Se croire tout permis

In Alain, Auteurs, Droit, Etudes de textes, Justice, Liberté, Notions, Pouvoir, Sujets, Sujets traités
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Je vais mettre en ligne quelques traitements possibles de sujets, ceux qui ont été donnés à Pondichéry, mais aussi quelques autres, que nous avions proposés lors du « bac blanc ». 
Premier d’entre eux, un texte d’Alain, sur la notion de « droit ». Le texte était proposé aux filières technologiques, assorti des questions qui permettent de rédiger l’explication. Le traitement proposé fait, comme la consigne l’indique, abstraction des questions au sens où elles ne sont pas mentionnées. En revanche, l’explication suit l’ordre des questions, au sens où il y a une introduction, un développement structuré selon la démarche logique du texte, et un point final cernant la distinction essentielle qui fonde la thèse de l’auteur. En fait, on demande exactement la même chose en filière générale, malgré l’absence de questions pour guider la démarche. 

“Il n’y a pas de droit sans limites ; cela n’est pas possible, à moins que l’on se place dans l’état de liberté ou de guerre, où l’on peut bien dire que l’on se donne tous les droits, mais où, aussi, l’on ne possède que ceux que l’on peut maintenir par sa propre force. Mais dès que l’on fait société avec d’autres, les droits des uns et des autres forment un système équilibré ; il n’est pas dit du tout que tous auront tous les droits possibles ; il est dit seulement que tous auront les mêmes droits ; et c’est cette égalité des droits qui est sans doute la forme de la justice ; car les circonstances ne permettent jamais d’établir un droit tout à fait sans restriction ; par exemple il n’est pas dit qu’on ne barrera pas une rue dans l’intérêt commun ; la justice exige seulement que la rue soit barrée aux mêmes conditions pour tout le monde. Donc je conçois bien que l’on revendique comme citoyen, et avec toute l’énergie que l’on voudra y mettre, un droit dont on voit que les autres citoyens ont la jouissance. Mais vouloir un droit sans limites, cela sonne mal.”

Alain – Propos d’un normand

Prendre des libertés, c’est s’arroger un droit qu’on n’a pas. La question du droit est intimement liée à celle de la liberté, bien qu’on pense spontanément que les deux concepts s’opposent l’un à l’autre. Comme on identifie le droit à un ensemble de lois constituant autant d’interdits, on est facilement convaincu que le droit restreint inévitablement la liberté. C’est ainsi que chaque homme le vit face aux lois qui lui semblent d’importance secondaire, celles qu’on se permet de ne pas observer.

Dès lors, la première phrase d’Alain, dans cet extrait de ses Propos d’un normand, peut étonner, puisqu’il affirme d’emblée que le concept même de droit implique celui de limite. On peut considérer que c’est là la thèse de ce texte, puisque tout ce qui suit sera mis en service de cette affirmation, y compris la nuance qu’il effectue tout d’abord, reconnaissant qu’en situation d’anarchie, ou de guerre, il puisse exister une forme de droit qu’on se donne à soi-même sans limites. Mais, et c’est le deuxième mouvement de la démarche d’Alain, on doit faire une objection à cette conception du droit : c’est un droit solitaire, autarcique même, qui n’autorise pas la vie en société, et qui n’est pas autorisé par celle-ci non plus, parce que tout le monde ne peut pas le revendiquer simultanément et également. Le droit qu’on se donne n’est pas conforme à la justice. Or l’égalité suppose une régulation, qui est aussi une limitation; ce qui importe alors, c’est que ces limites soient les mêmes pour tous. Ainsi, Alain peut montrer en conclusion que la revendication d’un droit sans limite n’aurait pas de sens (d’ailleurs, auprès de quelle autorité revendiquer une tel droit ?), alors qu’il est cohérent de lutter pour se voir reconnu un droit auquel les autres ont déjà accédé.

