Trans-textualité

In 24 fois la vérité par seconde, Art, Bonus, Divers
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Quelle est la matière d’un film ? Qu’est ce qui en constitue l’essence ? De quoi « ça » parle ?

En apparence, s’il faut chercher un contenu dans un film, c’est vers son récit qu’il faut se diriger : art du temps, comme la musique, mais aussi art de l’image, comme la peinture ou la photographie, il est l’art qui se rapproche le plus de la sensation que nous donne nos propres vies, qui sont elles-mêmes vécues sur le mode du récit. Un film serait donc une suite de scènes, qui constituerait une aventure globale, menant d’une situation de départ à un dénouement.

Si on faisait de la psychanalyse, on dirait qu’on a là, en effet, le contenu patent d’un film. Pour décrire Taxi ou les Bronzés font du ski, il ne serait effectivement pas utile d’aller plus loin que ce niveau là. Par contre, nombreux sont les films qui vont difficilement se résumer à un aussi simple scénario : que devient Easy Rider si on le réduit à son récit ? Dans la peau de John Malkovitch peut il être considéré comme une simple aventure au cours de laquelle une série de personnages vont devenir, pour quelques minutes, John Malkovitch en personne ? Et que dire d’expériences cinématographiques plus radicales encore telles que celles que mène Guy Maddin quand il récupère l’esthétique des films d’Eisenstein ou des expressionnistes dans des oeuvres où le montage prend nettement le dessus sur le scénario ? Et, sans aller aussi loin, que dire des films de Wong Kar Wai dont on sait qu’ils sont tournés sans scénario, et que leur récit n’est finalement qu’un fil que le réalisateur place entre les doigts du spectateur, qui va être ainsi suffisamment rassuré pour accepter de suivre une expérience esthétique dont le coeur est loin d’être ce récit, qui est pourtant ce qu’on perçoit en premier de tout film.

Si on faisait de la psychanalyse, de nouveau, on dirait que derrière le récit d’un rêve, il y a un contenu latent, qui utilise la forme du rêve, la manière dont est constitué son récit, pour s’exprimer. Il ne s’agit pas, ici, de se lancer dans un exercice d’interprétation psychanalytique de tel ou tel film, mais simplement d’indiquer qu’un réalisateur, quand il fait vraiment du cinéma, manipule autre chose qu’un récit. Celui ci n’est qu’un prétexte. Chez Hitchcock, ce prétexte s’appelle un Mc Guffin, ce point de départ nécessaire à toute histoire : dans Psychose, le McGuffin, c’est l’argent volé à Marion en début de film. La péripétie lance le film, mais n’en constitue pas l’essentiel, qui est ailleurs.

Dans Tout sur ma mère, Almodovar empile tellement de couches de récit, entrecroise à ce point les trajectoires, agence tellement précisément les hasards, qu’on en vient à douter de ce qui constitue le coeur du film. Il y a tant d’histoires qui se font écho les unes les autres, tant d’existences qui entrent en résonance que le spectateur prend plaisir à s’y perdre. Almodovar joue des ficelles du mélodrame pour embarquer la salle sur cette piste, mais il tricote toutes ses lignes conductrices, brouille les pistes et camoufle ainsi son véritable projet, qui n’est indiqué que par des indices, en partie dispersés (quelques répliques reprises, de voix en voix comme des passages de relais, des Esteban qui se transmettent la vie sans se connaître) en partie structurels, constituant la véritable matière du film. Celle-ci, comme dans toute oeuvre, dépasse le prétexte pour toucher à quelque chose qui relève des énergies fondamentales de l’existence humaine, quand celle ci ne se contente pas d’être vécue isolément, en autarcie, pour soi, mais qu’elle est une plateforme qui a pour seule volonté de se dépasser elle-même, à travers les autres.

Dans le film d’Almodovar, il ne s’agit que de trans-mission. Des mouvements sont lancés, des lettres sont écrites, des rencontres sont programmées, des enfants sont sur le point d’être accueillis au monde, des choix de vie sont effectués, des trans-formations physiques et spirituelles sont parachevées. Ce sont autant de vies qui sont lancées sur leurs trajectoires, et qui cherchent des horizons vers lesquels se projeter. Récit de transmissions, le film se devait d’être lui même un vecteur permettant à des énergies extérieures à lui même de se projeter hors de leur territoire réservé. C’est ainsi que le titre du film lui même est en fait une reprise d’un film de Mankiewicz « All about Eve« , dont l’actrice principale, Bette Davis, est à deux reprises citée dans Tour sur ma mère, avant que le film lui soit dédié dans le carton de fin. Ainsi, aussi, la scène inaugurale du film, au cours de laquelle le fils de l’héroïne est renversé par une voiture, ce qui lance l’ensemble du récit (même si les quelques scènes qui précèdent ce drame le préparent, et le placent déjà dans une perspective), est-elle une citation explicite (bien que non précisée dans le mouvement du film) de la scène d’entrée du film de Cassavetes Opening Night, au cours de laquelle c’est une fan de l’héroïne qui est renversée par une voiture. Tout y est : le théâtre, la pluie torrentielle, la star distante, même les affiches très grand format sont reprises, telles qu’elles sont présentes sur la scène du film de Cassavetes. Mais ce qui se joue derrière ces morts, c’est en fait la transmission d’un film à l’autre de forces, de tensions, qui ont pour vocation de parcourir l’art, d’oeuvre en oeuvre. C’est ainsi que Gérar Genette définissait l’inter-textualité : « une façon pour un texte… par un recours à des citations explicites et massives, de transcender sa clôture ou son immanence« . (Figures IV). Il s’agit finalement de permettre aux oeuvres de se féconder les unes les autres, et ce pour permettre à de nouvelles formes d’émerger et de se développer.

Malraux l’avait écrit ainsi dans les voix du silence: « de même qu’un musicien aime la musique et non les rossignols, un poète des vers et non des couchers de soleil, un peintre n’est pas d’abord un homme qui aime les figures et les paysages. C’est un homme qui aime les tableaux. » De la même manière, Almodovar est certes un homme qui aime les personnages dont il trace les histoires, mais plus que cela, il est un homme qui aime le cinéma, qui le regarde, qui fait du cinéma, et qui le fait en s’appuyant sur l’histoire de cet art.

C’est ainsi qu’on peut faire de ces passages la matière même de Tout sur ma mère, mais aussi du cinéma de manière générale. C’est là ce qu’on appelle l’intertextualité, définissant l’art comme un milieu au sein duquel les oeuvres dialoguent moins avec le réel qu’entre elles. Et c’est ce dialogue, ces citations, ces correspondances, ces oppositions qui peu à peu tisse un univers, parallèle à ce qu’on appelle communément « réalité », et qui est finalement constitué par ce dialogue entre oeuvres qu’on appelle, en somme, la culture.

Deux extraits sont donc montés successivement ici, pour en montrer les résonances : les séquences d’ouverture respectives de Tout sur ma mère et d’Opening Night. On a indiqué plus haut quelles articulations existent entre ces deux séquences, et comment l’énergie de la seconde vient irriguer le drame de la seconde, et comment la seconde offre, en retour, un horizon à ces morts. Reste à faire son travail de spectateur : regarder, éprouver tout d’abord, mais aussi mettre en relation, connecter, non pas pour mener sur ces séquences des analyses froides comme des autopsie, mais au contraire pour en cerner tout ce qu’il y a de spirituellement vivant. Au même titre que les personnages d’Almodovar, les oeuvres ont une vie secrète, s’échangent entre elles des fluides vitaux, et pratiquent sous le nez du spectateur de la contrebande d’essences.

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