C’est la guerre

Michael Walzer

Au fait, à quoi ça ressemble l’interprétation d’un texte philosophique comme on nous demande de la mettre en œuvre lors de l’épreuve d’humanités, littérature et philosophie ?

Bonne question, dans la mesure où, puisque nous sommes sur le terrain philosophique, on acceptera par avance qu’elle puisse ne pas avoir de réponse. Du moins a priori. Ca ne veut pas dire qu’on puisse faire n’importe quoi. C’est plutôt qu’on a une certaine latitude d’action, avec ce risque justement : il se pourrait bien qu’on fasse n’importe quoi. D’où la nécessité d’être méthodique, structuré, et de mener avant d’écrire quoi que ce soit sur sa copie, une analyse approfondie du texte qui permette de le comprendre et l’intégrer suffisamment pour pouvoir ensuite s’en faire le porte-parole, le guide, l’éclaireur.

Exemple ici avec ce texte de Michael Walzer, tiré de son ouvrage Guerres justes et injustes, publié en 1977. L’usage qu’il fait des concepts de guerre, d’agression et de crime est suffisamment particulier pour mériter une explication, et la question d’interprétation posée à son sujet permet justement de proposer un éclairage qui, sans être la redite du texte, en constitue plutôt le déploiement.

On s’est contenu dans ce qui suit à un développement relativement mesuré, pour ne pas donner le vertige à l’élève de terminale qui tomberait sur ce document, qui pourrait ressembler à un « corrigé ». Pourtant, le texte de Walzer laisse aujourd’hui songeur quand on l’applique à des formes de guerres plus équivoques, que sont les guerres économiques, environnementales, sociales ou aujourd’hui sanitaires. Quand un président dit à son peuple « nous sommes en guerre » contre une maladie, qu’est ce que ça signifie selon les concepts développés ici par Walser ? On aurait pu aller dans cette direction, et on aurait encore été dans l’interprétation du texte de Walzer. On pourra y songer une fois cette explication, plus classique et proche du texte, achevée :


L’agression est le nom que l’on donne à ce crime qu’est la guerre. Nous savons que c’est un crime grâce à notre expérience de la paix qu’il interrompt – il ne s’agit pas simplement de l’absence de combat, mais de la paix et de ses droits, de conditions de liberté et de sécurité qui ne peuvent exister qu’en l’absence de toute agression. Le tort que cause l’agresseur consiste à forcer des hommes et des femmes à risquer leurs vies pour défendre leurs droits. Ce qui les met face à un choix : leurs droits ou (pour certains) leur vie ! Des groupes donnés de citoyens réagiront diversement à ce choix – parfois ils se rendront, parfois ils se battront – selon la situation morale et matérielle de leur Etat et de leur armée. Mais s’ils décident de se battre, cette réaction sera toujours justifiée; et, dans le plupart des cas, quand les hommes sont placés devant ce choix pénible, leur préférence morale va au combat. […]
Il est assez facile de répondre au chantage de la rue, « la bourse ou la vie ! » : je donne mon argent et par là même j’évite d’être tué, et j’évite au voleur de devenir un assassin. Manifestement, nous ne voulons pas réagir au chantage de l’agression de la même façon, même quand il n’y a pas de résistance, cela ne diminue pas à nos yeux la culpabilité de l’agresseur. Il a violé des droits auxquels nous attachons une très grande importance. Nous sommes en effet enclins à penser que le fait de ne pas défendre ces droits n’est jamais dû à une sous-estimation de leur importance, ni même à la croyance (comme dans le cas du chantage de la rue) que ces droits sont, après tout, moins importants que la vie elle-même ; cette absence de défense est due à la forte conviction que toute défense serait impossible. L’agression est un crime singulier et indifférencié, parce qu’elle défie, sous toutes ses formes, des droits pour lesquels on estime qu’il vaut la peine de mourir.

Michael Walzer, Guerres justes et injustes, 1977. Trad. S. Chambon, A. Wide, Gallimard, 2006.

Pourquoi, selon Walzer, l’agression est-elle toujours un crime, quelle qu’en soit la raison ?

