Complément à la préparation à l’oral, à propos d’Epicure : la classification des « désirs » dans la Lettre à Ménécée commentée par Jean Salem

In Auteurs, Epicure
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Lors de l’oral de philosophie, quand on interroge les élèves sur la Lettre à Ménécée d’Epicure, on convie volontiers les candidats à expliquer le passage de ce court texte dans lequel l’auteur classe les désirs selon la fameuse tripartition (désirs naturels et nécessaires / désirs naturels et non nécessaires / désirs non naturels et non nécessaires). Reste que l’exposé, dans l’œuvre elle-même, est très court, et que l’expliquer demande un développement qui n’est pas si aisé si on veut simultanément l’illustrer un peu d’exemple tout en montrant la logique qui soutient cette classification. Pour un candidat, c’est d’autant plus difficile que, souvent, les dossiers qui accompagnent cette œuvre, dans les éditions qui leurs sont destinées, se contentent de transformer ce passage en petit tableau qui ne va guère au-delà de la simple description de la tripartition.

Il y a des livres dont les titres constituent des promesses qui seront satisfaites. A cette catégorie appartient l’ouvrage de Jean Salem Tel un dieu parmi les hommes – l’éthique d’Epicure. Etude approfondie de l’épicurisme, puisant dans ce que l’histoire nous aura laissé des textes de cette école, le plus largement possible, croisant les auteurs pour mieux cerner les grands axes de cette doctrine qui se présentait comme la seule vrai connaissance, Jean Salem s’attache à démêler les fils de cette classification, en l’illustrant d’exemples qu’il appuie sur les propos des épicuriens eux-mêmes. On ne saurait trop conseiller à tous ceux qui voudraient approfondir cette pensée de s’offrir le luxe de cette lecture, et en particulier celle du deuxième chapitre, intitulé les Limites du désir. S’ouvrant sur la soif sans fin de conquête d’un Alexandre le Grand peint sous les couleurs de l’excès, du mouvement incessant n’autorisant jamais aucun repos, ce chapitre en vient assez rapidement à la tripartition des désirs qu’on trouve, en fait, dans deux textes différents d’Epicure : la Lettre à Ménécée, mais aussi dans ses Maximes (XXIX). Jean Salem s’intéresse tout d’abord à ces deux occurrences de la distinction, et si la comparaison qu’il effectue concernera sans doute plutôt des spécialistes, elle est fort intéressante et situe le niveau d’exigence de ce texte. On trouvera ci-dessous le passage qui s’attaque plus directement à la classification elle-même. C’est lisible, compréhensible, et cela permettra de se tirer de l’épreuve avec les honneurs si on en a mémorisé les grandes lignes :

« Il convient désormais, malgré la rareté relative des textes (qui nous incite à toujours recourir à celui de Lucrèce…), de dresser une liste plus exhaustive des désirs qu’Epicure récusait et de ceux qu’il tenait au contraire pour conformes à notre nature.

a – Les désirs naturels et nécessaires le sont « pour le bonheur », « pour l’absence de souffrance du corps », ou « pour la vie même », déclare la Lettre à Ménécée. « Manifestement, l’énumération va du moins au plus strict nécessaire », fait remarquer Mme Rodis-Lewis [dans son Epicure et son école, p.176]

• les désirs nécessaires à la vie elle-même sont la faim et la soif. C’est des animaux, dira Lucrèce, qu’émane et se détache le plus de corps élémentaires : leur substance s’étant raréfiée, ceux-ci prennent de la nourriture pour étayer leurs organes chancelants, pour que l’aliment distribué dans leurs membres et leurs veines aille y « combler les vides creusés par la faim ». Et c’est d’une façon identique que les liquides se répandent dans toutes les régions du corps qui en réclament.

• Les désirs nécessaires au bien-être du corps sont essentiellement ceux qu’ont satisfaits les premières inventions techniques, celles qui se sont bornées à prolonger – à terminer, en quelque façon – la nature : ainsi, le tissage des vêtements nous prémunit contre le froid, et l’art de construire des abris nous protège des intempéries. Le désir d’un bon feu, en hiver, et celui de tirer de la terre des cultures conformes à nos besoins alimentaires devaient aussi constituer, aux yeux d’Epicure comme à ceux de Lucrèce, des désirs naturels et nécessaires à la tranquillité du corps.