 

C’est donc en évoquant l’idée d’un état de liberté et de guerre qu’Alain explore ce que serait un droit sans limite. Laissons un instant la guerre de côté, et intéressons-nous à cette notion : l’état de liberté. L’expression fait penser à une situation dénuée d’entraves, qu’on pourrait définir comme une anarchie. Si on prend l’expression en ce sens, on comprend qu’il s’agit non pas d’une liberté instituée, puisque l’anarchie s’oppose aux institutions, mais d’une simple situation de liberté, c’est à dire un état dans lequel on est quand rien ne vient s’opposer à la volonté. Il y a des moments où on peut se sentir tout puissant. Rien ne semble nous résister, on a, comme on dit, la baraka..Si un tel état pouvait durer perpétuellement, il serait non seulement un état de liberté, mais aussi un état de bonheur. Cependant, ne serait-ce que dans la mesure où on ne vit pas seul, et puisque les autres constituent une contrainte, au sens où ils sont ce qui nous enpêche de faire tout ce qu’on veut, autrui étant souvent celui qui veut ce que je veux aussi, les libertés que je prends sont en partie celles que je ne laisse pas aux autres. Et s’accorder des droits ne nécessite pas d’être soucieux de ceux des autres. Une société dont chacun des individus ne serait motivé que par l’extension de ses propres droits serait une société qui vivrait dans un climat de guerre permanent, semblable à ce que Thomas Hobbes, au dix-septième siècle, appelle la “guerre de tous contre tous”. Or, qu’est ce que cette guerre ? La compétition dans laquelle, d’après Hobbes,  sont, les hommes naturellement, tant et si bien qu’en l’absence de lois, il faut considérer que “l’homme est un loup pour l’homme”. On comprend dès lors le lien qu’il y a entre l’état de liberté et l’état de guerre.
Dès lors, les droits qu’on s’accorde soi-même n’ont d’existence que tant qu’on peut les protéger par soi-même. On trouve là l’origine de l’expression populaire “assurer”. Quelqu’un “assure” quand il est capable de se débrouiller seul pour protéger ses biens. Le droit naturel est donc le privilège des plus forts. On peut expliquer cela en montrant quelles distinction peut être établie entre possession et propriété : on possède ce sur quoi on met la main. On devine que les premiers hommes ne connaissaient que ce mode d’appropriation : saisir quelque chose et le conserver en main, c’est le posséder. Mais si quelqu’un de plus fort  me le prend, je n’ai aucune autorité et aucun moyen me permettant de réclamer mon dû. Dans la sphère de l’état de liberté, rien n’est jamais acquis, car on n’est jamais reconnu pleinement comme le propriétaire de ses biens. Seuls les plus forts peuvent se le permettre. Et la force est un état éphémère.

 

Ce qui permet d’instituer la propriété, c’est le passage d’un droit qui est saisi par celui qui peut se le permettre, indépendamment des autres et parfois contre eux, à une situation concertée, dans laquelle le droit est défini en commun. Pas par les plus puissants, mais par tous. Alain ne le dit pas explicitement ici, mais on peut le deviner : si chacun reconnaît le droit de chaque autre, et ce indépendamment de la force des uns et des autres, c’est qu’un contrat est signé par tous ceux qui participent à cet accord. Et ce contrat suppose qu’aucun ne cède à la tentation de s’accorder plus de droits qu’il n’en reconnaît aux autres. Celui à qui il fait référence ici, c’est Rousseau qui, dans son Contrat social, énonçait ainsi cet accord : “ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle, qui n’a de bornes que les forces de l’individu, de la liberté civile, qui est limitée par la volonté générale; et la possession, qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété, qui ne peut être fondée que sur un titre positif.” La liberté naturelle est donc par essence inégalitaire. Ceux qui se l’approprient, quand ils vivent en société, le font aux dépens des autres, en les dominant ou en instaurant un climat de guerre. C’est le cas du bandit du film de John Ford, L’homme qui tua Liberty Valance. C’est aussi la cas de Negan, dans la série The walking dead : tous deux prétendent faire ce qu’ils veulent en faisant la loi, ne reconnaissant aucune autre autorité. La pérennité de leur droit naturel à disposer de tout et de tous réclamerait la reconnaissance, égale, du droit des autres. Mais pour ça, il faut passer de l’état de liberté à l’Etat de droit, c’est à dire à la reconnaissance mutuelle, garantie par les institutions, d’un droit accordé à tous de façon strictement semblable. Or, précisément, l’instauration d’un tel Droit impliquera que personne, pas même le plus fort, puisse disposer de tous et de tout, puisqu’un tel droit ne pourrait être réciproque. On ne saurait donc prétendre avoir tous les droits, puisqu’aucune institution commune ne pourrait, de façon juste, garantir une telle situation.

