Pour compléter l’article précédent, quelques cyborgs, croisements entre forme humaine et dispositifs techniques, corps humains réparés, améliorés, devenus plus performants pour le meilleur, et pour le pire. Très majoritairement, ces croisements sont de genre masculin. Mais pour compenser un peu ce déséquilibre, on évoquera pour finir quelques cas de robots genrés au féminin.
Tous autant qu’ils sont, ils forment la famille contemporaine et imaginaire des corps mécaniques tels que les concevait Descartes, c’est à dire mécaniques, certes, mais humanisés, aussi, par la manifestation en eux de la fameuse substance pensante, encombrante ou élévatrice selon les cas.
Darth Vader et Kylo Ren
Darth Vader et Kylo Ren, de la saga Star Wars (depuis 1977). Le personnage, extrêmement connu, de Darth Vader (Dark Vador en vf) est le prototype de ce que peut devenir un être humain quand il est réparé grâce à des dispositifs techniques. Son corps est littéralement sacrifié dans sa chute du fameux « côté obscur de la Force » : tout ce qu’il en reste, c’est finalement une interminable souffrance, et on ne saurait trop dire si cet être est avant tout une machine, ou s’il reste en lui quelque chose d’humain. Une grande partie de l’univers de Star Wars est construite autour d’une interrogation sur la façon dont la technique vient réparer les dégâts produits par la perte d’un rapport naturel à l’univers, et à soi-même. Luke Skylwalker connaîtra le début d’un tel processus (avec l’amputation d’un bras, rapidement remplacé par une prothèse mécanique), et Ben, devenu Kylo Ren, connaîtra le même genre de sort.
Terminator T-800
Terminator, (James Cameron, 1984). Depuis ce premier volet de cette autre saga cinématographique, le Terminator T-800 est le modèle de l’alliance, en un seul et même cyborg, de l’humain et de la machine. Ou plus exactement, de l’efficacité technique de la machine (efficacité qui s’exprime surtout, ici, en termes d’aptitudes à la destruction), associée avec une forme de retenue qui serait humaine (le cyborg est régulé par des règles qui ressemblent beaucoup aux Lois de la robotiques énoncées par l’écrivain de science fiction Isaac Asimov). Comme souvent chez James Cameron, on trouve ici la mise en scène de la tension créée par la technique, entre sa propre puissance, et la nécessité de sa retenue (cf Titanic (1997), Avatar (2009).
Iron Man
Iron Man, alias Tony Stark (au cinéma depuis 2008, réalisé par John Favreau). L’univers Marvel est peuplé de deux genres de sur-humains : les uns sont naturellement ce qu’ils sont (Thor, par exemple, est né tel qu’il est), tandis que d’autres sont des humains que la technique a transformés pour devenir autre chose qu’un être humain « standard ». Ainsi, Tony Stark est un corps humain dans lequel est implantée une source d’énergie qui a pour première mission d’empêcher des fragments de munition d’atteindre ses organes vitaux. Mais c’est aussi un corps qui se transfigure quand il est enveloppé d’une armure Iron Man, qui déploie de façon un peu invraisemblable ses aptitudes physiques. Il y aurait énormément à dire à propos de ce personnage, qui prend toute sa dimension au cinéma, et dans l’interprétation qu’en donne Robert Downey Jr. Le dispositif purement cinématographique consistant à filmer le visage de Tony Stark à l’intérieur du casque de son armure, avec en surimpression toute la couche numérique de l’interface visuelle qu’il utilise pour la commander est un écho à l’image inversée que proposait Cameron dans Terminator, montrant en caméra subjective ce que voit le T-800, superposant l’image du monde et les informations numériques que son intelligence artificielle y ajoute.
