La récente série Chernobyl,réalisée par Johan Renck revient sur la catastrophe qui eut lieu en 1986 dans cette centrale nucléaire d’Ukraine. Si elle ne fut pas la première fusion d’un cœur nucléaire dans l’histoire (en 1976, la centrale américaine de Three Mile Island connut le même problème), le fait que cette fusion se fasse à l’air libre, le réacteur tout entier ayant explosé, n’avait en revanche connu aucun précédent.
La série est passionnante par bien des aspects, entre autres parce que pendant un long moment, un trop long moment, on peut y observer la confrontation entre la théorie et les faits. En effet, théoriquement, le cœur de ce type de réacteur nucléaire ne peut pas exploser, et c’est une des raisons pour lesquelles les ingénieurs qui ont en charge l’exploitation de cette centrale refusent catégoriquement de voir que, pourtant, une telle explosion a eu lieu. Ils ont beau voir des composants, qui ne peuvent se trouver qu’au sein du coeur du réacteur, dispersés aux alentours, dont d’énormes morceaux du graphite qui compose les tubes dans lesquels sont insérés les barres d’uranium, leur esprit prend le dessus, et en quelque sorte, ils n’en croient littéralement pas leurs yeux. Ce qu’on voit alors à l’oeuvre est assez proche de ce que Gaston Bachelard appelait un « obstacle épistémologique », c’est à dire une résistance, dans l’esprit de celui qui veut rechercher la vérité, à cette recherche même. Et l’une des raisons pour lesquelles un tel obstacle peut se dresser devant l’esprit, ce n’est pas l’ignorance, mais au contraire les connaissances déjà installées, qui présupposent par avance une réponse aux questions qu’on se pose, et empêchent d’émettre d’autres hypothèses. Mais sur ce point, ceux qu’un tel phénomène intéressent peuvent aussi se tourner vers la série Dr House, puisque l’écrasante majorité des épisodes fonctionne selon un processus assez semblable.
Un autre des intérêts de cette série, c’est qu’elle permet, par la lente puissance de sa mise en scène, de réaliser, au sens propre, la gravité du processus physique à l’oeuvre, dans la centrale, dans ses environs immédiats, dont la ville de Pripiat, située à 3km, dans ce qui deviendra une zone interdite, et plus largement, sur tous les territoires survolés par le nuage chargé de particules radioactives, c’est à dire une majeure partie de l’Europe. A strictement parler, pour le dire comme l’a pensé Gunther Anders, philosophe allemand qui, après la seconde guerre mondiale fit de la question nucléaire le cœur de sa pensée, cette technique spécifique a pour caractéristique que l’homme ne peut pas prendre la mesure des conséquences de ce qu’il met en oeuvre. Il peut chiffrer les phénomènes qu’il engage, évidemment, mais ces quantités ne correspondent à aucune représentation parlante. Pour le dire autrement, l’énergie nucléaire, qu’elle soit dédiée à un usage militaire ou civil produit des effets dont nous n’avons pas d’image possible, tant une telle image dépasse notre champ de vision. Techniquement, ce genre de phénomène se situe à une échelle qui dépasse tout à fait l’être humain.
Aussi, l’intérêt de la série, c’est de multiplier les angles, à défaut de montrer le phénomène dans toute son ampleur. Et c’est sans doute là sa plus grande réussite. Elle parvient à mettre en évidence à quel point les radiations s’immiscent partout, à travers tous les matériaux dont on pourrait penser qu’ils les arrêteront, comment elles se transmettent de corps en corps, comment il est impossible de laver un corps qu’elles ont rencontré, comment cette menace se situe à la frontière du matériel et de l’immatériel.
Avant Chernobyl, d’autres oeuvres ont tenté de figurer la dangerosité de cette énergie. Parmi celles-ci, un livre, étonnant, de John d’Agata, Yucca Mountain, qui s’installe aux abords d’une montagne proche de Las Vegas, censée devenir un centre d’enfouissement de déchets nucléaires. John d’Agata mène autour de ce projet une véritable enquête littéraire, essayant d’embrasser les multiples aspects et conséquences d’une telle entreprise. Dans le chapitre intitulé Où ? il s’inquiète du fait que les risques soient toujours envisagés selon leur probabilité, et non selon leur possibilité. La différence entre ces approches, c’est que dans la première, le postulat, c’est que le pire n’arrivera pas. Dans la seconde, on ne spécule plus : on considère que ce qui peut arriver… peut arriver. Après tout, l’univers tout entier, et chaque phénomène qui s’y déploie, ne sont qu’un ensemble de concours de circonstances. Rappelons-le, ce qui s’est passé à Tchernobyl, en termes de probabilités, ne devait pas arriver. En revanche, la question de sa possibilité ne se pose plus, puisqu’il a eu lieu. Le monde est un fait accompli.
