Une nouvelle agora

Continuons à ouvrir la boite à outils conceptuels qui permettrait d’y voir un peu plus clair dans le brouillard de gaz lacrymo et de jaune fluo dans lequel on baigne depuis quelques semaines. Des gens sont dans les rues, sur les ronds points, aux péages. Ils sont travailleurs, employés, indépendants, chômeurs, retraités. Ils sont aussi, désormais, étudiants, lycéens. Et on atteint un niveau de crispation tel que, forcément, ça ne se passe pas toujours bien. Il y a les instants  où les actes qui dépassent toute forme de pensée, il y a les moments où on peut être submergé par la colère, le sentiment d’urgence, ou même l’amusement; et ça peut se passer devant une grille de lycée comme dans la soi-disant plus belle avenue du monde. Mais il y a aussi le temps de la réflexion un peu plus lointaine, ce temps qu’on aurait pu prendre avant l’urgence afin de penser. On ne peut, certes, revenir en arrière, mais on peut dialoguer avec ceux qui, avant qu’on en arrive là, ont pensé la situation dans laquelle nous nous trouvons. 

Parce que finalement, le problème, si on écoute un peu ce qui se dit, sur les points de blocage, sur les manifs, c’est que les gens ne se sentent plus rien de commun avec les hommes politiques qui sont censés les représenter. En somme, en les regardant être, parler, décider pour eux, ils ne se reconnaissent pas eux-mêmes. C’est une crise de la représentation. Et c’est donc une crise de la démocratie. 

Ça ne signifie pas que ce soit une remise en question de la démocratie en tant que principe. Parce que la démocratie peut être mise en oeuvre sous diverses formes. Et la forme que nous connaissons n’aurait pas été reconnue comme démocratique par ceux qui, les premiers, ont vécu dans des Cités grecques, ou plutôt par ceux qui ont constitué, en tant que citoyens, ces premières Cités. Parce que seuls quelques uns gouvernent tous les autres, quand bien même ces derniers choisissent leurs dirigeants, c’est un gouvernement par quelques uns, et selon les racines grecques, on appelle cela une oligarchie. Le simple fait, d’ailleurs, qu’on puisse parler de « dirigeants », et que ceux-ci se sentent investis du pouvoir de diriger les autres montre quelle dérive a connu chez nous la démocratie, puisque celle-ci est censé être un régime politique dans lequel c’est le peuple qui dirige. Et il faudrait, dans la mesure du possible, qu’une démocratie fondée sur la représentation n’enlève en rien au peuple sa souveraineté, c’est à dire son aptitude à se diriger lui-même.

En entendant certains demander un rapport plus direct entre les citoyens et le pouvoir, exiger la formation d’assemblées populaires, et le retour à une démocratie beaucoup plus directe, on peut avoir en tête des propos que Castoriadis tenait dans un documentaire en treize épisodes, tourné en 1989 par Chris Marker, intitulé L’Héritage de la chouette.

Ces propos, retranscrits à l’écrit ci-dessous, permettent de comprendre qu’il y a, au fond, dans les demandes actuelles, un désir de retour à une démocratie moins éloignée de ses racines, dans laquelle le peuple ne serait plus un objet dont l’homme politique s’occupe, mais un sujet qui décide par lui-même le sort qu’il se réserve. Ce qui nécessite de s’élever contre les institutions, ci celles-ci empêchent à la volonté populaire de s’exprimer, ou d’être mise en oeuvre, mais ce qui nécessite aussi que chaque personne fasse l’effort d’être investi dans ce rôle de citoyen, parce qu’on se fait citoyen quand on cesse de se laisser faire. 

Voici donc un extrait des propos tenus dans le troisième épisode de L’Héritage de la chouette, consacré à la démocratie : 

« Mais par rapport à ce problème de la représentation, l’essentiel c’est quoi ? C’est que les citoyens anciens considéraient effectivement que la communauté, la polis était leur affaire. Ils se passionnaient pour ça. Les individus modernes, c’est là que le bât blesse, ne se passionnent pas. D’où d’ailleurs ce phénomène tout à fait caractéristique du monde moderne : nous avons de longues périodes de plus ou moins grande apathie politique pendant lesquelles les affaires communes sont gérées par les politiciens professionnels, et puis nous avons, de façon paroxystique, comme des crises, des révolutions. Parce qu’évidemment, les professionnels gérant le domaine politique ont été trop loin, ou ce qu’ils font ne correspond plus à ce que la société veut, la société ne peut pas trouver des canaux normaux pour exprimer sa volonté, on est donc obligé d’avoir une révolution. L’activité politique dans la société moderne ne peut se réaliser que sous cette forme paroxystique de crises qui surviennent tous les dix, vingt, quarante ans, etc. Alors que dans l’histoire de la cité des Athéniens, nous avons trois siècles, – je laisse de côté le IVe qui est pour moi, en effet, le siècle où la démocratie s’atrophie, disparaît, dégénère après la défaite de 404 et la guerre du Péloponnèse –, nous avons trois siècles où il y a des changements de régime, mais où, en tout cas, ces trois siècles sont caractérisés par la participation constante, permanente, des citoyens dans le corps politique. Ça ne veut pas dire du 100 %, mais les plus récentes études, celle de Finley par exemple, montrent que quand une affaire importante était discutée dans l’Assemblée du peuple à Athènes, il y avait 15.000, 20.000 personnes sur 30.000 citoyens. Il faut savoir ce que cela veut dire. Ça veut dire qu’il y avait des gens qui partaient à deux heures du matin du cap Sounion, de Laurion ou de Marathon pour être sur la Pnyx au moment du lever du soleil. Les Prytanes annonçaient que la délibération était ouverte. Et ils faisaient ça pour rien. Le salaire ecclésiastique a été introduit beaucoup plus tard. Ils perdaient une journée de travail, leur sommeil pour aller participer. Et ça, il faut l’opposer à une phrase, très bien dite, de Benjamin Constant, vers 1820, quand il oppose la démocratie chez les Modernes à la démocratie chez les Anciens, où il dit à peu près cela… Constant était un libéral, il était pour la démocratie représentative, pour le suffrage censitaire, il pensait que les ouvriers, étant donné leur occupation, ne pouvaient pas vraiment s’occuper de politique, donc il faut que les classes cultivées s’en occupent. Il dit que de toute façon pour nous autres, ce qui nous intéresse, nous autres, Modernes, n’est pas de participer aux affaires publiques. Tout ce que nous demandons à l’Etat c’est la garantie de nos jouissances. Cette phrase a été écrite pendant les premières années de la Restauration, il y a 160 ans, et elle dépeint tout à fait typiquement l’attitude moderne. Il demande à l’Etat la garantie de ses jouissances, c’est tout. »

Et pour ceux qui ont envie de mettre les images de Chris Marker et le visage de Cornelius Castoriadis sur ses propres mots, voici l’épisode trois de cette série documentaire passionnante, que vous pouvez trouver, intégralement, sur dailymotion. Le son est un peu décalé avec l’image. Si vous trouvez ça excessivement gênant, faites-vous offrir le dvd de cet essai filmé. Il vaut la peine d’être regardé en intégralité. 

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