Introduction

Quand bien même la première guerre mondiale s’était achevée sur un « plus jamais ça », quelques années plus tard, on remettait ça. A la fin de celle-ci la leçon semblait enfin bien apprise pourtant depuis, la guerre n’a pas disparu : elle a pris des formes nouvelles. Froide, économique, industrielle, sanitaire, écologique, numérique, sociale, la guerre paraît désormais protéiforme, au point de sembler être devenue la constante, la forme habituelle du monde, à laquelle il faudrait bien se faire. Dans son ouvrage de 1977, Guerres justes et injustes, Michael Walzer propose d’envisager la guerre comme un élément d’un ensemble plus vaste, qu’il appelle « agression ». Ce faisant, il la désigne comme nécessairement criminelle. Or, le crime constituant une exception dans l’ordre de la vie, il est ce qui s’oppose à l’ordre normal des choses, ce qui fait exception et ce contre quoi il faut lutter pour pouvoir retrouver la paix. Par-delà la guerre, donc, ce qui intéresse Michael Walzer, ce sont les situations d’agression, et son propos consiste à montrer qu’il n’est pas possible de voir dans l’agression, et donc dans la guerre, une quelconque norme de relation humaine, et pourquoi il est donc toujours justifié d’y riposter, quand bien même une telle riposte est parfois rendue impossible par la violence de l’attaque. A rebours des penseurs qui théorisent la notion de « guerre juste », il montre que si la guerre est nécessairement criminelle, c’est d’abord parce qu’elle s’attaque à ce qui constitue le cœur de la vie humaine, et ensuite parce qu’elle ambitionne toujours de n’autoriser aucune réplique, mettant son adversaire à terre pour mieux le dominer.

Walzer voor Helling, november 2007 Amsterdam

1 – Attaquer la vie en plein cœur

A – La guerre, en tant qu’agression, est un crime

Affirmer d’emblée que la guerre relève du crime permet à Michael Walzer d’en montrer le caractère profondément condamnable : le crime n’est pas une simple infraction ni un désaccord entre particuliers. C’est une attaque qui fait l’objet d’une condamnation globale de la société tout entière qui en a été le témoin, mais aussi la victime. On parle de donc de crime lorsque l’acte commis, par-delà l’être particulier qu’il visait, touche en réalité la société tout entière, chacun pouvant se représenter comme cible de cette attaque. Ainsi, un féminicide est un crime car, en s’attaquant à une femme parce qu’elle est femme, son agresseur vise en réalité toutes les femmes à travers celle qui est sa victime. Dès lors, tout féminicide est une déclaration de guerre au genre féminin, ce qui justifie que la condamnation soit à la mesure non seulement de l’acte commis, mais aussi de la dimension qu’il visait. Par définition, la guerre n’existe pas entre deux individus. Ils peuvent être en conflit, ils peuvent être en concurrence, ils peuvent se quereller, se battre, voire s’entretuer, ça ne constituera cependant pas une guerre car celle-ci présente un caractère collectif, une globalisation des êtres qu’on attaque. C’est ce qui permet à Walzer de voir en elle un crime.

B – La mise en péril des conditions mêmes de la vie humaine

Mais à quoi reconnaît-on qu’on est en guerre ? Au fait que les conditions essentielles de la vie humaine sont remises en question. Or la condition suprême de cette vie est la paix, car celle-ci est la garantie de ne pas voir sa vie remise en question par la situation globale dans laquelle on vit. En temps de paix, la mort qui survient en dehors de raisons médicales est accidentelle. En temps de guerre elle est prévisible, elle est crainte et même attendue ; partout plane la menace de ne pas connaître la fin de cette journée. C’est une évidence mais Walzer le rappelle, la guerre réduit à néant la sécurité dont ont absolument besoin les êtres humains s’ils veulent survivre. Et cet anéantissement est global : c’est collectivement qu’une population vit un bombardement ou un siège, c’est ensemble que les survivants voient les autres disparaître peu à peu.

C – La fin de l’Etat de droit

Avec la sécurité disparaît aussi ce qui la garantit en temps normal : le droit et son corolaire, la liberté. En effet, l’Etat de droit, qui est mis entre parenthèses en temps de guerre, se caractérise en temps normal par la garantie offerte par l’autorité et la force collective, de pouvoir disposer de soi-même, d’agir librement dans le cadre de lois écrites dans le but de protéger le bien commun, et de ne jamais dépendre de la volonté arbitraire d’autrui. L’état de guerre fait voler cette protection en éclats puisque soudain la vie de chacun dépend d’une volonté étrangère sur laquelle il n’a aucun pouvoir. Être en guerre, c’est attendre que le ciel, un bombardement, un poing ou une botte s’abatte arbitrairement sur un crâne sans pouvoir prédire si ce sera le sien ou celui d’un autre. Pour le dire autrement, la paix garantit à chacun de développer son être propre. La guerre au contraire instaure les conditions d’une aliénation, puisque plus rien ne garantit qu’on puisse disposer de soi-même. La guerre est donc le risque permanent de la perte de soi : perte de la vie tout d’abord, mais aussi perte du droit, et de la liberté.

