Better have my money

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Supposons : C’est le jour J, vous n’avez pas les idées très claires, vous êtes ce genre de candidat que le simple  fait d’être assis derrière une table d’examen rend amnésique, et vous devez traiter  le sujet « Que gagnons-nous à travailler ? ». La seule chose qui vous vienne en tête, c’est cette série dont vous avez regardé les cinq saisons, Breaking Bad, et vous vous dîtes, « après tout, pourquoi pas ? ». On dira dans un autre article pourquoi il faut se méfier des références trop contemporaines, mais si vous êtes du genre à faire avec des dissertations comme d’autres cuisinent avec des restes, on peut imaginer que vous produisiez quelque chose qui ressemble à ce qui suit. On s’est donné comme contrainte de ne pas y passer trop de temps, et de faire avec les moyens du bord. 

Introduction (Partir en vrille)

Dans les séries américaines, on se demande pourquoi les professeurs exercent ce métier. Mal payés, peu considérés, débordés par le nombre et le comportement de leurs élèves, ils sont le plus souvent l’exemple même de ce qu’on appelle « rater sa vie ». Ainsi, Walter White, héros de la série Breaking Bad, décide-t-il un jour de mettre ses connaissances en chimie au service de la production de méthamphétamine, parce que son emploi de professeur de chimie ne lui permet pas de mettre sa famille à l’abri du besoin. Il faut qu’il constitue un petit pactole avant de mourir, et son salaire de professeur de chimie ne suffit pas. A priori, ce qu’il a à gagner en se lançant dans une telle activité, c’est simplement de l’argent. Pourtant, si c’est bien pour de seules raisons de rentabilité qu’il produit de la drogue, alors on comprend mal que l’activité de ce chimiste ne cesse ni quand il apprend que finalement, le cancer qui rendait urgente sa quête d’argent n’est plus une menace, ni quand il devient évident qu’il y a plus à perdre qu’à gagner en continuant ce commerce illicite. Walter White est en fait comme tout le monde : les raisons pour lesquelles il se lance dans ce travail ne sont pas celles pour lesquelles il va continuer à le faire, et de toute évidence, l’argent n’est pas la seule réponse, ni la meilleure, à la question « que gagne-t-il à travailler ? ». Il s’agit alors de déterminer si d’autres réponses sont possibles, et de hiérarchiser les gains afin de déterminer, dans le fond, pourquoi on persiste à travailler.

1 – Il faut bien vivre

A – Travailler plus pour gagner plus

La raison principale pour laquelle Walt va littéralement se tuer à la tâche, c’est qu’apprenant qu’il est atteint d’un cancer du poumon, il va se donner comme mission de procurer à sa famille suffisamment d’argent pour
pouvoir assurer l’avenir de sa femme et de ses deux enfants, au-delà de sa propre mort. Il se trouve que jusque-là, le métier de professeur de chimie n’était pas assez bien payé pour être suffisant. Et on voit ce professeur s’abaisser à arrondir les fins de moins en travaillant dans un carwash, en se mettant parfois au service de ses propres élèves, avec tout ce qu’une telle situation peut avoir d’humiliant. C’est presque une constante, dans la représentation des professeurs dans les séries américaines : on constate systématiquement l’insuffisance de leur salaire, et la nécessité dans laquelle ils sont de cumuler plusieurs emplois pour pouvoir joindre les deux bouts. Sur ce plan, Walter White partage la dure condition de son homologue professeur de basket, Ray Drecker, héros de la série Hung, qui ne parvient à gagner correctement sa vie qu’en complétant son emploi de professeur par une activité d’escort qui le condamne à mener une très inconfortable double vie.