John d’Agata ne s’intéresse pas au scénario qui impliquerait une défaillance dans une centrale nucléaire. Il imagine « simplement » qu’un convoi de déchets nucléaires, traversant les tentaculaires échangeurs d’autoroute de Las Vegas, ait un accident ayant pour conséquence la dispersion du plutonium. Et il commence par les chiffres. Dans une agglomération à forte densité d’habitants comme Las Vegas, elle « toucherait 700 000 personnes à l’intérieur d’une zone de 44 km2 . Les dégâts s’élèveraient à 189 milliards de dollars. » Mais ça, ce sont les chiffres. Et il en va de ceux-ci comme de ceux qui sont évoqués à propos des victimes de Hiroshima ou de Tchernobyl : ils sont théoriques, et dépassent l’entendement. Nous ne pouvons pas nous les figurer.
Deux pages plus loin, John d’Agata entreprend d’envisager le problème sous un autre angle. Il change radicalement de focale, et délaisse le macrocosmique, pour détailler ce qu’une telle catastrophe supposerait. Il dresse alors un inventaire :
Dans ce cas, il faudrait retirer, nettoyer, étiqueter et entreposer pour une période indéfinie chaque poutrelle métallique des rampes qui longent le spaghetti bowl.
John D’Agata; Yucca Mountain, 2010
Il faudrait enlever la totalité du revêtement en bitume noir.
Chaque panneau vert réfléchissant.
Chaque boulon relié aux panneaux sur les bas-côtés du spaghetti-bowl.
Chaque écrou vissé dans les boulons.
Chaque rondelle s’intercalant entre eux.
Chaque lampadaire, chaque ampoule et chaque poteau.
Tous les trottoirs et bordures en béton.
Chaque distributeur de journaux.
Chaque petite annonce de call-girl.
Tous les morceaux de chewing-gum, les chewing-gums écrasés, les crachats humides, les crachats secs, et les crachats disparus depuis longtemps. Tous les mégots de cigarette, les bris de verre, les mares de vomi, l’urine et la merde.
Chaque brin d’herbe au pied des poteaux indicateurs du Strip.
Et de fait, chaque hôtel.
Tous les pavillons avec leur pelouse, les lagunes lumineuses, les portes-cochères et les avenues. Tous les supports en bois lourds avec les petits crochets en cuivrent où s’accrochent les tickets de parking.
Les barres de seuil sur les moquettes des escaliers intérieurs et extérieurs.
Les charnières de porte, le verre des vitres, les traces des mains qui les ont touchées.
Les petits lustres dans le foyer.
Les grands lustres dans le couloir.
Les vases des fleurs désormais fanées devant les fenêtres RÉCEPTION-ACCUEIL. Les cendriers gravés avec le logo de l’hôtel, les calepins marqués du logo de l’hôtel, le sable sur le plateau posé sur le couvercle de la poubelle imprimée avec le logo de l’hôtel.
Le bouton blanc UP sur la porte de l’ascenseur. Le bouton de fermeture des portes sur la porte intérieures. Dans le monte-charge, l’inscription en caractères noirs CERTIFICAT DE CONTRÔLE TECHNIQUE DISPONIBLE AU BUREAU.
Là où s’arrête l’ascenseur dans le hall, la table ancienne avec le plateau en marbre blanc.
Le miroir à dorures derrière.
Les chaises alignées à chaque étage dans le couloir, les appliques suspendues à chaque étage dans le couloir, les numéros de chambres collés à côté des portes de chaque chambre, les interrupteurs à l’intérieur des chambres, les serviettes blanches empilées, les bonnets de douche, les petits nécessaires de couture, les limes à ongles, les boules de coton, les chamois à chaussures, les cotons tiges et l’assortiment de bouteilles de shampooing.
Tous les shampooings démêlants.
Toutes les lotions pour le corps, les gels douche, les savons surgras importés, les eaux de toilette, les mouchoirs, les tapis de bain, les sèche-cheveux, les fers à repasser, les toilettes, les lavabos et les carreaux des salles de bains.
Les 1987 pages de l’annuaire de la ville de Las Vegas. Les 117 millions de pages de tous les annuaires des hôtels. Les 928 milliards de pages des annuaires de toutes les tables de nuit de toutes les chambres de tous les hôtels de la ville devraient être détruites.