D – Fermer toutes les issues, anéantir la liberté

Car la guerre impose d’adopter une position qui est dictée par la nécessité de se préserver. Et ce que montre Michael Walzer, c’est que le positionnement de chacun dépend moins de sa volonté que des circonstances dans lesquelles on se trouve. Quand on est agressé, il faut à vrai dire s’adapter continuellement à cette variable : dans quelle mesure risque-t-on sa vie en résistant à l’aliénation ? Perdra-t-on la vie en luttant contre l’occupation ? Or, pour commencer, être forcé à choisir, c’est déjà ne plus pouvoir choisir librement. Certes, Jean-Paul Sartre dirait que la guerre, ici, ne fait que mettre en évidence une situation qui est celle que connaissent les existants, mais on peut lui répondre que si l’existence nous condamne à être libres, il n’est pas nécessaire que les êtres humains nous y condamnent une seconde fois. Le temps de paix offre le droit de préférer la République ordinaire à la République du silence. Le temps de guerre force la main : non seulement il contraint à se décider, à choisir son camp, à prendre le risque de périr pour les valeurs, ou à sacrifier celles-ci pour sauver sa peau, mais en plus c’est l’ennemi qui, finalement, positionne les éléments qui vont faire pencher la balance de la décision dans telle ou telle direction. Walzer le dit : dans une telle situation, se défendre et donc se battre est toujours légitime, d’ailleurs comme il le précise, tant qu’il reste une possibilité de le faire, les hommes se battent. Mais si les conditions ne sont plus réunies pour combattre, quand bien même il demeurerait légitime de le faire, il faudra bien se résoudre à adopter, en parfaite connaissance de cause, une attitude illégitime.

Transition

Ainsi, en caractérisant la guerre comme agression, Michael Walzer parvient à en montrer le caractère aliénant, qui la qualifie comme crime et justifie qu’on se soulève contre ceux qui nous la font. Dans un second temps, Michael Walzer va montrer que si l’agression est un crime, c’est aussi en raison de la difficulté qu’il y a à y répondre.

2 – Toute résistance est inutile

A – Distinguer le chantage de la rue et le chantage de l’agression

Tout d’abord, il s’agit de distinguer les attaques dont on peut faire l’objet : ainsi, contrairement à ce qu’on pourrait penser, le simple racket dans la rue n’est pas une agression. En effet, Michael Walzer désigne deux types de chantage : le chantage de la rue, et le chantage de l’agression, auxquels nous ne répondons pas de la même façon. Quand, sous la menace, je dois remettre à autrui mes biens pour demeurer en sécurité, ce qui est visé ce sont mes biens, pas ma personne ni à travers elle, mes semblables. La preuve, c’est que si j’abandonne au voleur l’argent qu’il exige d’obtenir, il demeurera voleur et ne deviendra pas assassin. Le chantage de la rue me laisse maître de la décision que je vais prendre : si j’attribue plus de valeur à mon smartphone qu’à la sécurité, c’est moi qui aie établi ainsi l’échelle de valeurs selon laquelle je vais me comporter. Au contraire, le chantage de l’agression ne me laisse pas ce loisir. Il est possible que toute résistance soit réellement inutile, et qu’il faille se laisser faire. Il est possible alors que tout se passe, en apparence, très bien : pas de blessés, pas de morts. Pour autant, cette absence de victimes ne relativiserait pas la culpabilité de ceux qui contraignent ainsi leurs adversaires à l’inaction.

B – Sauver une vie qui n’en est plus une

Parce que même si on a la vie sauve, la vie qu’on conserve n’est désormais plus tout à fait la vie. Et si on reprend les termes de départ de Walzer, on le comprend : la vie humaine a besoin de la paix pour se déployer, car elle a pour terreau la sécurité, le droit et la liberté. La vie à laquelle on est contraint en temps de guerre est donc dépourvue de tout ce qui peut permettre de la préserver. C’est un état d’exception permanent. L’état d’exception, c’est ce qu’on appelle en philosophie la suspension de l’état habituel du droit commun. Généralement, cette suspension est due à une situation particulièrement dangereuse. Ainsi, l’état d’urgence est un état d’exception, qui permet à l’Etat d’agir plus efficacement, au prix d’une suspension d’un ensemble de droits dont les citoyens disposent en temps normal. La guerre, c’est l’état d’exception devenu quotidien. George Orwell le montre clairement dans 1984 : un Etat qui aurait pour projet de maintenir le peuple en état d’exception permanent serait contraint d’entretenir une guerre sans fin, usant du prétexte du danger que connaît la population pour mieux lui retirer ses droits, afin de la protéger.  C’est très précisément le « contrat » que propose la mafia : si le plus faible veut la paix, il faut qu’il accepte de vivre quotidiennement en état de guerre. On retrouve cette distinction entre le chantage de la rue et le chantage agressif un peu plus loin, quand il s’agit de comparer le manque de réaction dont on va faire preuve dans un cas et dans l’autre : Dans le chantage de la rue, si on ne résiste pas, c’est précisément parce que rien d’essentiel n’est remis en question : ce qu’on cherche à nous prendre vaut moins que la vie elle-même ; en revanche, dans le chantage de l’agression, ce qui est mis en jeu vaut davantage que ce que la vie qui est mise en péril. Mais voilà, sacrifier sa vie ne permettrait pas de sauver ce qui vaut plus qu’elle encore.