B – La bagnole

Les scénaristes de Breaking Bad utilisent un objet précis pour montrer à quel point White ne gagne pas suffisamment bien sa vie, un objet particulièrement important dans la culture américaine : sa voiture. Si au cours de la série on le verra rouler successivement dans plusieurs modèles de voiture, celle qui restera irrémédiablement liée à son personnage est une Pontiac Aztec, sans doute l’une des plus horribles voitures que l’industrie automobile américaine aura jamais produite, ce genre de moyen de déplacement dans lequel on ne roule que si on n’a pas les moyens d’acheter quelque chose de mieux. On retrouvera ce même symbole de prolétariat chez un autre personnage, Jesse Pinkman, l’ancien élève de Walter White. Si dans la première saison il roule consécutivement dans une Chevrolet Monte-Carlo, puis dans une Buick Regal customisées, dans la saison suivante, alors qu’il se met au service de White, et que la question de la répartition des bénéfices devient sensible, il lui faut une voiture beaucoup plus neutre, qui ne témoigne pas de l’argent qu’il gagne frauduleusement, afin de ne pas attirer l’attention de la police ; on le retrouve alors au volant d’une Toyota Tercel totalement anonyme. Pinkman et White se heurtent alors à cet étrange paradoxe : ils gagnent beaucoup d’argent, mais ils ne peuvent pas le dépenser. Pour White, ce n’est pas un problème : ce n’est pas pour lui qu’il amasse ces dollars, mais il les met de côté pour sa famille. Mais pour Pinkman, c’est déjà une prise de conscience d’une ambiguïté à laquelle il ne se fera jamais, tout au long de la série : ça n’a pas de sens, de gagner de telles sommes si on ne peut pas consommer à la hauteur de ses gains. Voiture banale, maison anonyme, le commerce de la drogue exige une discrétion totale, et une interdiction absolue de toute exubérance consumériste ; c’est ce qu’on constatera ensuite avec Gustavo Fring, véritable baron de la drogue qui se déplace dans une bonne vieille Volvo V70, telle que les mères de famille aux Etats-Unis en possèdent pour emmener tous les matins les enfants à l’école.

C – A quoi bon gagner de l’argent ?

Ce faisant, tous ces personnages mettent en évidence un des grands paradoxes qu’il y a à vouloir gagner énormément d’argent. Tout d’abord, ce n’est pas en travaillant honnêtement qu’on y parvient. Un salaire classique est un gain banal qui ne permet pas de faire fortune. Reste le commerce illégal, beaucoup plus lucratif, mais il condamne à vouloir gagner de l’argent pour gagner de l’argent. Or, ça n’a pas de sens, puisque l’argent ne peut pas être une fin en soi : il n’est qu’un moyen pour acquérir autre chose que lui-même. Une telle quête du gain maximal est absurde, puisqu’elle ne se fixe pas, en réalité, d’objectif qui puisse être atteint. Quand on veut acheter quelque chose, on sait quel effort on va devoir mettre en œuvre afin de gagner l’argent nécessaire à cet achat. Et si on maîtrise sa consommation, une fois cette somme atteinte, on arrêtera de travailler. En revanche, si on tombe dans ce qu’Aristote dans l’antiquité appelait « chrématistique », c’est-à-dire l’accumulation de richesse, alors on travaille pour gagner de l’argent, ou pour être riche. Mais comme il s’agit d’un objectif abstrait, non chiffré, l’effort sera sans fin, et on se trouvera, perpétuellement inquiet et insatisfait, dans la situation d’un esclave qui travaille sans très bien savoir pourquoi il le fait. L’image la plus saisissante de ce non-sens qu’il y aurait à ne travailler que pour l’argent se trouve dans la dernière saison, quand Jesse Pinkman répand sa fortune en liquide à travers toute la ville pour se débarrasser du poids devenu insupportable de cet argent qui lui aura, finalement, trop coûté.

Transition

Dans Breaking Bad, ce paradoxe est mis en scène à de nombreuses reprises, et tous les personnages qui ont quelque chose à gagner dans le commerce de la méthamphétamine, mais aussi dans les activités plus légales, se trouvent à un moment où à un autre contraints de se demander pourquoi ils ne se contentent pas de ce qu’ils ont gagné. Et on voit à quel point la recherche de la maîtrise économique de sa propre vie peut conduire à perdre, en fait, tout contrôle sur celle-ci, et à devenir esclave de l’argent lui-même. Mais Walter White échappe à cette spirale, car tout en découvrant la puissance économique de la vente de drogue, sa vie va s’enrichir sur d’autres plans, qui vont dépasser l’appât du gain lui-même.

