendre l’oracle ; et il n’y a point de meilleure manière de s’interroger soi-même, comme le fronton de Delphes l’annonçait. Dans les sciences, au contraire, il arrive souvent que, par la perfection de l’abrégé, on ne voit plus même l’obstacle. En un élégant cours de mécanique, rien n’arrête ; et l’on demande : ”À quoi cela sert-il ?”, au lieu de se demander :“De quoi cela peut-il me délivrer ?” Au contraire, dans Descartes, on le voit bien, parce qu’il se trompe et se détrompe ; bien plus près de nous; mais Thales vaut mieux. Socrate avait cet art de ramener toute idée à la première enfance. Et il est bon de raisonner sur les liquides avec Archimède, et sur le baromètre avec Pascal ; et même cette confusion qui reste en leurs raisonnements, elle n’est pas encore assez nôtre ; toutefois elle approche de nous. Les anciens ont du neuf ; c’est ce que les modernes souvent n’ont point, car leur vérité n’est point au niveau de nos erreurs. La terre tourne, cela est vieux et usé ; le fanatique n’y voit plus de difficulté. Mais est-il moins fanatique en cela ou plus ? C’est ce que je ne saurais pas dire. »

Alain – Propos sur l’éducation

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