Les humains : des innocents aux mains pleines.


Il peut arriver qu’en cours, de fil en aiguille, d’idée en concept, de mots en images, de phrases en illustrations, on en vienne à évoquer des documents improbables.

En phase de conclusion sur un cours portant sur la technique, alors que nous avions vogué en compagnie d’un Bergson mature et mystérieux (les élèves fronçaient encore les sourcils sur l’univers conçu comme « machine à faire des dieux), et pour illustrer ce que pouvait être le devoir de prise en charge spirituelle de la technique par l’homme, nous nous sommes un peu confrontés à ce texte de Sloterdijk que sont les « Règles pour le parc humain« , et à ce passage qui aura fait couler tant d’encre, sur la nécessité pour l’homme de réfléchir à ses propres conditions de « production ». Comment nous en sommes arrivés à connecter ce texte à une publicité McDonald, c’est un genre de mystère que seuls les méandres de la pensée et de la nécessité d’illustrer de manière un peu parlante suscite volontiers.

Autant dire tout d’abord qu’on pourrait passer une bonne partie de l’année sur ce texte, tant il suscite de réflexion tous azimuts, en direction de notre rapport collectif avec la technique, mais aussi bien sûr en direction de la définition pastorale de la politique, telle qu’elle fut dessinée par Platon.

Nous échouâmes sur cette phrase : « les prochaines longues périodes seront pour l’humanité celles des décisions politiques concernant l’espèce. Ce qui se décidera, c’est si l’humanité ou ses principales parties seront capables d’introduire des procédures efficaces d’auto-apprivoisement. C’est que la culture contemporaine est elle aussi le théâtre du combat de titans entre domestication et bestialité, et entre leurs médias respectifs. Dans un processus de civilisation qui doit affronter une vague de désinhibition sans précédent, il serait bien surprenant que l’apprivoisement enregistre des succès.«

On le sait, ce court texte de Sloterdijk interroge les perspectives de l’humanité lancée sur une trajectoire guidée par le lanceur que fut l’humanisme. On le sait aussi, les règles pour le parc humain décrivent l’humanité comme un groupe d’individus qui apprend peu à peu à se réguler, sans que ce processus de domestication puisse étre considéré comme achevé. On sait quel rôle eut l’alphabétisation dans ce processus d’humanisation, quelle fonction de sélection elle eut entre ceux qui encadreraient et ceux qui demeureraient encadrés. L’humanisme fut une période de cristallisation de cette définition de l’humain comme « être lettré », mais ne constitua pas la conclusion du processus : les masses allaient peu à peu apprendre à lire et écrire, et nombreux seraient bientôt ceux qui seraient en mesure d’encadrer (sans nécessairement le savoir eux mêmes, d’ailleurs). Là est le défi de l’humanité contemporaine : trouver des nouveaux modes de régulation d’elle-même, qui lui permette de se vouloir, et non d’être voulue (il s’agit là d’une référence à Nietzsche qui est, chez Sloterdijk, explicite, il cite d’ailleurs à ce sujet le passage d’Ainsi parlait Zarathoustra dans lequel Nietzsche distingue parmi les hommes ceux qui veulent de ceux qui sont voulus.

A prendre cette distinction de manière superficielle, on pourrait croire qu’une des vertus de la modernité fut de rendre chacun apte à vouloir et à échapper à la domestication. Le problème d’une telle affirmation serait qu’elle dénierait toute forme de processus de domestication moderne. Or, l’évidence de nos fonctionnements actuels est la soumission, certes souvent euphorique, de la plupart aux orientations de quelques uns. Le principe même de la société marchande est la soumission des masses à un discours permanent, répétitif, efficace, usant des ressorts psychologiques les plus puissants, pour obtenir des individus une certaine inattention, permettant de susciter des comportements avantageux. Dans un autre cadre, le principe des démocraties marché commande à l’éducation de produire des humains compatibles avec les fonctionnements politiques qu’on attend d’eux : lecture, certes, mais aussi conception de la majorité comme règle de définition de la vérité, et instauration du consensus comme horizon de la pensée. Qu’on le veuille ou non, nous ne sommes pas, aujourd’hui, moins confrontés aux processus de domestications que nous ne le furent auparavant. Cette désinhibition qu’évoque Sloterdijk consiste précisément en ceci : se croyant suffisamment formé pour se permettre de « vouloir », inconscient du fait que ce vouloir est en fait téléguidé, modelé par d’autres volontés, plus puissantes et aptes à créer l’illusion du vouloir chez le plus grand nombre, l’homme moderne croit prendre en mains sa vie, et pense avoir atteint ce sommet de l’histoire, être enfin, au plein sens du mot, un homme.

Or, c’est précisément ce moment où l’humain devient un parvenu que choisit la technique pour ouvrir grand les portes sur des multiples perspectives pour l’espèce que nous sommes : il n’y a aujourd’hui pas une seule dimension de notre existence qui ne soit touchée par les évolutions techniques, et aucune dont on ne nous dise qu’elle se présente aujourd’hui sous une forme archaïque, à telle enseigne qu’on affirme volontiers qu’il va falloir passer, sans doute, à un stade qui se situe au-delà de l’humain, dans le post-humain (la notion de surhumanité ayant été, entre temps, utilisée à mauvais escient).