2 – Devenir « comme maître et possesseur de la nature »

A – Le Maître, et l’esclave

Si on veut être honnête avec Walter White, on doit dire qu’en réalité, il fait ce qu’il peut. Or il ne sait en réalité faire qu’une seule chose : des opérations chimiques. C’est ce qu’il est dans le fond : chimiste. Il l’est, mais personne n’y fait attention, pas même, évidemment, ses élèves qui semblent s’ennuyer profondément pendant

ses cours. Quand il concocte sa première fournée de drogue, c’est en chimiste qu’il le fait et c’est pour cette raison qu’il a besoin de s’associer avec un ancien élève, Jesse Pinkman, pour que celui-ci fasse ce qu’il sait faire : vendre. Ce faisant, sans le savoir, White reproduit une ancienne distribution des rôles, telle qu’on la connaissait dans l’antiquité : le citoyen libre œuvre, pendant que l’esclave fait du négoce. A Rome, cette distinction était si forte qu’elle donna les noms que nous utilisons encore aujourd’hui pour désigner ces deux activités : la situation des citoyens libres était appelée otium (qui donne en français moderne « oisiveté », un synonyme du mot « loisir »), et les esclaves étaient voués au nec-otium (la négation de l’otium), dont le prolongement linguistique est le « négoce », c’est-à-dire le commerce. Jesse Pinkman ne le sait pas mais, ce faisant, Walter White décide de hiérarchiser leurs activités : l’ancien élève ne fera ça que pour l’argent, alors que Walter White pourra prétendre l’avoir fait pour des raisons plus élevées : moralement, il est bon de sauver sa propre famille, et puis intellectuellement, il sera enfin reconnu à sa juste valeur.

B – Se faisant

On comprend donc que seuls les esclaves ne travaillent que pour l’argent. Les hommes libres, eux, poursuivent d’autres objectifs plus précieux à travers le travail, et c’est cette exploration à laquelle Breaking Bad invite à travers le cheminement de White. Dès les premières transactions, celui-ci va découvrir que les acheteurs sont capables de reconnaître la qualité de son produit. Evidemment, ça va permettre de faire monter les prix de la drogue qu’il fabrique, mais cette reconnaissance sera aussi pour lui une revanche sur sa propre histoire. En effet, à l’origine, son travail de chimiste lui avait permis de mettre au point un procédé technique dont il n’a jamais su profiter économiquement, préférant le prestige intellectuel de la découverte au gain que permettait la commercialisation de ce produit. Mais à cette époque, il s’était trompé : il n’y aurait en fait aucune reconnaissance, et son associé tirera, lui, une véritable fortune de sa découverte, le laissant de côté, pauvre professeur de chimie dans un lycée où personne ne le reconnaît pour son talent, génie jusque-là méconnu puisque son nom n’est encore attaché à aucune découverte.

C – Masterchef

Quand les premiers revendeurs testent la drogue dont il est l’auteur, la reconnaissance est immédiate, et l’ensemble de l’arc narratif de la série constituera une confirmation du talent hors-norme de Walter White. Ses plus fidèles admirateurs, même s’ils feront en sorte de venir travailler avec lui pour copier ses méthodes, ne lui arriveront pas à la cheville, parce que faire de la chimie, ce n’est pas seulement accomplir la bonne recette, c’est aussi être un maître dans sa discipline, celui que les autres suivent, celui qui sert de repère à ceux qui ont besoin d’un modèle. En fait, Walter White découvre ce que c’est qu’être un génie tel que Kant le définit : celui qui n’obéit pas aux règles en vigueur, mais dont le travail donne à tous ceux qui vont le suivre les règles qu’ils devront respecter. Ici aussi, White découvre le paradoxe lié à cette situation : être un tel maître, c’est susciter l’envie chez les autres, et courir le risque d’être un jour remplacé par celui qui aura appris par cœur à copier le maître. Finalement, ce sera Jesse Pinkman qui connaîtra ce sort. Mais Breaking Bad s’en tiendra à une stricte logique le concernant : oui, il fera la même drogue que White, mais parce qu’il n’est pas le génie originel, c’est en tant qu’esclave qu’il la produira. L’histoire ne retient que la version originale, pas les copies.

