Lieu : Le Lieu du design
74 rue du Faubourg Saint-Antoine
75012 Paris
Dates : jusqu’au 21 Août.
Renseignements : www.lelieududesign.com
Coût : Gratuit
On a appris à reconnaître les objets d’art à ceci : ils sont inutiles, ne répondant à aucun besoin. Ainsi, sur les pas de Kant, on distingue d’un côté les objets issus d’un déterminisme qui conduit l’homme à les produire (un besoin, un système économique qui réclame en permanence de la nouveauté pour alimenter le marché et renouveler artificiellement les envies, ou la simple possibilité technique de faire quelque chose), et de l’autre les ouvres d’art, celles dont Kant écrit : « En toute rectitude, on ne devrait appeler art que la production qui fait intervenir la liberté, c’est à dire un libre arbitre dont les actions ont pour principe la raison. », condition à laquelle ne répond pas un téléphone portable, une voiture ou un disque d’Amel Bent.
Le critère permet de créer des catégories d’objets ; il autorise aussi la séparation des rôles : quand certains peuvent prétendre être artistes, d’autres doivent se contenter d’être, au mieux, designers, vendus qu’ils sont au monde des objets utiles et rentables. Mais évidemment, en dehors de ceux qui aiment entrer dans les formats officiels, ni les uns ni les autres ne se contentent de ce genre de catégorie. Que penser par exemple des performances de Made in Eric qui brisait la frontière qui sépare habituellement le corps humain des objets, en transformant le corps de l’artiste lui-même un quelque chose qu’on peut louer et utiliser comme une table, un pique-fleur, un fauteuil ou un pied de micro (pour le groupe les Tétines noires, rebaptisé depuis LTNO, et recourant aux services de Made in Marco, qui est une déclinaison de Made in Eric dans un autre corps (comme s’il s’agissait d’une production) ? Et que dire du processus inverse, qui consiste pour un designer à proposer des objets coupés de leur utilité théorique ? Dès lors que la fonction des objets utiles croise le pouvoir fictionnel des œuvres, les cartes sont brouillées. Mais c’est peut être aussi l’occasion de penser, puisque les catégories ne sont plus données comme des évidences.
C’est ce genre d’effet que peuvent produire les œuvres de Noam Toran, dont la galerie Le Lieu du design propose pour encore quelques jours, quelques pièces importantes. Si on devait caractériser la démarche de Noam Toran, c’est sans doute au fameux MacGuffin hitchcockien qu’il faudrait se référer. Le MacGuffin, c’est par excellence un objet fictionnel : il n’a de sens qu’en tant qu’il génère du récit, mais en tant qu’objet, on peut totalement s’en désintéresser. Ainsi, dans La Mort aux trousses, Hitchcock s’amuse t-il à enfoncer le clou de son principe en rendant inaudible l’explication du trafic de statuettes et de microfilms, couverte par le bruit d’un moteur d’avion. C’est que tomber dans l’explication des fonctions, dans le déterminisme des objets, ce serait sortir de la fiction, qui tend ici à être, le plus possible, un pur jeu de formes. Et si Hitchcock fut considéré comme le maître du suspens, c’est précisément parce qu’il savait comme personne manier le pouvoir fictionnel d’un objet, pour concentrer sur lui toute la charge narrative dont son récit avait besoin.
Le MacGuffin est précisément le point de départ d’une série d’objets créés par Noam Toran spécifiquement autour de leur pouvoir fictionnel. Il peut s’agir d’un volant de Porsche attribué à James Dean, d’une cassette Betacam ou bien, plus drôle, du moule des sculptures de Jeff Koons ; tous ces objets sont fictifs, et visuellement présentés comme tels puisque non réalistes, réalisés dans une fragile résine noire, non peinte. Ils sont de plus accompagnés d’un synopsis qui les introduit dans un espace
Mais les MacGuffins eux-mêmes sont tirés de récits collectifs, déjà partagés et fonctionnent comme référents permettant de replonger dans la dimension autre qu’est le récit.
A partir de cette proposition, il serait alors intéressant de passer aux objets du quotidien, ceux qui n’ont a priori pas d’histoire. Mais ce serait oublier, et nous le savons bien, qu’avec les objets qui peuplent notre quotidien, comme on dit, « on se la joue ». Loin de les réduire à leur usage supposé, nous les chargeons à leur tour d’un potentiel narratif qui fait de la vie une fiction dont ils constituent la panoplie. Noam Toran les met en scène dans des très courts métrages qui font penser, par la qualité de leur réalisation, aux images léchées des publicités ou aux réalisations d’un Matthew Barney qui serait revenu vers le monde tel qu’on le connaît. Ou presque, puisque c’est du côté de nos fantasmes, de nos rapports non avoués avec les « choses », du détournement de leur usage, bref, de notre aptitude à créer des comportements qui racontent des histoires que Noam Toran nous entraine, se contentant d’ouvrir brièvement une porte sur les us et coutumes de ses personnages, frôlant le voyeurisme, ne permettant jamais d’aller jusqu’à l’intimité de leur récit, qu’on poursuivra soi même, en y injectant nos propres fictions. Desire Management, puisque c’est le titre de cette suite de très courts films quasi promotionnels, met en relation, sous forme cinématographique (la forme fictionnelle par excellence, c’est-à-dire celle sous laquelle nous mettons en scène nos vies) des humains qui rêvent avec des objets. C’est d’ailleurs là ce qui distingue ces séquences des spots publicitaires : le spectateur n’est pas incité à envier l’objet possédé par autrui, il est simplement confronté à des individus qui ont élu un objet pour s’évader, qui un chariot qui fait osciller des verres de vin, qui un aspirateur auquel il s’abandonne, qui une théière permettant de faire infuser les larmes de son conjoint. Ces dispositifs sont d’autant plus uniques qu’ils intègrent celui qui les vit, n’invitant le spectateur qu’à une entrevue de trop courte durée pour partager l’expérience, coupant à leur racine les processus de production de l’envie.
On pourra alors revenir vers l’hommage au cinéma de Jean-Luc Godard qu’est Object for lonely men, sorte de nécessaire inclus dans une table à compartiments préformés, contenant les objets emblématiques du personnage joué par Jean-Paul Belmondo dans A bout de souffle (les lunettes de soleil, le revolver, la tête de Jean Seberg, le paquet de Gauloises, etc.). Ici encore, il n’y a pas d’usage répertorié qu’on puisse associer à cet objet, il ne fait que renvoyer à l’univers auquel il est associé, appelant davantage à la contemplation qu’à l’action.
On retombera alors sur nos pieds, confirmant la distinction qui inaugurait notre courte réflexion. Mais on remarquera qu’il n’est pas tout à fait anodin que ce soit un designer (c’est ainsi que se désigne Noam Toran) qui permette de valider cette séparation, en explorant les limites de son propre domaine, en le poussant simplement du côté du véritable loisir.
Ces « objets » sont encore visibles pour quatre jours (en comptant aujourd’hui) au Lieu du Design. Si on est pris de court, on pourra tout de même aller faire un tour sur le site de Noam Toran, qui répertorie ses principaux travaux : http://noamtoran.com
En complément, la vidéo Desire Management, dont on parlait un peu plus haut, mais on invitera celles et ceux qui la regarderont à tenter d’aller voir l’exposition dans sa totalité, sans se contenter de cette petite fenêtre sur le travail de ce designer :
Desire Management
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