Les goûts sont, on le sait peu à peu, le principal obstacle que puisse connaître un amateur d’art. Ils sont mauvais conseillers, ils nous dirigent vers ces nombreux objets qui n’ont pas d’autre buts que de nous enfermer dans nos petites complaisances, dans la répétition jamais tout à fait achevée des mêmes affects, des mêmes émotions déjà répertoriées, des mêmes petits plaisirs dont on sait que, tels des enfants réclamant chaque soir la même histoire, racontée à l’identique, pour s’endormir, nous pourrons nous y calfeutrer pour y retrouver une zone de réconfort apte à nous anesthésier et à nous isoler du monde ambiant.
Il est difficile de faire un cours de philosophie sur l’art sans s’attaquer plus ou moins à ces comportements de protection qui passent par cet emmitouflement sensitif permis par les produits culturels les plus consensuels, tout en sachant que ni le public en général, ni les élèves en particulier, ne sont tombés de la dernière pluie, et qu’ils ont tous été confrontés à ce mouvement étrange par lequel, parfois, le refus du consensus est une autre forme que celui ci peut prendre. C’est ainsi qu’on est censé embarquer pour un même cours ceux et celles qui ne jurent que par le « beau chant », tel que le pratiquent des Céline Dion ou des Florent Pagny, et ceux qui refusent ce qu’ils perçoivent comme une sous culture, et lui préfèrent une culture souterraine, qui, elle, semble ne pas s’embarrasser d’enjolivements esthétiques, et n’hésite pas à, comme on dit, « choquer »; on entre alors dans des territoires plus ou moins sombres, dans lesquels le grand guignol assumé (les anciens connurent Alice Cooper, les plus jeunes auront évolué dans les univers torturés de Trent Reznor, leader du groupe Nine Inch Nails, facilement porté sur les esthétiques sombres, les ambiances morbides et les visuels traumatisants). Evidemment, ceux qui sont familiers des formes esthétiques les plus sombres sont assez souvent convaincus de connaître des formes moins évidentes, et dès lors plus artistiques que ceux qui écoutent la variété française standardisée ou les ritournelles langoureuses des plats réchauffés de la soul ré estampillées R’n’B’ contemporaines. Le problème, c’est que le marché vient rompre ces digues qui séparaient auparavant les véritables explorateurs des sens du côté des tempêtes, et les frileux amateurs de sensations conventionnelles et réconfortantes du côté sécurisé des ports, avec tout ce que ça comporte de confort, mais aussi d’eaux stagnantes, à tel point qu’on peut se demander si, aujourd’hui, il est possible pour des oeuvres telles que l’histoire de l’oeil de Bataille ou le Chien Andalou de Bunuel et Dali, d’avoir une réelle postérité, dans la mesure où leur transgression est, elle même, devenue une règle, et que des propositions clairement kitch comme celles de Jeff Koons dans ses oeuvres reproduisant les formes les plus populaires, les plus anodines en apparence, mais finalement les plus transgressives dans un univers artistique facilement fasciné par l’horreur.
On le voit bien, il y a là une problématique, qui n’est pas simple, et qui se retrouve dans toutes les couches de la production esthétique, aussi bien dans l’incompréhension qu’on peut ressentir devant les apparents excès d’un Ron Athey mettant son corps en souffrance, que dans l’ambiguïté des propositions de Damien Hirst, que dans les subtiles nuances qui peuvent exister aujourd’hui entre le vide artistique évident chez une Koxie, et la distance intéressante d’une Yelle. On le voit, il est difficile de s’y retrouver, et on est assez vite amené à utiliser des exemples assez tranchés, pour faire comprendre où passent ces hypothétiques frontières entre ce qui est de l’art, ce qui est du lard, et (on l’a vu), du hard.