Transition

Il y a donc un gain plus essentiel que l’argent dans le travail, et c’est ce qui crève les yeux, mais dont la valeur marchande nous aveuglait : travailler, c’est toujours faire quelque chose, transformer. Il y a toujours, à la fin d’un véritable travail quelque chose qui est là, un produit qui n’aurait pas existé si un être humain ne s’était pas donné la peine de le faire. Walter White contemple tout autant la magnifique clarté et les splendides reflets bleus de ses cristaux de met’, qu’il prend plaisir à gagner de l’argent. L’argent, on le découvre peu à peu au fil des saisons, c’est accessible à n’importe qui. En revanche, faire ce qu’il fait, personne d’autre que lui n’en est capable. Et les premiers à le reconnaître sont ceux qui consomment la drogue qu’il prépare : eux non plus ne regardent pas à la dépense. Parce qu’elle est incroyablement pure, c’est celle-ci et pas une autre qu’ils veulent consommer, et bien au-delà de l’argent que ça lui procure, Walter White découvre la puissance qu’il y a à jouir de la jouissance qu’il procure à ceux qui se laissent envahir par la puissance psychotrope des substances dont il est le créateur. Reste que le produit n’est pas tout, il y a autre chose en jeu dans ce récit, qui correspond à ce que le travail, de façon générale, peut apporter de plus précieux. On va réaliser qu’au-delà de la drogue, c’est le travailleur lui-même qui se travaille.

3 – Un homme, un vrai

A – Sortir de l’impuissance

La réussite, ça vous change un homme. Walter White apparaît tout d’abord, comparé à son beau-frère, comme un looser. Pas assez viril, pas assez de répondant quand il s’agit de s’échanger des blagues entre mecs, pas assez de goût pour les bagnoles, pas assez capable d’assurer financièrement pour assurer à sa famille une vie confortable et sécurisée. Hank Schrader, le beau-frère, est policier, et pas n’importe lequel : il est agent des Stup’, la branche de la police qui enquête sur les trafics de drogue. On l’a déjà vu, les bagnoles sont des détails sérieux dans Breaking Bad : il roule dans un modèle flambant neuf de Jeep Commander. Sa sœur, parce que le couple White ne peut pas s’offrir mieux, se déplace dans une vieille Jeep Grand Wagoneer qui témoigne du manque de pouvoir économique du couple. Evidemment, si on compare un professeur de chimie et un enquêteur de la police criminelle, Walter White a peu de chances de briller, et c’est son beau-frère qui récupère tout le prestige, aux yeux même du propre fils de White, Walter Jr, dont le handicap psychomoteur est un des signes supplémentaires de l’absence de puissance manifeste qui règne dans la famille White. On comprend mieux, alors, ce qui se passe à l’issue des premières expériences de Walt dans le monde de la drogue. Sa femme elle-même s’en rend compte : alors qu’il est censé souffrir d’un cancer et des effets secondaires de la chimiothérapie, il est soudain pris d’une vigueur nouvelle, qui le rend très sûr de lui dans tous les domaines, autoritaire, et soudainement très dominateur, sexuellement parlant. Or ce regain d’énergie est directement lié à son nouveau travail : parce qu’il maîtrise enfin ce qu’il fait, il prend de l’assurance ; parce qu’il se reconnaît dans la métamphétamine qu’il crée, il sait enfin ce dont il est capable, et qui il est.

