Vortex

In 24 fois la vérité par seconde, Bonus, Pialat Maurice
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L’un des premiers gestes de cinéastes de Maurice Pialat fût un court métrage, réalisé sous la forme d’un magnifique essai visuel, intitulé L’Amour existe [https://www.harrystaut.fr/2016/01/filmer-ou-faire-lamour/]. Les derniers mots du texte écrit par Pialat affirmaient qu' »un simple changement d’angle suffit« , ouvrant une perspective qu’on aurait pu croire, jusqu’à cet instant, a-nos-amours-28201_1impossible. Alors, trouant le désespoir, on se disait que oui, peut-être, l’amour pourrait exister, et qu’il consisterait en ce décalage, en ce mouvement circulaire qui consiste à contourner tout ce qui lui fait obstacle, et à le découvrir là où on ne le devinait même plus.

C’est de cela qu’il s’agit dans À nos amours. Un film traversé au-delà de l’apnée; en asphyxie. Seules quelques trouées d’air permettent de ne pas étouffer tout à fait, mais ce ne sont que des parenthèses, des moments de regard pur, au cours desquels le mouvement semble se suspendre, le temps d’une averse dont on se protège dans un abribus. Un instant de grâce. L’amour ne peut y être deviné qu’à titre d’espoir, à la condition de regarder les mêmes êtres, les mêmes figures, selon un angle nouveau. Ce serait cela, faire exister l’amour, et ce serait ce à quoi le cinéma de Pialat, au-delà des apparences, nous inviterait.

A la sortie du film, Serge Daney réussit l’exploit de mettre des mots sur l’expérience particulière que constitue À nos amours. Son article choisit de regarder, à son tour, le film sous un angle imprévu, celui de la météorologie. Parce qu’au cinéma, finalement, tout n’est que question d’atmosphère.

« Pialat dans l’oeil du cyclone

Maurice Pialat, À nos amours.

Pialat a d’abord été peintre. À nos amours qui sort aujourd’hui est à la fois un portrait collectif, une scène de genre, une bataille, un nu. Mais Pialat est cinéaste aussi. Un des plus grands.

Les personnages n’ont pas de nom. Il y a le Père, la Mère, le Fils et la Fille. C’est « à leurs amours » que le film est dédié (il s’agit d’un toast funèbre). Le Père est fourreur boulevard Poissonnière. D’origine polonaise (juif?) mais il a oublié la tumblr_nascrprejA1tukmvso1_500langue. La fille s’appelle Suzanne, sèche déjà le lycée, fait un peu de théâtre (on ne badine pas avec l’amour), sort avec des amis de son âge. En fait, elle découche (elle a seize ans). Le Fils s’appelle Robert, il a du talent pour écrire. Suzanne aime Luc mais se refuse à lui. Pas aux autres. Le Père, un soir qu’elle est rentrée tard, lui annonce qu’il va les quitter. C’est ce qu’il fait. Le reste de la famille vit très mal l’absence du Père. La Mère se laisse aller, le Fils, pour prendre la place du Père, bat sa soeur qui « s’absente » de plus en plus. Tout le monde s’en veut. Tout le monde tape sur tout le monde.

Lasse, Suzanne décide elle-même d’aller en pension. Elle revoit Luc sans résultat. Va de mec en mec. Elle en rencontre un, plus doux que les autres. Il la demande en mariage. Elle l’épouse sans conviction. De son côté, le Frère s’infiltre dans le milieu littéraire par le biais d’un mariage pas net. Un jour de banquet, le Père revient ex abrupto et dit à chacun ses quatre vérités. Gçene et pétrification. La Mère le chasse. Suzanne s’en va à San Diego (USA) avec un homme qui n’est pas son mari. Seul le Père l’accompagne à l’aéroport. « J’irai te voir là-bas.  » Plan du Père dans le bus. Plan de Suzanne dans l’avion. Fin.