Aussi sommes nous les contemporains d’un combat qui passe assez volontiers inaperçu, celui qui se poursuit entre domestication et bestialité, au moment même où rien ne se prend davantage pour un homme domestiqué qu’une bête, et au moment où on désigne facilement comme bestial celui qui est en fait véritablement domestiqué. En multipliant les degrés de transformation des humains par la vaste palette des anthropo-technologies, on a aussi multiplié à l’infini les définitions de l’homme, chaque nouveau bourgeon pensant, encore, représenter la pointe du développement du programme humaniste, alors même que l’humanisme s’abîme dans l’impossibilité pour une quelconque autorité supérieure de juger universellement de ce que devient l’homme, et des perspectives qu’il vise.

On rejoint ici Bergson, même si c’est dans une toute autre ambiance : en nous emballant (dans tous les sens du terme), la technique nous contraint à développer des aptitudes que nous n’avions pas. C’est bien pour cela que Sloterdijk voit dans celle ci le domaine qui nous fait poser des problèmes trop grands pour nous : pour les résoudre, il faudrait effectivement être déjà ce que nous ne sommes pas encore. Pour y répondre, il faut donc décider.

On pourrait trouver énormément d’illustrations à ces quelques observations. Sans doute les premières à venir à l’esprit sont les plus spectaculaires, celles qui mettraient en scène un avenir inquiétant, dans lequel l’humain serait choisi, trié, produit selon des processus, des recettes établies (on pensera en particulier à l’intéressant film d’Andrew Niccol, Bienvenue à Gattaca (1997), et ce d’autant plus que la suite du texte de Sloterdijk évoque précisément les possibilités de sélection génétique au sein de l’espèce humaine. Mais nous avons évoqué en cours un spot publicitaire en apparence bien plus annodin, bien qu’il fasse partie, lui, du monde réel, ne joue pas tout à fait comme une fiction, n’ait aucun rôle prédictif mais au contraire, fasse mine d’établir le constat des choses telles qu’elles sont, comme si ce que raconte ce spot était naturel.

A sa vision, on ne peut qu’être embarrassé : sa mièvrerie le rend, comme la plupart des publicités institutionnelles des grands groupes mondialisés, inattaquable. Et pourtant, derrière la mièvrerie, on sent l’arme pointue, et à vocation massive : ce spot est édifiant, et à ce titre le public, s’il est doué d’un peu d’esprit critique, sent la manipulation, l’enrôlement dans ces « valeurs réelles » dont le film fait, en générique de fin, la promotion. Autant les films nous confrontant à un avenir conçu comme inhumain, asservissant la majorité des hommes à un petit nombre d’entre eux, ou à des machines les dominant, nous permettent de nous indigner à l’avance un peu facilement, autant le film McDonald crée le conflit à l’intérieur même du spectateur, qui ne dispose pas des éléments suffisants pour critiquer posément les schémas idéologiques qu’on lui expose (en apparence, dans le monde décrit par ce spot, tout le monde est gagnant, tout en permettant le profit, et l’échange négocié apparaît comme un fonctionnement naturel (puisqu’il est pratiqué par les enfants). L’apparition de l’argent se fait d’ailleurs de manière très discrète, comme si c’était un échange parmi d’autres, sans caractéristique particulière, et le fruit de l’achat par l’argent peut être réintroduit dans les processus d’échanges, de manière tout aussi naturelle). On sent la volonté de domestication à l’oeuvre, mais au delà de ce sentiment, il y a peu d’arguments qui permettent de démasquer clairement cette volonté.

C’est là une expérience quotidiennement vécue, et elle n’est pas l’équivalent des élans révolutionnaires qui ont été vécus auparavant. S’il s’agissait alors de se confronter à une volonté extérieure et aliénante, il s’agit maintenant de se confronter à ce qu’est devenue sa propre volonté domestiquée, ce qui implique théoriquement d’être capables de connaître et maîtriser les processus, en partie industriels, par lesquels on est devenu ce qu’on est, et on en vient à vouloir ce qu’on veut. On le voit, la condition technologique écartèle l’homme entre ce qu’il est censé être (si tant est qu’il existe une telle définition universelle de l’humain, au moment où la technique permet précisément sa redéfinition), ce qu’on fait de lui (encore au nom de cet universel, et tout en détruisant celui ci), et ce qu’il veut lui même. Cette violence de la condition moderne est moins celle d’une contrainte physique extérieure que celle d’une contrainte psychique intériorisée.

Dans sa naïveté, ce spot nous met donc en face de notre propre déchirement, et de nos propres contradictions face aux conditions de vie qui sont les nôtres, et qui définissent aussi ce que nous sommes, sans que l’on puisse, ni sentimentalement, ni rationnellement, s’en satisfaire.

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