B – Heisenberg

C’est sans doute là le point crucial, qui montre que Vince Gilligan, le show-runner de Breaking Bad, sait très précisément ce qu’il fait quand il construit les cinq saisons du portrait de ce modeste chimiste : en travaillant, Walter White se travaille lui-même. Il fait de lui un homme nouveau, quelqu’un de tellement méconnaissable que sa famille elle-même finira par ne plus très bien savoir qui il est. Si on veut s’en convaincre, il faut se souvenir que, pour les besoins de la discrétion dont il a besoin pour travailler sans éveiller les soupçons, il s’est créé un pseudonyme, Heisenberg, qui n’est pas choisi par hasard puisque c’est le nom d’un des plus importants physiciens du XXème siècle, fondateur de la mécanique quantique. Tout ce qu’il y a à gagner à travailler tient dans le titre du septième épisode de la saison 5 : Say my name. On y voit Walter White mener une transaction avec un réseau de distribution de drogue. Or cette négociation tourne finalement, autour d’autre chose qu’une somme d’argent : White cherche autre chose, qu’il veut obtenir de ses futurs clients : qu’ils l’appellent pas son nom, c’est-à-dire ce nom qu’ils connaissent : Heisenberg. Ce moment précis est une nouvelle naissance pour lui, l’instant où sa transformation en un autre homme s’achève, puisque les autres l’appellent ainsi. C’est un nouveau baptême, et pour ainsi dire une nouvelle vie. Ce n’est plus avec Walter White que le monde fait affaire, c’est avec Heisenberg, qui est à lui-même sa propre œuvre, mélange de chimiste et de tueur. Ce faisant, Heisenberg devient un héros hégelien. Souvenons-nous que la Dialectique du Maître et de l’Esclave s’ouvre sur une question de vie ou de mort : pour maîtriser, il faut accepter la possibilité de la mort, c’est-à-dire être capable de mettre à mort, mais aussi être ouvert à la possibilité de sa propre disparition. Walter White fera ce chemin avant de devenir Heisenberg. Il ne fait tout ceci que parce qu’il va mourir, et qu’il l’accepte pleinement. Il en tire même toutes les conséquences. Cette proximité avec la mort va aussi lui donner cette force particulière que réclame le fait de tuer d’autres hommes pour sauver son art, et lui permettre de donner vie à cette version transfigurée de lui-même qu’est Heisenberg, ce double maléfique qui s’est construit sur les bases de Walt mourrant, (d’un blanc cadavérique, comme son nom l’indique). Tout le contraire de Jesse, qui commence la série en ayant bonne mine (il a le teint rosé, comme l’indique son nom), et l’achève livide, vidé de ses propres forces, déshumanisé par un traitement véritablement esclavagiste, parce qu’il n’aura jamais réussi à être l’auteur de son propre être. Walter White aura eu une vie de victime, Heisenberg sera, lui, un self-made man. Si Walt n’était qu’un homme, Heisenberg a, lui, tout du surhomme.

C – L’argent n’est en somme qu’une mauvaise excuse

Ainsi, on cerne à quel point nous sommes loin, dans cette fiction, d’une vulgaire quête d’argent, quand bien même l’argent sera, tout au long de la série, le prétexte que se donnera White pour poursuivre ses activités. Il doit dire à son entourage qu’il le fait pour l’argent, parce que sinon ils ne comprendraient pas pourquoi il se donne tant de peine. Ce qu’il ne peut pas leur dire, c’est qu’il travaille réellement pour devenir celui qu’auparavant sa famille l’empêchait de devenir. Il ne s’agit pas pour lui d’avoir davantage grâce à son travail, mais d’être ce que jusque-là il n’avait jamais été ; vivant. Ce faisant, Breaking Bad est un tableau des différentes dimensions de ce qu’est, pour tout être humain, le travail. Oui, bien sûr, ceux qui n’ont pas d’autres raisons de se lever le matin pour aller bosser, le feront pour l’argent. Mais ils se noieront dans ce travail et disparaîtront le jour où ils le perdront. Les autres, en travaillant, savent ce qu’ils font : ils découvrent en agissant qu’ils sont cette personne qui est capable de faire ce qu’elle fait, ils prennent dès lors des distances avec eux-mêmes et avec le monde qui les avait faits tels qu’ils étaient. En d’autres mots, ils se reprennent en main. C’est là la véritable définition du travail, celle qui permet de concevoir cette activité non pas comme une condamnation, mais au contraire comme ce mouvement de libération par lequel on va à la rencontre de soi-même. Ce faisant, c’est l’ensemble de la série que le spectateur reconnaît comme une drogue géniale qui s’immisce, épisode après épisode, dans son esprit pour le transformer, mais aussi pour faire de son auteur, Vince Gilligan, un homme qu’il n’était pas jusque-là. Toute œuvre d’art est une métaphore de l’art lui-même.

Conclusion

On mesure donc à quel point les réponses les plus spontanées sont celles qu’on donne quand on n’a pas eu le temps d’en penser d’autres. Se demander ce qu’il y a à gagner à travailler, c’est mettre le doigt sur le fait que la plupart des hommes travaillent mal, parce qu’ils n’envisagent pas correctement ce qu’il y a à gagner à le faire. Tant qu’ils le font pour de l’argent, ils perdent ce qu’ils croient gagner, et ils se perdent par la même occasion. Il suffit de se demander ce que, pour rien au monde, on refuserait de ne plus faire, quand bien même on doive le faire sans y gagner le moindre centime, pour réaliser quel est le véritable gain du travail. Ceux qui ne feraient rien sans une contrepartie négociée d’avance, correspondent à ce qui définit essentiellement l’esclave. Les autres, on l’a vu, savent ce que c’est que travailler.


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