C – La gravité de l’agression ne se mesure ni à la résistance qu’elle provoque, ni au nombre de ses victimes

Dès lors, ne pas résister en situation de guerre ne signifie pas qu’on accorde plus de prix à la vie qu’à ce à quoi on renonce. Et l’absence de résistance ne diminue en rien la gravité de l’attaque. Au contraire, c’est précisément parce que l’agression sacrifie l’essentiel en rendant inutile tout autre sacrifice qu’on peut condamner d’autant plus fondamentalement ce genre d’attaque. Privant celui qui est agressé de toute option, l’agression l’attaque au-delà de sa personne, puisqu’elle ne reconnaît plus en lui une personne. La guerre est une attaque indifférenciée, globale et aveugle des êtres en vertu du fait qu’ils sont ennemis, et rien d’autre. Ainsi, la gravité de l’agression ne peut pas se mesurer uniquement au nombre de victimes qu’elle fait, puisqu’une agression particulièrement efficace pourrait n’en produire aucune, en annihilant immédiatement toute velléité de résistance. Si la guerre est condamnable, c’est alors en vertu même de l’intention de la faire. Négation absolue de l’humanité à laquelle elle s’attaque, elle remet en question tout ce qui fait qu’une vie humaine est humaine : le droit reconnu à chacun de vivre, la liberté dont on jouit en temps de paix, et jusqu’aux valeurs morales que chacun pense devoir respecter. C’est ainsi que des résistants français qui s’interdisaient en temps normal de tuer, durent prendre sur eux, et commettre le mal qu’ils condamnaient, en s’en prenant à la vie d’occupants allemands. On retrouvera le témoignage d’une telle perte d’humanité dans le livre de Primo Levi, Si c’est un homme : les prisonniers des camps de concentration ne pouvaient plus respecter quelque devoir moral que ce soit, et le camp était aussi l’organisation des conditions d’une telle déchéance. Le titre même du témoignage de Primo Levi nous dit à lui seul en quoi la guerre, et toute forme d’agression est criminelle : elle fait disparaître par avance l’humain auquel elle s’en prend, ainsi que ceux qu’elle utilise, en mettant au conditionnel une humanité qui, en temps de paix, se doit justement d’être inconditionnelle.

Conclusion

On comprend mieux, alors, ce qui fait de toute agression un crime. En effet, en faisant d’emblée de la guerre une des formes de l’agression, Michael Walzer permet de mieux en saisir la nature profonde, et de la distinguer d’autres formes de conflits pouvant opposer des êtres humains. Le voleur reconnaît à celui qu’il vole son humanité. Il postule d’ailleurs que, comme lui, sa victime tient à la vie, et tant qu’il n’est que voleur, il respecte cette vie. C’est une relation d’homme à homme, ce que la guerre n’est plus. Celle-ci fait table rase de tout ce qui permet à la vie humaine de s’épanouir. Droits, liberté, possibilité même de vivre sont mis en péril par l’attaque. La guerre n’est jamais aussi efficace que lorsqu’elle condamne ceux qu’elle attaque à renoncer à toute forme de résistance. Mais ce faisant, elle ne propose pas un contrat, selon lequel la vie vaudrait mieux que tout le reste. Dans la guerre, plus rien n’a en fait de valeur et la victime n’est plus en position de sauver quoi que ce soit : Si elle sauve sa vie, c’est parce que tout ce qui aurait valu la peine de la sacrifier a déjà péri. C’est là ce que vise la guerre : la destruction de tout ce qui mérite qu’on vive pour l’entretenir, ou qu’on meure pour le sauver. L’agression au sens où en parle ici Walzer, est absolument criminelle, car c’est la destruction absolue de tout absolu.


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