Ce qui signifie : « Action démolition », « Démolition Amigos », « Budget démolition », « Démolisseurs réunis », « Nettoyage démolition Vegas », « Service Déblayage Nede », « Terrassement Roland », « Inter-Déconstruction », « Centre de reconstruction », « La nature remodelée », et COMME VOUS LES STARS, LES ATHLÈTES CÉLÈBRES ET QUELQUES PERSONNES TRIÉES SUR LE VOLET ONT CHOISI LE DR. JULIO GARCIA, LE SEUL CHIRURGIEN ESTHÉTIQUE DE LA VILLE DE LAS VEGAS DIPLÔMÉ D’ART PLASTIQUE, « Remise en forme », « Changer de corps », l' »Institut international du maquillage permanent », « Institut de beauté Vegas », « Institut de chirurgie plastique », « Institut de chirurgie réparatrice », LE SEUL INSTITUT PRIVÉ DE LA VILLE DE LAS VEGAS SPÉCIALISÉ DANS TOUS LES TYPES D’INTERVENTION ESTHÉTIQUE et RETROUVEZ UN VISAGE SUBLIME et RETROUVEZ UN CORPS PARFAIT et RETROUVEZ DE BEAUX SEINS avec LE JOUR MÊME ET SUR RENDEZ-VOUS LE SOIR ET LE WEEK-END et STOP NE CHERCHEZ PLUS JE SUIS UNE JEUNE FILLE SVELTE ET MENUE et JE NE SUIS PAS UNE AGENCE D’ESCORTES? et « Brandy » ANNONCE PRIVÉE et « Aimee » ESCORTE INDÉPENDANTE et « trevor » ESCORTE INDÉPENDANTE et « Debbi et Dan » DOUBLEZ VOTRE MISS et CARL OU CARLA ? et DEUX DANSEUSES EXOTIQUES POUR LE PRIX D’UNE, et DANSEUSES DISCOUNT et ON SE DÉPLACE CHEZ TOI et A CHAQUE DANSEUSE BLONDE COMMANDÉE UNE DANSEUSE BRUNE OFFERTE et ADOLESCENTES MUTISERVICES et FILLES DE HAUT EN BAS et GARÇONS CLANDESTINS et FILLES DU TIERS-MONDE ET MÈRES MURES ET MARIÉES et EN PRISON AVEC IVANA et MINETS PEU LICITES et LYCÉENNES MULÂTRES et SORTIE DE L’ECOLE et JUSTE POUR S’AMUSER et tous les rideaux, tous les édredons, tous les chips, bretzels, noix de cajou, guimauves, jus de légumes, écran total, vodka, mélange noix-raisins, jeux de cartes, sorties de bain en éponge avec le logo de l’hôtel, kits hygiène de bain HERMÉTIQUEMENT FERMÉS, un exemplaire de Showbiz sur toutes les tables de nuit.
Après les chambres, les suites.
Et après les suites, les salles de réception.
Et après les salles de réception, les salles de sport, les cuisines de nuit, les lingeries, les tableaux de distribution électrique, les futures réservation : vues sur la piscine, vues sur le parking, montagne à l’horizon ».
Ce genre de catastrophe ne peut être envisagé, si on est humain, que dans le détail, c’est à dire dans l’infinie multiplication de chaque élément de cet ensemble doublement théorique qu’est le monde. Théorique, parce que tout d’abord, du monde, nous ne faisons pas l’expérience, nous n’en éprouvons que les éléments, pas leur ensemble; ensuite parce que c’est d’un monde voué à disparaître qu’il s’agit, ce que nous n’arrivons pas à imaginer. Un monde irradié disparaît parce que les hommes doivent le déserter, et il n’a plus d’yeux pour le voir, ou alors on le rase, on l’enfouit, et on le remplace par un autre; une toute nouvelle matière, venue d’ailleurs, qui composera une strate nouvelle du monde sur l’absence de l’ancien, volatilisé dans chacun de ses éléments. Et il faut être méticuleux pour aligner, les uns à côté des autres, chacun des éléments de cet ensemble.
A Tchernobyl, ceux à qui on donna pour mission de se débarrasser du monde furent appelés « les liquidateurs ». Il abattirent chaque animal qui n’était pas déjà mort. Les sauvages comme les domestiques, ils quadrillèrent le paysage, scrupuleusement, dosimètre en main, pour récupérer chaque objet, chaque élément irradié. Ils noyèrent tout ça dans le béton. Ils balayèrent, au sens propre, le toit de la centrale couvert de blocs de graphite, poussant tout ça dans le coeur du réacteur béant qui leur crachait à la figure ses radiations. Ils éliminèrent tout ce qui pouvait l’être.
Puis ils moururent, et ce fut leur tour d’être enterrés dans des cercueils de plomb, qu’on coula dans le béton.