L’Homme qui valait trois milliards
L’homme qui valait trois milliards (The Six Million dollar man, série de Kenneth Johnson; 1974 – 1978). Première apparition populaire, et sur écran, du principe de l’homme bionique, c’est à dire d’un corps humain qui, après un très sévère accident, voit une grande partie de son corps remplacée par des dispositifs mécaniques beaucoup plus puissants que les membres naturels du corps humain. Steve Austin, le héros, court plus vite, saute plus haut, serre et frappe plus fort, et il voit nettement mieux que le commun des mortels. Son pendant féminin (Super Jaimie, du même réalisateur (The Bionic woman en Vo., entre 1976 et 1977) verra comme tout le monde, mais elle sera équipée d’oreilles bioniques, qu’elle dégagera de sa longue chevelure pour mieux entendre à des centaines de mètres). Ces deux personnages sont clairement des héros, qui mettent leurs aptitudes hors du commun au service de la justice et du bien commun. Mais ce sont aussi des dispositifs techniques appartenant au gouvernement américain qui les a créés. Le moment le plus intéressant est le générique, mettant en scène la construction de Steve Austin, au cours duquel on entend celui qui deviendra le patron de cet homme bionique tenir des paroles qui font écho à l’annonce de Descartes : » « Gentlemen, we can rebuild him. We have the technology. We have the capability to make the world’s first bionic man. Steve Austin will be that man. Better than he was before. Better…stronger…faster. »
Robocop
Robocop (Paul Verhoeven, 1987). Ce robot construit sur la base d’un policier (humain) très gravement blessé lors d’une intervention, est le versant sombre de Steve Austin. Si celui-ci est présenté comme un humain amélioré (c’est à dire avant tout comme un être humain), Robocop est avant tout une machine, et cette machine est conçue comme une arme. Paul Verhoeven, comme toujours, développe le caractère profondément pervers du rêve de puissance. Il acte la possibilité nouvelle offerte par la cybernétique, mais il se refuse à voir en son développement une bonne nouvelle et la promesse d’un monde plus beau. Il y a une laideur fondamentale dans l’image de ce réalisateur, et elle fait la beauté de ses films, parce qu’elle est constitutive de leur justesse. Et ici, la justesse était particulièrement nécessaire, parce qu’il s’agit, aussi, de mettre en scène une certaine conception, elle-même viciée, de la justice.
Roy Batty
Blade Runner (Ridley Scott, 1982). Vous faîtes ce que vous voulez, mais il faut voir ce film, et il faut lire Philip K. Dick, auteur de science-fiction majeur, dont la nouvelle Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques, a inspiré le scénario de cet opéra visuel qu’est Blade Runner. On peut se demander si son personnage le plus important n’est pas le meneur des Réplicants (des androïdes à la durée de vie limitée afin qu’ils ne puissent pas s’humaniser), Roy Batty (immatriculé N6MAA10816 ). C’est autour de ses doutes sur sa propre nature, autour de sa volonté de devenir maître de lui-même et de ne plus être un simple dispositif technique que le film se construit. La caractère saisissant de ce personnage qui se tient sur le fil du rasoir, entre deux mondes, apparaît de manière particulièrement intense, quand sous la pluie, il prononce sous la pluie un court monologue, devenu iconique, aujourd’hui connu comme le « monologue des larmes sous la pluie », qui dit en Vo. : « I’ve seen things you people wouldn’t believe… Attack ships on fire off the shoulder of Orion… I watched C-beams glitter in the dark near the Tannhäuser Gate… All those moments will be lost in time, like… tears in rain. Time to die. » A ce moment précis, il devient évident que cette substance étendue est habitée par de la substance pensante, pour le dire en termes cartésiens.
Wolverine
Wolverine, alias Logan, alias James Howlett (de la saga X-Men, sur grand écran depuis 2000, tout d’abord sous la direction de Bryan Singer). Si la plupart des personnages principaux des X-Men ont muté de façon naturelle, et se trouvent dès lors dotés de caractéristiques spécifiques, sans qu’eux, ni qui que ce soit d’autre l’ait voulu, Wolverine est un cas particulier, puisqu’il est le résultat d’une création volontaire, à but militaire. Son corps est une synthèse entre une base biologique humaine, une mutation anormale (son aptitude à la régénération des tissus), et une transformation purement technique (le remplacement de l’intégralité de son squelette par une structure en adamantium, et bien sûr les griffes rétractiles qui font toute sa singularité. Il introduit dès lors une forme de drame spécifique dans le récit, puisque sa propre nature et pour lui problématique : étant la création d’autres êtres humains, il semble ne pas s’appartenir lui-même. Il est aussi une des réalisations les plus terribles, dans les univers de fiction, de la puissance technique de l’humanité. Et cela pose évidemment une question simple : ce que fait l’humanité est-il nécessairement humain ? Ou bien doit–on considérer, tout aussi nécessairement, que ce que fait l’homme le dépasse toujours ?