• Quant aux désirs naturels et nécessaires au bonheur, ce sont, d’après Marcel Conche, le désir de philosopher et – enveloppé par celui-ci – le désir de pratiquer l’amitié.
L’homme civilisé, le citadin qu’a perverti une civilisation toujours avide de nouveaux artifices n’a plus d’autre recours, en effet, que la philosophie s’il veut retrouver la nature. C’est elle qui, seule, peut régler nos désirs ; c’est elle, comme on a pu l’écrire, qui nous « ramène à la limite ».
Et l’égalité d’âme étant la condition suffisante de l’égalité d’humeur avec l’autre, la sagesse a pour fruit suprême l’amitié véritable : en forçant sans doute quelque peu le sens d’une parole rapportée par Sénèque, De Witt assurait même qu’aux yeux d’Epicure, il est plus nécessaire d’avoir quelqu’un avec qui manger que quelque chose à manger. (…)

b – Les désirs naturels et non nécessaires sont principalement le désir sexuel et le désir du beau (ou « désir esthétique)

Le premier est incontestablement naturel : il accompagne toujours l’émission d’une certaine liqueur que l’organisme tend naturellement à répandre au dehors. Epicure, notait Knut Kleve, groupe parfois la jouissance sexuelle parmi « les bonnes choses », avec d’autres sensations de plaisir fondamentales, ayant trait au goût, à l’ouïe et à la vue. Mais plusieurs fragments nous le montrent adoptant un ton beaucoup plus réservé à l’égard de ce même plaisir : ainsi, selon Diogène Laerce, il aurait enseigné que le « commerce charnel ne nous est nullement profitable » et qu’ « il faut s’estimer heureux si l’on s’en tire sans dommage ».

Celui qu’habite le désir de l’amour ressent le besoin très réel d’une certaine déperdition de matière ; ce besoin, la consommation de l’acte viendra normalement l’apaiser, mais il semble également plausible qu’une dépense énergétique de substitution puisse aussi bien le résorber, puisque c’est du corps tout entier que proviennent les atomes de la semence : activité physique et même gymnosophique, ou conversation philosophique avec un ami. Car il est bien souvent utile, aussi bons que puissent être en eux-mêmes les doux liens d’Aphrodite, de n’en user que prudemment : tant il est parfois malaisé, une fois que l’acte est consommé, de réapprendre à se déprendre ou d’échapper à quelque honte, – de se garder, en d’autres termes, d’éprouver le moindre tracas, c’est-à-dire la moindre douleur en notre âme.

Le désir de contempler des choses belles parait moins évidemment naturel que le désir sexuel. D’autant qu’Epicure semble avoir condamné les poètes, ou tout du moins la poésie homérique, accusée, tout comme chez Platon, de tromper le public en propageant des mythes mensongers présentés sous une forme attrayante. (…)
Néanmoins, parce que la beauté est donnée tout entière dans les sens et que les images ou les sons agréables ne sont point éprouvés comme tels sous l’effet d’un jugement de l’esprit mais par suite d’une affection de plaisir ; parce qu’en outre l’objet du désir esthétique est en droit toujours limité – la nature ne pouvant créer indéfiniment des beautés toujours surpassables – ce même désir peut être classé parmi ceux qui, sans être absolument nécessaires à notre joie constitutive, sont cependant foncièrement naturels. Cicéron témoigne d’ailleurs de ce qu’Epicure considérait bien ainsi ce désir : « pour mon compte, aurait-il déclaré, je ne vois pas ce que je pourrais entendre par le souverain bien, abstraction faite des plaisirs que procurent le goût, les choses de l’amour et l’audition des chants, abstraction faite aussi des sensations agréables que les manifestations de la beauté procurent à nos yeux et, d’une façon générale, de tous les plaisirs qui, dans l’ensemble de l’être humain, sont produits par n’importe quel sens ». Et Lucrèce n’omet pas de mentionner la musique et le chant et la danse, lorsqu’il peint la vie simple des hommes naturels que furent, selon lui, nos lointains ancêtres.
Mais l’argument qui doit le plus nous incliner à considérer qu’Epicure rangeait le désir du beau parmi les désirs naturels doit être tiré, croyons-nous, de sa théologie : on comprendrait for mal, s’il devait en aller autrement, que Lucrèce ait pu affirmer que les premiers hommes ont trouvé aux dieux des figures « d’une beauté sans pareille », et que cette « éclatante beauté » les ait assez surpris pour qu’ils prêtent en outre à ceux-ci le pouvoir de gouverner la nature. La contemplation renouvelée de la beauté divine, avant que d’être obnubilée par le mythe et les vaines opinions, semble bien avoir largement contribué à cristalliser en une prénotion durable les images, tout d’abord ponctuelles et labiles, qui – une fois détachées des dieux – impressionnaient les premiers hommes : or, on voit mal qu’un désir vain ait pu jouer un si grand rôle chez des êtres aussi peu contournés que l’étaient nos premiers et lointains ancêtres. Le désir esthétique, s’il n’est certes pas un désir dont la satisfaction est indispensable au bonheur, devait donc figurer parmi les désirs naturels dans la classification d’Epicure.