Une histoire simple qui n’affiche pas sa simplicité. Des personnages compliqués, mal dans leur peau, rivés ensemble, seuls. Alliances impossibles, fuite en avant, gravité. À nos amours est plus que le meilleur Pialat, son plus beau film depuis L’Enfance nue (1968), c’est le film à partir duquel il sera ridicule (et même obscène) de parler de Pialat comme du grand méconnu du cinéma français. A cause de l’ampleur du geste (Pialat-peintre), de la liberté de ton (Pialat-dialoguiste), de l’allégresse dans le nihilisme (Pialat-musicien), toutes choses qui font que s’il fallait lui trouver un ancêtre, ce serait du côté de Renoir. Rien moins.

Les films qui ne sont qu’un film de plus, nous les comparons à d’autres films qui leur ressemblent et c’est sans remords exagéré que nous distribuons bons ou mauvais points : on reste dans le cinéma. Les films qui, comme À nos amours, sont des films en plus, ceux que personne ne peut faire à la place de leur auteur (et la place est toujours intenable), ceux qui résultent d’une lutte avec le matériau-cinéma, il faut très vite inventer les métaphores hors cinéma dont nous avons besoin pour les décrire. Et Pialat, cette fois, nous le verrons sous l’angle de la dépression, de la perturbation, des hautes et basses pressions. Bref, de la météo.

L’espace perturbé

« Quelquefois – écrit un météorologue – la dépression atteint un chiffre si bas qu’elle fait ventouse, soulevant en spirales l’eau de la mer, le sable des continents, tandis que le vent de l’anticyclone qu’elle a attiré autour d’elle tourne avec une telle violence qu’il enlève le toit des maisons et fauche les arbres.  » Retenez bien ces mots : « dépression », « ventouse », spirale », « violence », « maison » : nous sommes chez Pialat, pris dans le mouvement qu’il imprime à ses films. Le cinéma, nous dit-on, c’est du mouvement. Mais quand on voit À nos amours, comment se contenter de ce truisme pâle ? Il y a toutes sortes de mouvements. Des danses et des transes. Ecoutez ceux qui ont travaillé avec Pialat. « L’ensemble des techniciens qui sont sur le plateau font partie de la scène », dit un technicien (Loiseleux, chef-op). « On a l’impression d’être en état de lévitation », dit une actrice (Huppert, pour Loulou). Entrons dans la transe.

Un cyclone (car c’est ce dont parlait le météorologiste) est un mouvement tournant. Comme tout cinéaste un peu conséquent, Pialat n’invente pas seulement des personnages et des péripéties (ce serait mesquin), il invente l’espace autour d’eux, entre eux. Invisible, mais très réel. Dans l’espace d’À nos amours, perturbé s’il en fut, les personnages, accélérés comme des particules, tournent les uns autour des autres et perdent le Nord. Ils sont comme des cosmonautes en apesanteur qui, quand bien même ils ne peuvent plus se supporter, ne pourraient plus jamais se le dire en face. Un rien les déporte, un rien les fait revenir. Ils se cognent avant de se parler, ils se séparent toujours trop tôt. Et cela, c’est la vie selon Pialat : ratage et griserie. On n’est jamais face à son destin (lorsqu’on prend conscience qu’on en a peut-être un, il est déjà scellé : passe ton bac d’abord), jamais face à l’objet de son désir (mais les substituts ont du charme), jamais face à celui à qui on parle (ou qu’on écoute), à qui on donne des coups (ou qui en reçoit). C’est très précis. Regardez Suzanne et son père, accoudés au coin de l’établi, regardez l’angle de leurs corps et de leurs regards : ensemble séparément. Regardez Suzanne au lit, au banquet, Suzanne battue. C’est la caméra qui dégage un espace au coeur de la mêlée : trop près des coups pour les voir partir, trop loin de l’émotion pour ne pas la voir finir. A cause de ce mouvement tournant.