Metropolis
La gynoïde de Metropolis (Fritz Lang, 1927). Il est intéressant que la plupart des êtres techniques de forme humaines soient genrés, c’est à dire qu’ils soient désignés comme masculins, ou féminins, alors qu’à strictement parler, ça n’a aucun sens puisqu’ils ne sont pas appelés à se reproduire biologiquement, et donc de façon sexuée. C’est qu’au-delà de leur fonction en tant que machine, ils sont aussi des êtres symboliques, c’est à dire que leur corps est le signe d’autre chose que ce qu’ils sont capables de faire, physiquement. Le fait qu’ils soient très majoritairement masculins indique ce dont ils sont porteurs : la plupart servent la justice, l’ordre, et sont conçus, comme l’a vu, comme des armes. Il est intéressant d’observer ce que font les androïdes féminins (cette expression n’a pas de sens : andros en grec, désigne le genre masculin, il faut donc parler de gynoïde (de γυνή, (gyné) , qui désigne la femme) : Super Jaimie, qu’on a évoquée plus haut, sert la justice de son pays. De même, Motoko Kusanagi, le cyborg féminin de Ghost in the shell fait partie de la police, et assure des missions de maintien de l’ordre et de lutte contre la cybercriminalité. Mais dans Ex-Machina (Alex Garland, 2015), la gynoïde Ava est conçue dans l’objectif de valider la possibilité d’entretenir une relation sentimentale crédible avec un partenaire qui ne soit pas humain, tout comme dans Her (Spike Jones, 2014), Samantha est dépourvue de corps, mais elle est néanmoins sexuée, puisqu’elle est une voix, et que son genre est une des raisons pour lesquelles le héros va en tomber amoureux. Dans Métropolis, la gynoïde est conçue comme un leurre, prenant le visage d’une femme pour inciter la classe ouvrière à se révolter, manipulant les hommes en les séduisant. Mécanique, elle est une émanation matérielle de la cité industrielle dont elle soulève les travailleurs. Mais humaine, elle l’est au moins de façon trompeuse. Fritz Lang met en scène ce mélange entre l’homme et ce l’homme fait, et ce faisant, il montre finalement que l’humanité n’est rien d’autre que ce qu’elle fait d’elle-même.
Björk
Cette perspective peut être profondément inquiétante, comme dans Métropolis, qui se manifeste comme une dystopie en laquelle on reconnaîtra, après coup, un caractère prémonitoire (et on n’en a sans doute pas encore fini avec ces prémonitions). Mais on peut aussi bâtir autour de ces mécaniques animées d’un supplément d’âme un univers plus poétique, et plus sensuel. C’est ce que le réalisateur Chris Cunningham conçoit pour le clip All is full of love de la musicienne islandaise Björk. Les gynoïdes incarnant la chanteuse en plusieurs exemplaires entretiennent des relations gratuites, ne visant que le plaisir partagé, l’amour désintéressé, la pure sensualité, comme si les machines qui les assistent, les soutenant à bout de pistons et injectant en elles les fluides nécessaires à leurs doux mouvements, n’étaient plus là que pour être au service de ces figures féminines. La techno-science, ici, est une forme masculine, mais son efficacité technique est mise au service d’un temps libéré de toute production, de toute utilité. Les mouvements mécaniques sont, ici, gratuits, et les machines goûtent un loisir total, un plaisir édénique, une pure jouissance qui est porteuse de quelque chose qui dépasse leur simple construction mécanique.
Place aux références de quelques invités
Pour compléter cette liste, voici des propositions envoyées par celles et ceux qui, cette année, ont suivi mes cours. Et comme toujours, les élèves proposent des ressources insoupçonnées et riches en possibilités de réflexion.
D’ailleurs, dès le premier exemple on ne va pas, comme on dit, être déçu. A vrai dire, avec les élèves, on ne l’est jamais.