C’est ainsi qu’on en vint à évoquer en cours les expositions de Gunther Von Hagens, plasticien (ou plutôt, en l’occurrence, plasticineur) allemand, dont le travail consiste à utiliser de véritables corps humains décédés pour en faire ce qu’on peut appeler des statues, des formes figées, qui ont toutes pour caractéristique de dévoiler la manière dont leur organisme fut constitué. Evidemment, c’est impressionnant, et néanmoins, c’est avec étonnement qu’on constatera à quel point ces expositions remportent un succès massif : on s’y rend en famille, on y fait la queue pendant des heures pour s’y confronter à ce qui fait les dénominateurs communs de tous les visiteurs, ainsi que des pensionnaires permanents de cette baraque aux phénomènes moderne : tous ont un corps, diversement dévoilé, et tous sont concernés par la mort, certains l’ayant encore en ligne de mire, alors que d’autres l’ont déjà traversée. Est ce nouveau ? Non. On l’oublie, mais au dix-huitième siècle, le cousin de Jean Honoré Fragonard (dont tout le monde connaît au moins cette liseuse qui se trouva accrochée sous toutes ses formes (tapisserie, poster, reproductions sous divers formats et techniques) dans tous les intérieurs bourgeois), Honoré Fragonard, créa lui même des installations de sculptures assez terrifiantes, utilisant elles aussi des cadavres embaumés. La plus connue s’intitule le Cavalier de l’Apocalypse, et mettait en scène les cadavres mêlés d’un homme, d’un cheval et d’embryons faisant la ronde). Von Hagens est il, de toutes les propositions de plasticiens actuels, la plus sordide ? Non, loin de là. Le groupe chinois « cadavre » va bien plus loin dans les propositions abjectes. Mais il est inutile d’aller jusque là : l’ambiguïté des écorchés qu’il met en scène est un symptome de l’effet que les oeuvres ont eu sur nous, qui est double.
D’une part, ces oeuvres ouvrent les portes à ce que Freud appelait la « pulsion scopique » (ou scopophilie), c’est à dire le plaisir ressenti à regarder. Or cette pulsion peut aussi bien se vivre de manière socialisée, que perverse. Internet, on le sait est un moyen technique fortement scopique, puisqu’il permet de voir chez soi ce que la plupart n’auraient pas l’occasion de voir. Et on sait que les statistiques des moteurs de recherche montrent à quel point les recherches les plus massives se font autour de la possibilité de voir ce que, normalement, on ne devrait pas voir (pour saisir plus précisément ce qu’est la pulsion scopique, on retournera lire ce beau conte de Perrault qu’est Barbe Bleue). Selon que cette pulsion est sublimée ou au contraire retournée sur son propre plaisir, on pourrait discerner les propositions artistiques des simples objets de complaisance.
D’autre part, si l’art a très tôt rencontré de près la morbidité, si les artistes ont très vite su provoquer chez les amateurs des sensations variées, et ont dès lors eu à coeur de parcourir le clavier de la perception de la jouissance jusqu’à l’horreur, on constate qu’avec l’apparition des arts de masse, ce mouvement d’assombrissement a produit de plus en plus d’oeuvres qui se caractérisent avant tout par la surenchère dans l’insupportable. Dès lors, face à cette escalade, peuvent se poser deux questions qui n’en sont finalement qu’une : celle de l’anesthésie des sens, et celle du sens qu’il y a à confronter le public avec ce qui relève de l’horreur). Ces questions se posent, puisque l’horreur paraît le plus souvent gratuite (et on ne parle pas là des oeuvres qui ont officiellement comme propos de nous divertir, telles que le sera la série des films de Wes Craven, mais plutôt des oeuvres qui, sans recul, confrontent le public à des scènes dont le seul intérêt est d’être le plus frontalement possible insoutenables). Quand la série des « Hostel » trace une trajectoire très parallèle à celle des « Saw« , il n’y a aucun doute sur le fait qu’on est dans la plus inquiétante des complaisances, car elle a un véritable rôle d’anesthésiant de la sensibilité : le public rencontrant ces films est massif, et n’a pas du tout la confidentialité de celui des ancêtres de ces films que furent, entre autres les « cannibal holocaust » (1980) ou la série des mondo movies (dont le plus connu est l’un des premiers, « mondo cane » (1962)). Là où ces pionniers produisaient un véritable malaise, (le réalisateur de Cannibal Holocaust dut essuyer plusieurs procès, au cours desquels il dut refaire certains trucages de son film, pour prouver qu’il n’avait mutilé personne pour tourner son film), les productions qui en sont les héritières sont diffusées dans l’indifférence, parce qu’elles ont une audience bien plus importante, mais aussi parce qu’on s’est tout simplement habitués à ces images (on y reviendra un autre jour, cela n’est pas sans conséquences sur ce que nous sommes aussi capables d’accepter dans la réalité). La question est donc celle du sens qu’il y a à confronter le public avec de telles scènes.