Le cyclone est dans la langue aussi. Il y a des courants d’air froid dans la façon dont Pialat-acteur dit son texte. La voix est douce, le regard se désolidarise de la voix, la bouche fait une troisième chose qui est de dire des mots durs, faits pour blesser et qui blessent. Tout bascule en cours de phrase et les efforts pour « rattraper le coup » ne font que l’aggraver. C’est cela aussi qui est unique et bouleversant dans À nos amours, qui oblige à prendre les mots un à un, à les peser. Eux aussi sont pris dans l’espace perturbé du langage et de la communication.

Le cyclone choisit des corps, des matières, des couleurs, des mots, et il ne les lâche plus. Ce sont ses objets. Il n’en veut plus d’autres. Lorsqu’il intitulait l’un de ses films les plus célèbres Nous ne vieillirons pas ensemble, Pialat proférait un exorcisme. Ce qui a été uni un moment (des gens, des récits) ne peut pas se désunir facilement. Une famille, par exemple, ou un coupe, ou une équipe de tournage : enchaînés.  Pas par la fatalité mais parce qu’ils sont comme coagulés par le cyclone. C’est pourquoi il y a dans À nos amours, juste après la crise de nerfs, une accalmie, un détour par ce que notre météorologiste appellerait un « centre dépressionnaire ». C’est pourquoi il n’y a rien d’irréparable (parce qu’il n’y a rien à réparer ou que, comme dit Van Gogh, « la tristesse durera toujours »). L’être humain n’apure pas ses comptes mais recule les échéances. Pour sortir du cyclone, il faut de terribles décisions : un père indigne qui fout le camp, une fille délurée qui fait scandale. Et encore, A nos amours est le plus « optimiste » des films de Pialat : le Père et la Fille sortent du cercle, le Frère peut-être. Ne reste sur le carreau que la Mère.

« Entre-nous » et « chez-eux »

Le cyclone a une dernière particularité : il isole. Il coupe les échanges avec le reste du monde (du ciel). Ce en quoi Pialat est un des grands cinéastes de la famille (comme Ford) et du fantasme qui soutient toute famille : restons unis, même pour le pire. Il y a toujours un « entre-nous » qui s’oppose à un « chez-eux ». Et les deux ne se mélangent pas. C’est pourquoi on a pu voir en Pialat un peintre de la France profonde, un homme qui trace la limite entre ceux qu’il connait et les autres, dont il se méfie. Il n’y a pas de « dehors » dans ses films, juste quelqu’un qui veille sur la frontière : un père plus ou moins digne, un mari jaloux, un gardien cruel. Renoir, lui, pouvait s’enchanter des mélanges, faire entrer et sortir des intrus dans les sas du scénario. Et puis il rappelait « la règle du jeu » : on ne se mélange pas. Très français, Renoir. Et Pialat aussi, avec en plus un ressentiment éternel. C’est en quoi ses films témoignent magnifiquement de la façon dont la France s’imagine, vue du dehors : des classes sociales en forme de zoos et des familles dans les cages.

Enfin, le cyclone a un oeil. Une « éclaircie circulaire », une zone exagérément calme, tellement déprimée qu’elle ressemble à ce qu’elle n’est pas : la paix. En météo, cela dure entre une demi-heure et une heure. En cinéma-Pialat, il s’agit de quelques secondes, d’un répit au coeur de la tourmente. D’une paix inespérée. Et comme l’oeil du cyclone, lui aussi, se déplace, il n’est jamais là où l’attendait et toujours ailleurs : au milieu d’une phrase, d’une scène, d’un regard.

Habiter l’oeil du cyclone, c’est la façon dont Pialat essaie de garder le contrôle d’un film où, par ailleurs, il n’a pas craint de s’exposer en personne. Entrer dans cet oeil, c’est ce qui nous reste à faire. « 

(Libération, 16 novembre 1983)

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