JUL – La Machine feat. Melissa
Autant faire fort dès le départ, avec ce genre de titre auquel, évidemment, le prof’ n’aurait pas pensé pour la simple et bonne raison qu’il ne le connaissait pas. Dès lors, aussi inattendu que ça puisse paraître, on va s’arrêter un moment sur La Machine, un morceau de Jul sorti en 2019, qui est aussi le titre de son prochain album. Et avouons que si on ne connaissait ni l’un ni l’autre, c’aussi pour cette autre raison : la légère distance qu’il y a entre le professeur et cet entertainer, pour des raisons dont on peut craindre qu’elles soient liées à l’âge, mais aussi à une réticence à s’acoquiner avec cette frange du monde musicale. On oublie un peu vite que lorsqu’on était soi-même lycéen, on écoutait aussi une musique qu’on n’a plus tard plus écoutée, et que si on veut que les élèves aient un parcours culturel, il faut bien qu’ils partent eux aussi de quelque part.
A vrai dire, la proposition faite par Melissa est vraiment intéressante. Elle même le reconnaît d’ailleurs, les textes et instrumentations de Jul ne sont pas excellentes, mais elles ne prétendent pas non plus l’être. Elles sont un produit de l’instant, et de la volonté de produire, rapidement, une musique qui n’a pas d’autre ambition que faire son petit effet sur ceux qui l’écoutent.
Ici, on devine comme ce titre a fait son chemin dans l’esprit : on parlait de Descartes et d’automates, on évoquait la possibilité naissante de voir dans le corps humain une mécanique qu’on pourrait bricoler pour la réparer, l’améliorer. Et on avait vu qu’un grand nombre d’auteurs de fictions mettant en scène des cyborgs se référaient à cette pensée venue du 17e siècle. Deux éléments font penser à cet univers mental dans le single de Jul : l’illustration qui l’accompagne, mais aussi le morceau en lui-même, tant dans son écriture que dans sa réalisation.
Mais avant de commencer, il faut faire une petite précision, afin de ne pas se perdre totalement dans les méandres de l’oeuvre prolifique de ce musicien : on va se référer successivement à la pochette du futur album, intitulé La Machine, et ensuite, on s’intéressera au single déjà sorti, qui porte le même titre, mais apparaît sous une pochette différente. Ainsi, si jamais vous faites des recherches sur google, vous ne serez pas surpris de tomber sur des visuels différents de celui que je vais évoquer maintenant.
Inter-face, homme/machine
Le visuel qui accompagne cet album qui, à l’heure où on rédige, n’est pas encore sorti, est une sorte de mise en scène mécaniste à l’heure du numérique. Réalisée par un jeune graphiste, nommé Zeiqh qui a, tout simplement, participé à l’appel lancé par Jul lui-même pour la création de la pochette de son album, on y voit une tête androïde, extérieurement humaine, mais cybernétique à l’intérieur, posée sur un bureau, branchée à un laptop affichant une instruction : « Lancement de LA MACHINE… Merci de faire le signe ». On l’a compris, il se trouve que LA MACHINE, c’est ici le titre de cet album à venir, mais aussi de ce single issu de l’album précédent (Rien 100 rien), et c’est encore l’un des surnoms de Jul lui-même. Autant dire que si on s’aventure à faire le fameux signe, sur lequel on reviendra, on ne sait pas trop laquelle de ces trois machines on va lancer. Peu importe à la limite, tant on a l’impression quand on écoute un titre de Jul que sa musique et lui ne font qu’un et qu’en l’écoutant on se trouve en présence du bonhomme dans sa totalité. Ainsi, l’illustration de l’album, et le portrait de l’artiste qu’on y trouve semblent être fidèles à l’impression qu’on peut avoir, et qui lui vaut se surnom : Jul apparaît comme une usine à produire des titres, un robot voué à cette unique fonction.