 

Toute instauration de l’inégale est caractérisée par l’injustice, même quand elle est vivable. Après tout, l’esclavage, c’est vivable, dans la mesure où le maître n’a aucun intérêt à ce que ses esclaves meurent. C’est vivable mais injuste, car c’est inégalitaire, les uns et les autres ne se voyant pas reconnaître les mêmes droits. Il en va de même pour la féodalité, qui ne permet pas d’égalité entre le seigneur et ses sujets. A strictement parler, il n’y a pas d’Etat de droit si l’Etat lui-même ne s’impose pas d’obéir aux lois et s’accorde des droits que n’ont pas les citoyens. Si un citoyen s’arroge des droits qu’il ne reconnaît pas aux autres, si plusieurs citoyens le font, ou si l’Etat le fait, la situation est essentiellement injuste. Inversement, la justice est donc caractérisée par l’égalité de tous, non pas en fait, mais en droit. Et c’est pour cela que la Déclaration universelle des Droits de l’Homme affirme que “les hommes naissent libres et égaux”, non pas en fait, mais en droits. Une telle égalité est, comme l’écrit Alain, ce à quoi on reconnaît la justice, c’est sa forme.

Ainsi, la justice ne consiste pas dans le fait de garantir au citoyen tous les droits. Car un tel projet consisterait à ne pas garantir à tous les mêmes droits. Par exemple, si certains voulaient revendiquer un droit à être riche (c’est à dire, la richesse étant une valeur relative, un droit à être plus riche que les autres), il est évident que l’Etat ne pourrait le leur garantir qu’à condition de leur garantir aussi que d’autres demeureront pauvres, ou du moins plus pauvres qu’eux. Ce serait un droit inégalitaire. On comprend alors que, soit la richesse demeure un bienfait acquis par soi-même, que l’Etat ne peut pas, justement, valider et protéger, soit l’Etat, pour assurer un minimum de cohésion sociale, doit définir des règles instaurant un souci universel pour le bien-être économique de chacun. Sinon, sur le terrain économique, on risque de voir se développer un état, une situation de guerre de chacun contre chacun, dans laquelle la liberté de s’enrichir des uns se fera au prix de l’appauvrissement des autres.

L’exemple choisi par Alain est parlant : on peut imaginer que, pour organiser une fête,on décide de barrer une rue. C’est bien, alors, une restriction de la liberté de circuler. Et on comprend bien que si on prend cette décision, c’est pour permettre une autre liberté (festoyer). Mais pour que la décision soit juste, il faut que l’interdit soit identique pour tous, et qu’il n’y ait donc pas de “passe-droit”, puisque le droit, quand il est commun, est précisément ce qui ne s’outrepasse pas. On pourrait ajouter, pour que l’exemple soit tout à fait complet, qu’il faut aussi que la raison pour laquelle on barre la rue soit bénéfique à tous. Si la rue est un espace public, alors l’interdiction d’y circuler ne peut être établie pour que seuls certains citoyens puissent participer à la fête. La responsabilité de l’Etat, c’est précisément de garantir que ce qui est commun ne soit pas accaparé par quelques uns. C’est d’ailleurs ainsi qu’on peut, pour commencer, définir ce qu’est la République : la garantie que le bien commun demeure bel et bien commun.

 

Alors, on peut comprendre la fin du texte, qui n’est rien d’autre que la conséquence de ce qui précède. Alain y établit les conditions dans lesquelles il est légitime de militer pour l’obtention de droits. En effet, l’action politique ne peut pas consister en la revendication, à l’infini, de nouveaux droits. Sinon, on favoriserait pour quelques uns des droits nouveaux qui ne pourraient pas être partagés par tous. Ca ne signifie pas qu’il ne faille pas accorder de nouveaux droits. Mais avant de les attribuer, le législateur doit se demander si ces droits seront universellement accordés, et s’ils ne favoriseront pas certains citoyens. L’Etat ne peut pas tout autoriser, parce que nous ne pouvons pas, collectivement, autoriser chacun à tout faire. Dès lors, le critère qui doit être prépondérant, c’est l’isonomie, c’est à dire l’exacte égalité de tous devant la loi, Une même loi pour tous, une même application de la loi pour tous, des droits identiques pour chacun. Alors, il est parfois légitime de revendiquer un droit qui, jusque là, n’existait pas (le droit d’accéder à Internet, par exemple, n’existait évidemment pas dans les années 80), mais cette légitimité n’est pas systématique. En revanche, la revendication de l’égalité des droits, elle, est toujours légitime, et c’est cette considération qui doit primer sur toutes les autres.