Or, il est possible qu’il y ait du sens, même quand le public ne peut pas s’en rendre compte par lui même. Par exemple, après guerre, l’actionnisme viennois est un mouvement artistique qui va aller le plus loin possible dans les performances dégradant très fortement le corps humain. Vues sans préparation et sans culture, ces oeuvres semblent relever de la folie. Cependant, une lecture historique permet de voir en elles une sorte d’expiation de ce que la période nazie fit endurer à l’Europe, période à laquelle ces artistes ne pouvaient pas concevoir de tourner le dos, comme si de rien n’était. Il s’agit de « déceler dans le corps les éléments de contrôle de l’Etat, imaginant ainsi les futures thèses de Foucault à propos de la sexualité; les rapports de domination et de pouvoir s’inscrivent dans le corps et l’Etat appuie son pouvoir sur ceux qui le constituent » (Ian Geay, Montrez ce corps que je ne saurais voir, in L’art à contre-corps). Là, comme chez Ron Athey ou même dans des actions nettement excessives de Bob Flanagan, la mise en présence de la mort, de manière frontale, a un sens car elle n’est pas une impasse. Sans chercher à générer un quelconque plaisir, la mort, le corps, la souffrance ou la jouissance font partie intégrante d’un dispositif qui vise à dépasser ces représentations, ou ces présences pour ouvrir à un au-delà de la mort, du corps et des sensations. En quelque sorte, ces oeuvres s’appuient sur un en deçà d’elles mêmes, et ouvrent à des dimensions qui les dépassent.
Il est difficile de voir cela dans les corps exposés par le Dr Gunther Von Hagens. Lui même peine, d’ailleurs, à justifier sa démarche. Il explique comment elle est possible (on trouve, par exemple, sur son site, une attestation qui permet de lui léguer son corps, pour qu’il en fasse bon usage), il botte en touche dès qu’il s’agit de questions d’ordre esthétique (il ne se positionne pas par rapport à l’histoire de l’art, se considérant plutôt comme faisant partie du circuit de l’edutainment (contraction de la visée éducative et spectaculaire (entertainment) : à la manière de la Cité des Sciences, il propose aux foules un spectacle éducatif. A ceci près qu’il met en scène ce que, jusque là, on avait considéré comme sacré : le corps humain, au delà de sa propre vie. Tragiques furent les situations au cours desquelles on a du céder, dans l’urgence, face à cette sacralité du corps humain. On a en tête les images obsédantes des monceaux de corps poussés par des bulldozers dans les fosses communes après l’ouverture des camps de concentration, ou après les massacres du Rwanda. Quand elles ne furent pas dictées par l’urgence, elles relevaient de la criminalité. L’entreprise du Dr Von Hagens est inquiétante précisément parce qu’elle met en place une banalité du corps, une réduction de celui-ci à sa simple matérialité biologique, oubliant que le corps est précisément cette matière qui n’est pas que matière.
Ainsi, malgré les apparences, les écorchés du Dr Von Hagens ne nous bouleversent qu’en apparence, car ils ne nous emmènent nulle part. Ils dévoilent des corps à côté desquels nous évoluons tout au long de notre vie. En ce sens, on peut même voir là une forme de pornographie (et ce n’est qu’un début, puisque le mot pornographie renvoie étymologiquement à celui de prostitution, et que l’annonce a été faite récemment que Gunther von Hagens avait l’intention de vendre certains de ses corps plastinés, soit entiers, soit en pièces détachées), et d’obscénité (ob-scenus, en latin, désigne ce qui reste d’un homme quand il ne se met plus en scène, autrement dit, ce qui ne devrait pas être vu, et encore moins montré tel quel. On objectera que les cadavres sont mis en scène, mais on répondra à cela que prendre un cadavre pour lui faire mimer la nage, la bicyclette ou le tennis ne constitue pas précisément une idée de mise en scène qui vaille le coup de sacrifier un corps humain (on a vu des sculpteurs renoncer à des idées plus intéressantes que celles là pour sauver un bloc de marbre)).