En effet, le surnom et ce visuel ne doivent rien au hasard : autodidacte, Jul utilise des machines pour faire de la musique. Dans son studio, on trouve des écrans, des souris, des claviers, et quand il enregistre sa voix, c’est pour la passer immédiatement dans le mixer de l’autotune. Son usage est tellement fréquent que pour le public, la voix de Jul n’est pas tout à fait celle de Julien Mari, l’homme dont les cordes vocales produisent les vibrations dont la machine fait sa propre voix. Et sur les vidéos le montrant en train d’enregistrer sa voix pour la poser sur les instrumentaux, on devine très bien qu’il prononce les paroles en sachant très bien ce que cette source deviendra une fois passée par les filtres qui vont la sculpter. Notons que ce principe n’est pas en soi condamnable, d’autre musiciens, éminents, l’ont déjà fait, et j’ai déjà eu l’occasion de l’évoquer, ailleurs, à l’occasion de la récente mort du chanteur Christophe, ou de l’évocation de l’usage des systèmes de communication, et en particulier des conversations téléphoniques dans la musique, ailleurs encore. Et s’il affirme avoir envie de maîtriser la guitare, et de pianoter un peu sur des claviers de synthétiseurs, l’essence même du son qu’il produit, c’est le numérique, et sa source, c’est la machine informatique, parce que c’est ce genre d’ondes qui le fait vibrer (quoi qu’on devine en l’écoutant qu’il soit aussi sensible aux instruments plus traditionnels), mais aussi parce qu’il maîtrise les outils qui lui permettent de mettre en sons la musique qu’il a en tête. Le rythme soutenu de ses productions, la masse de titres qu’il produit, imposant de trier et éliminer un grand nombre d’entre eux afin de ne pas sortir des quadruple albums (La Machine s’annonce déjà comme un double bien rempli), l’efficacité qui est la sienne (les sons, mais aussi les textes, lui viennent vite), tout donne l’impression que Jul est une machine à titres, un jukebox numérique dont la banque de titres se renouvellerait sans cesse.
Flux tendu
En ce sens, Jul est la forme accomplie de la musique commerciale de son temps : il maintient entre lui et son public une relation en flux tendu : pas de stock, il produit en continu, alimentant son auditoire en permanence. Et celui-ci est reconnaissant, achetant massivement la musique qu’il diffuse, lui permettant d’enchaîner les succès commerciaux, sur lesquels il ne se repose cependant pas. Il faut dire que jusque là, chaque nouveauté a encore plus de succès que la production précédente. Jul est donc une machine de production en chaîne de musique industrielle, une usine donnant l’impression à ceux qui en sont fans qu’ils sont branchés directement à la source de ce son, et qu’ils peuvent le consommer sans intermédiaires. Le fait qu’en 2015 Jul ait fondé sa propre boite de production, se passant dès lors d’intermédiaire, renforce encore ce sentiment d’être en connexion directe avec le studio d’enregistrement de ses disques. L’ensemble constitué par Jul, sa musique et son public forme donc un immense dispositif. Et ce qui le rend possible, c’est la maîtrise de ce processus par un seul et même homme, débarrassé des images et mythes un peu encombrants du rap tel qu’il existe jusqu’à lui : les références habituelles au gangstérisme, les textes fleuves, l’utilisation de sample, un certain sérieux. Et surtout, la fascination constante pour l’argent, car si Jul vend beaucoup, il offre aussi énormément : une part non négligeable de sa production est distribuée gratuitement via les réseaux sociaux, son public pouvant régulièrement goûter sa musique produite dans l’instant, sans aucun intermédiaire, et donc selon les termes qu’on évoquait en lisant Descartes, dans une pure jouissance.
Tools of the trade
Cet univers très productif, on le retrouve dans le titre lui-même, qui se présente sans faux semblant comme le pur fruit de programmes informatiques, un jus numérique. Pro Tools est l’outil quotidien de Jul, et la musique y apparaît comme un assemblage d’éléments constitutifs qui, copiés-collés les uns derrière les autres, et superposés en couches, forment l’instrumental sur lequel le rappeur posera, ensuite, ses mots. Assez étonnamment, Pro tools et l’ensemble des logiciels d’édition musicale montrent la musique comme Descartes pense pouvoir déplier les corps : expliquer, c’est étymologiquement « sortir » (ex) quelque chose de ses plis (plexus en latin), en somme, déplier cette chose. Si la partition est un ensemble de signes qu’un être humain doit interpréter, l’ensemble formé par les éléments manipulés sur Pro tools est véritablement la dissection de la musique en ses éléments les plus simples, ses briques fondamentales, les commandes du programme qui permet à la machine d’exécuter la musique à la demande, en cliquant sur « play », avec la garantie que la machine s’exécutera à chaque fois de façon identique. La musique numérique court le risque d’être totalement dématérialisée, mais les interfaces sur écran, ou matérielles (pads, claviers, etc…) permettent au musicien de retrouver un lien physique avec la musique, et de commander la façon dont la machine va la générer. Et même si ça n’a rien à voir avec l’art et la manière de maîtriser une harpe ou un violon, produire des sons avec ce genre d’outil, et parvenir à ne pas faire, tous, la même musique que ceux qui manipulent les mêmes machines, réclame une réelle dextérité. Et ici, cette maîtrise est elle-même l’objet du titre, et des paroles.