On pourrait simplement ajouter, pour compléter le propos d’Alain, que ce que la loi doit protéger, c’est l’égalité des droits. C’est à dire qu’il est possible qu’elle instaure parfois une inégalité de traitement, afin d’assurer un droit semblable. Par exemple, certains élèves, pour diverses raisons, ont besoin de davantage de temps que les autres pour réaliser les épreuves des examens. Afin de leur garantir une égalité en terme de droit à la réussite, l’Etat leur donne plus de temps qu’aux autres candidats pour passer les épreuves. Ce principe, qui consiste en une inégalité de moyens mise au service de l’égalisation du droit, s’appelle l’équité, et il permet de saisir que, parfois, pour garantir un droit qui soit commun, il soit nécessaire d’écrire, ou d’appliquer la loi de façon différenciée.

 

On comprend alors qu’un droit sans limite n’est un droit que dans la mesure où celui-ci est une autorisation unilatérale qu’on se donne à soi-même de faire ce qu’on interdira aux autres. Ainsi, le voleur peut se convaincre lui-même que ce qu’il fait va dans le sens de son bon droit. Mais en réalité, lui même n’autoriserait pas les autres à le voler. Il en va de même du tricheur, ou du menteur; il y a toute une gamme de libertés qu’on prend parce qu’on présuppose que les autres ne le feront pas. Tant qu’il s’agit d’initiatives personnelles qui ne lèsent pas les autres, on peut imaginer que la législation laisse la possibilité d’être inventif et d’acquérir ce que les autres n’auront pas. Mais s’il s’agit de s’arroger un droit pour, immédiatement ensuite, refuser ce même droit aux autres, alors c’est une attitude qui n’est pas conforme au droit entendu en un sens politique.
En effet, les droits ne peuvent pas être reconnus comme illimités. S’ils l’étaient, il faudrait qu’ils le soient pour tous, ce qui n’est pas possible. Callicles, dans le Gorgias de Platon, fait mine de ne  pas voir que la domination par les plus forts dont il se fait l’avocat est en réalité une guerre de tous contre tous, puisque personne n’est assuré de demeurer indéfiniment le plus fort et que la vie en commun consisterait à guetter le moment de faiblesse des autres pour s’accaparer ce qu’eux-mêmes s’étaient jusque là approprié. Tant qu’on n’établit pas un droit commun à la propriété, et une protection de ce principe par une mise en commun du recours à la force, alors les plus faibles ne posséderont rien, et ils ne seront pas même en possession de leur propre personne. Tant que le droit n’assure pas l’inaliénabilité de la personne humaine, alors les plus puissants s’arrogeront le droit de prendre possession d’autres êtres humains, en remettant en question leur droit même à être reconnus comme pleinement humains.

 

C’est là l’intérêt de la réflexion d’Alain dans ce texte ; on y comprend la différence qu’il y a entre les droits, c’est à dire la simple possibilité de faire quelque chose, l’absence d’entraves à l’action de chacun, et le Droit, c’est à dire l’institution garantissant que l’action des uns n’interdise pas aux autres d’agir librement. Or chacun comprend bien que dès que certains abusent de leur pouvoir d’agir, il est nécessaire que la communauté se réunisse et institue des règles qui assureront à chacun une latitude d’action qui soit semblable. De quel droit s’arrogerait-on tous les droit ? En fait, il n’y a aucun droit commun, civil, qui puisse permettre à qui que ce soit de se les arroger tous. Il n’y a aucune liberté civile qui légitime qui que ce soit à prendre toutes les libertés. Personne ne peut légitimement se croire tout permis.

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