c – Les désirs vains, enfin, sont tous ceux qui comportent de l’illimitation.

Ce sont soit des désirs naturels dont on méconnait la limite (excès de table ou raffinements culinaires ou vestimentaires, dans le cas des désirs naturels et nécessaires ; passion amoureuse ou vanités esthétisantes, dans le cas de ceux qui sont naturels mais non nécessaires), soit des désirs illimités par essence et a principio aberrants.
La vaine crainte de la mort constitue, on l’a dit, le prototype – et même, selon Lucrèce, la cause inconsciente – de tous les autres pothoï [Note du moine copiste : désigne, en grec, un désir irrépressible qui serait composé pour partie de regret ; comme une nostalgie qui se transformerait en action] : ce n’est jamais rien d’autre, en effet, que le désir d’une vie dont la durée puisse être indéfinie. Le désir de la gloire, ce « soleil des morts », selon l’expression de Balzac, est également vide de sens. En tout état de cause, être glorieux suppose que l’on plaise à la foule ; or le philosophe ne se règle point sur l’opinion de la foule. Le désir des biens terrestres – qui sont à portée de nous, qui sont ceux de notre prochain – comporte la même illimitation, la même pleonexia (ce désir d’avoir toujours plus, que les Latins ont traduit par « avaritia »), et donne lieu aux mêmes frénésies. « Le désir s’étend sans mesure quand il franchit les limites de la nature. Car celle-ci a sa fin, [mais] les vains élans de la concupiscence sont sans bornes » (Sénèque, Lettre à Lucilius, 39, 5-6). Ainsi, « ni la richesse la plus grande qui soit ne délivre du trouble de l’âme ou n’engendre une joie réelle, ni l’estime et la considération de la foule, ni rien d’autre qui dépende de causes sans limites définies ». L’ambition, le désir de domination, l’aveugle désir des honneurs et toutes les diverses passions sociales tombent, pour la même raison, sous le coup de la même critique.

On le voit, moins ils sont nécessaires, plus les désirs sont difficiles à contempler. La peine, le trouble – la douleur, en un mot – que nous cause la poursuite d’un plaisir est toujours en raison inverse de son importance effective. Les désirs naturels et nécessaires sont précisément ceux auxquels « on peut donner pleine satisfactions avec un rien » comme l’écrit Cicéron dans ses Tusculanes (V, XXXIII, 93) : ce sont ceux-là même qui font dire aux épicuriens que « les richesses selon la nature sont à la portée de tout le monde » (Ibid.). Pour ce qui est de la seconde catégorie de désirs – les désirs naturels et non nécessaires – « il n’y a guère de difficulté, soit à s’en procurer les objets, soit même à s’en passer ». Car, d’une façon générale, les plaisirs correspondant à cette sorte de désirs sont certes « désirables, mais à condition qu’ils ne puissent faire du tort » (Ibid) : aussi ne sont-ils « jamais utiles », à parler strictement. Quant à ceux qui viennent en troisième lieu, « l’idée qu’ils sont pleinement chimérique » – autrement dit que leur satisfaction est infiniment malaisée – « et qu’ils n’ont nul caractère de nécessité, ni même rien de naturel, les a fait rejeter complètement » par le philosophe du Jardin. »

Jean Salem, Tel un dieu parmi les hommes, l’éthique d’Epicure, p. 77 sq

 

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