J’fais le son, j’fais le texte en tchou-tchou
Car contrairement à ce qu’on pourrait penser, il y a aussi des paroles chez Jul. Et si elles n’ont pas le sens de la punchline dont peuvent faire preuve d’autres rappeurs, elles ne sont cependant pas totalement écervelées, au point que leur retranscription sur le site genius doit accompagner les textes avec une série d’explications permettant de saisir les références et figures de style qu’il utilise. On sait que l’écriture est, chez lui, un processus qu’il lance après avoir posé la couche instrumentale, et les textes sont le résultat d’une improvisation orale parfois déconnectée de toute forme de sens, qui construit peu à peu une suite de propositions, produisant du sens sans nécessairement constituer des phrases. Évocations, allusions, expressions concentrées, compressées dans des formulations expéditives, les textes de Jul sont, eux aussi, le résultat d’une mécanique individuelle et collective qui vise avant tout l’efficacité et la puissance des effets suscités chez l’auditeur. Et il faut admettre que Jul a son propre langage, ses propres mots, et qu’il serait un peu trop facile de rire de son absence manifeste de maîtrise de la syntaxe et de l’orthographie communes. Ce qui importe, c’est d’observer ce qu’il fait avec ce qu’il maîtrise, et les effets qu’il produit. Le beau discours n’est souvent qu’un exercice d’esbroufe qui ne dit pas grand chose, et se contente d’être conforme aux usages. Le texte de ce morceau est on ne peu plus lucide sur la façon dont on peut décrire le travail de Jul : il est comme une locomotive, une machine qui produit des mots pour les poser, comme des wagons, sur les rails.
Le dualisme julien
Le caractère paradoxal de Jul tient à ceci : d’un côté, c’est bel et bien une machine, qui partage avec les autres machines des caractéristiques essentielles, telles que la possibilité de réduire son activité en une somme de petits éléments constitutifs qui, mis ensemble, définissent son travail, l’efficacité générale des processus qu’il réalise, et la productivité quasiment sans commune mesure dont il fait preuve. Mécanique, aussi, l’effet qu’il produit sur son public, visible tout particulièrement dans l’habitude prise par celui-ci de brandir, écrit par les deux mains accolées en position symétrique, le signe « JUL » dès qu’un objectif d’appareil photo ou de smartphone s’apprête à se déclencher. Quand le geste devient automatique, qu’il n’est même plus réfléchi, pensé ou véritablement voulu, qu’il devient un réflexe systématique, c’est qu’on se comporte comme un être programmé pour adopter des attitudes, effectuer des gestes précis sans avoir à les réfléchir, sans même avoir d’intention, si ce n’est d’obéir à une nécessité dont on n’est pas soi-même l’auteur. Ainsi, Jul agit de façon mécanique, mais il produit aussi des effets mécaniques sur son public, et sans doute aussi sur quelques uns, qui font ce geste par pure imitation, sans même savoir ce qu’il signifie.