En revanche, ces écorchés nous contraignent à nous confronter à notre propre relation à la réalité et aux formes qui la représentent (ou en l’occurrence, la présentent). Cela montre à quel point l’art a ouvert les portes de nos sensations, mais aussi avec quelle puissance il nous a désorientés, et ce en nous attachant à des formes de beauté qui relèvent en fait de la complaisance (quand par exemple, l’horreur quitte le champs de l’expérience rare et cruciale, celle qui fait que la vie, avant et après la confrontation avec certaines formes, n’est plus jamais la même, pour investir le champs de la banalité de l’horreur, celle qui fait que tout devient anodin, insensible, normalisé, aplani par le rouleau compresseur de la masse spectatrice, de la foule qui ne peut vivre que des émotions lourdes), ou en nous rendant insensibles à ce qui devrait provoquer de l’écoeurement.
Précisément : être écoeuré faisait jusque là partie des sensations que pouvait provoquer une oeuvre d’art, qui montraient qu’une sensibilité était solicitée, et qu’elle réagissait à ce qui lui était proposé. Le fait qu’une démarche d’exposition de cadavre ait pour but avoué de normalise cette situation est un mauvais présage dans un monde où, précisément, cette indifférence à l’exceptionnel, cette anesthésie a déjà été produite. En ce sens, Gunther von Hagens surfe sur un sentiment qui lui préexiste, bien qu’il feigne de croire le contraire. La pulsion scopique a en effet été amplement diluée dans les dispositifs de voyeurisme auxquels nous sommes aujourd’hui habitué, et l’indifférence est d’ores et déjà généralisée. C’est finalement en ayant une démarche inverse qu’il pourrait espérer offrir aux corps qu’il utilise une perspective qui ressemble moins à une impasse. Ce serait la moindre des choses qu’on doive à ces morts. Ce serait aussi la moindre des choses que ces expositions devraient à leur public.
Illustrations : toutes tirées de l’oeuvre de recherches anatomiques de Léonard de Vinci, tout simplement par refus de reproduire ici les images (d’ailleurs souvent d’assez mauvaises photos) de Gunther von Hagens. On ne recule pas forcément devant quelques transgressions, mais on restera prudent avec celle-ci. Ses oeuvres sont visibles, on en voit sur le lien que j’ai indiqué vers un description de son travail. La grande distance entre De Vinci et Von Hagens est celle qui sépare la représentation de la présentation. C’est une distinction qui parcourt toute l’histoire de l’art jusqu’à la modernité. Il ne s’agit pas ici de remettre en question la pertinence de la démarche de ceux qui vont introduire l’art dans le domaine de la présentation, mais de se demander si le corps humain, au-delà de la mort, peut être assimilé à un ready made exposé tel quel, dans sa plus totale nudité, dans toutes les dimensions de ce terme.
Pour compléter :
Art à contre corps – Ouvrage collectif, ed. Quasimodo, 1998
Numéro spécial de Art Press – Représenter l’horreur – Mai 2001 (méfiance : beaucoup d’oeuvres présentées dans ce numéro spécial sont très éprouvantes et s’adressent à un public averti (et on peut se demander s’il est vraiment humain d’être averti au point de ne plus trouver certaines de ces oeuvres comme éprouvantes))
Cher Harry, (Et oui, je viens de découvrir votre site et vous m’êtes déjà précieux)
Au-delà de votre sublime et salutaire capacité à rendre intelligible
des concepts parfois extrêmement compliqués à des personnes comme moi (c’est-à-dire pourvues d’une intelligence tout à fait moyenne) il y a à mon sens dans cet article une conception juste et réconfortante de ce qu’il est ou non souhaitable de faire avec « de l’être humain ».
Réconfortante au sens où elle répare avec des mots le mal qui nous est fait à tous dans l’oeuvre du docteur Von Hagens.
Laissons les morts en paix, ceux-ci n’appartiennent pas plus au docteur que nous ne nous appartenons à nous-mêmes. Et prenons garde à ne pas nous laisser totalement anesthésier sous peine de finir plasticinés vivants.
Merci.
Emma