De l’autre, il y a quelque chose en lui qui échappe à la simple mécanique. Tout particulièrement, il y a en lui une volonté d’échapper aux codes habituels de la productivité telle que le système marchand la définit. Ainsi, Jul ne fait pas la promotion du luxe et de la consommation. Revendiquant de ne posséder aucune voiture de sport et de demeurer simple dans sa vie quotidienne, regrettant même de ne pouvoir faire ses courses comme tout le monde sans déclencher une émeute, il va jusqu’à donner gratuitement une majeure partie des titres qu’il produit, alternant albums vendus et albums totalement gratuits. Si c’est une machine, elle ne correspond pas tout à fait aux caractéristiques de l’unité de production telle que le capitalisme industriel l’avait instituée. Cette gratuité n’apparaît jamais comme le fruit d’un calcul. Il ne tease pas avec un titre gratuit un album qui, ensuite, serait vendu. De son aveu même, si le public ne le suivait plus, et si ses disques ne se vendaient plus, il continuerait pourtant à créer de la musique avec son ordinateur, comme il l’a toujours fait. Il y a donc en Jul une nécessité intérieure, qui dépasse le simple mécanisme automatique et la machine à vendre des disques, quelque chose qui ne peut venir que d’un homme, qu’on ne pourrait pas programmer dans une simple machine.
Peut-être cela tient-il à ceci : Jul semble, tout simplement sincère. Or la sincérité, c’est le fait d’agir conformément à ce qu’on est. Et si la musique de Jul semble mécanique, elle apparaît aussi conforme à quelque chose chose qu’il est, lui, et qui n’est pas réductible à un mécanisme. Une machine ne peut pas faire preuve de sincérité, car elle se résume entièrement dans son fonctionnement. Ce qu’elle fait ne témoigne de rien. Une machine ne puise pas en elle-même le matériau ou la forme de ce qu’elle fait, car elle n’est rien d’autre que ce qu’elle fait : quand on regarde une machine à popcorn faire du popcorn, on ne se demande pas d’où lui vient la nécessité de faire exploser du maïs : il est évident pour tout le monde qu’elle est conçue dans cet objectif, et que cette nécessité ne vient pas d’elle-même. Une machine n’est qu’une machine, et rien d’autre. Au contraire, si on reconnaît, assez facilement, et assez évidemment, une sincérité profonde dans ce que fait Jul, c’est qu’on perçoit tout aussi évidemment que derrière cette forme singulière, il y a autre chose, qui est en accord avec cette forme. Jul est plus complexe qu’une mécanique. Quand bien même il se met en scène comme une machine et accepte ce surnom, la nécessité qui le met en mouvement n’est pas uniquement mécanique, commerciale, économique et industrielle ou même sociale. Quelque chose de lui s’exprime dans ce qu’il fait, qui ne peut pas se réduire à une simple mécanique. Aussi étrange que cela puisse paraître, on doit bien admettre qu’il y a du spirituel dans la musique de Jul. Seul un être pensant peut faire ce qu’il fait, et aucune machine n’y parviendrait tout à fait.
Ce dépassement de la mécanique, on le retrouve aussi dans son public. On peut, évidemment, sourire un peu à cette façon que les fans ont d’écrire JUL avec leurs mains. Le systématisme avec lequel certains font ce geste peut même provoquer une forme de pitié peut-être mal placée et condescendante. En réalité, il y a quelque chose dans ce genre de gestes qui relève aussi du rituel. Evidemment, il n’y a là rien de religieux, ce serait plutôt à placer du côté des processus de socialisation, tels que l’usage de la poignée de main, de la bise ou du clin d’oeil : une façon de se dire mutuellement qu’on se reconnaît, qu’on partage quelque chose de commun. De la même façon que, poliment, Jul dit « Mercé », et pas « Merci », ses fans saluent en faisant ce geste, tout comme ceux de Vald disent « Bonjour » parce que sinon, ils savent ce qui va leur arriver. Quand, à la suite de l’exégèse produite par le site Genius.com sur Bonjour, Vald publia une réaction à propos de la montagne d’interprétation que suscitait ce titre, il mettait précisément le doigt sur l’intention profonde qui l’anime, et qui n’a rien à voir avec un processus mécanique : » Merci pour tous vos retours, que vous compreniez ou pas, qu’il y ait qqchose à comprendre ou pas. J’crois que vous ne voyez pas que PEU IMPORTE. J’vous ai fourni un sujet de conversion intéressant et rien que pour ça.. Rien que pour le partage entre âmes perdues que vous êtes.. Je sais qu’avec ça j’ai créée des connexions entre vous, à votre insu. Non seulement j’vous remercie de vous être prêtés au jeu mais non seulement j’en suis ravi, vous ne devez vous douter à quel point. » Derrière la mécanique des gestes répétitifs, il peut y avoir un appel à l’humanité, et une façon de constituer celle-ci. La matière de l’acte ne dit pas tout de son esprit.
Il y a dans la mécanique de la musique pop quelque chose qui appelle à chercher derrière la machine s’il ne s’y cache pas autre chose de plus humain, que les sciences physiques ne suffiraient pas à expliquer; quelque chose qui relèverait du mystère, du spirituel, ou pour le dire autrement, de l’âme puisqu’au 17e siècle on s’exprime encore en ces termes. Il n’est pas vain de chercher l’âme de Jul. Comme l’affirme un titre connu des Daft Punk (autres robots ambigus, sur lesquels je reviendrai si aucun élève ne les propose avant moi) : c’est un Humain, après tout. Et s’il met tant de soin à créer ce personnage animé d’un mouvement de production musicale quasi automatisé, c’est peut-être pour que ce robot serve de paravent à autre chose de lui-même. Cet alien, cet autre de Jul qui se cache dans le personnage transparaît à travers ce qu’il fait. C’est là ce qui différencie l’homme de la machine : celle-ci se donne totalement dans ce qu’elle a à montrer d’elle-même, y compris quand on l’ouvre pour observer comment elle fonctionne. L’humain est ce qui ne se dévoile pas totalement dans la dissection.
Au monde aussi, il faut une âme
Le talent de Descartes aura consisté à démythifier la matière, à permettre de l’observer sans crainte et sans fantasmes pour la connaître et la manipuler, sans pour autant retirer tout à fait au réel son mystère : il y avait toujours un doute sur la nature profonde de l’expérience que nous appelons « le monde », et seul un être infiniment supérieur pouvait se porter garant du fait que tout ça, le monde, la vie, nos expériences, ne constitue pas une simple illusion. Face au phénomène Jul, on éprouve successivement deux impressions : tout d’abord, on peut voir en lui une sorte de cauchemar culturel ; puis on est pris d’un doute : n’y discerne-t-on pas, malgré tout, la présence d’un fond d’humanité ? A strictement parler, cette humanité n’est pas démontrable et on se doute bien que le prof de philo est immensément tenté de faire preuve d’une ironie définitive vis à vis de Jul, et de refuser de voir en lui quoi que ce soit qui puisse se situer plus haut que le pantin qui aligne des briques de musique sur son logiciel, et . Pourtant, le prof nierait alors une évidence, qui s’impose d’elle-même, sans intermédiaire, et n’a même pas besoin d’être argumentée et démontrée : de la même façon que le monde ne suffit pas pour que le monde soit, et qu’il lui faut, tout comme il nous faut un être infiniment parfait pour qu’on puisse éprouver un minimum de confiance dans la vie qu’on mène dans ce monde, il faut à Jul un Julien pour qu’on puisse avoir encore foi en l’homme.
Alors, on peut commencer à apprécier Jul, précisément pour tout ce que sa production industrielle ne dit pas de ce qu’il est, et qui s’impose pourtant, comme une évidence sans laquelle on perdrait toute forme d’espoir envers l’humanité.
Et en bonus, tant qu’à donner dans l’inattendu, autant aller au bout du processus. Il y a un an, le site Konbini passait une journée en studio avec le rappeur marseillais. Au programme ce jour là, le boulot habituel de Jul : sortir de la musique de sa propre ligne de montage, en bon ouvrier du spectacle. Le morceau fabriqué de jour là ? La Machine, justement. On pourrait pointer bon nombre de petits signes témoignant de tout ce qui dans Jul dépasse le personnage. On en retiendra un en particulier, saisi au détour d’une phrase à propos de sa célébrité : j’aurais dû faire Daft Punk. Parce que c’est presque un raisonnement par l’absurde : si Jul était réellement une machine, il ne serait justement pas le même.
On remercie donc Mélissa, qui m’a donné un bon gros boulot de rédaction, et qui aura inauguré cette liste de références avec cette proposition inattendue, mais sensée !