Exégeste

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Dans un premier temps, une sollicitation des sens laisse plus de traces qu’un discours. J’ai la chance d’avoir de bonnes sources, des bons « indics », des têtes chercheuses au flair développé, dont il suffit d’observer les trajectoires pour deviner où se trouvent ces points d’intérêt qui n’ont pas encore été pillés, demeurés aussi secrets qu’un bon coin à champignons.

Un clip donc, pour commencer, fondé sur un principe simple : écran splitté, deux prises d’un même scénario, et des micro décalages. Pour un peu, on dirait presque un de ces jeux des 7 différences, à ceci près que, dès que le temps intervient dans ce genre d’exercice, c’est un peu comme si on se trouvait devant une impossibilité. Au-delà des aspects purement techniques (mais comment ont ils fait ? Mais, alors, ce n’est pas une improvisation ?),  on peut se laisser prendre dans une méditation sur le temps, le retour des mêmes choses, la répétition, mais aussi la différence.

Comme, dans un deuxième temps, il n’y a pas d’expérience qui vaille si on ne peut poser, dessus, des mots, voici une sélection de sources philosophiques, qui devraient permettre de prolonger la méditation, en lui ouvrant quelques pistes, à travers lesquelles on aura le loisir de tracer des chemins traversiers. Evidemment, c’est dans la re-lecture que tout se passe, sinon, tout passe.

On pourra aussi faire une seconde expérience, en lançant en parallèle le Psychose d’Hitchcock (1960),  et le Psycho de Gus Van Sant (1998). On aura là, à portée de sens, débarrassée de ce qu’un clip peut avoir, parfois, de démonstratif, la forme même de la « reprise ».

« Parfois, on ne laisse pas aux images le temps de nous parler, de nous dire ce qu’elles ont à nous dire. Parfois les images bégaient. Impatients, nous croyons avoir compris et nous leur coupons la parole avant même d’avoir fini de les écouter. »
Pascal Convert – « Images passages », Art Press, n° spécial « Images et religion du livre », N°25, 2004, p. 90

« L’image-lacune est image-trace et image-disparition en même temps. Quelque chose demeure qui n’est pas la chose, mais un lambeau de sa ressemblance. Quelque chose -très peu, une pellicule – demeure d’un processus d’anéantissement : ce quelque chose, donc, témoigne d’une disparition en même temps qu’il résiste contre elle, puisqu’il devient l’occasion de sa possible mémoire. Ce n’est ni la présence pleine, ni l’absence absolue. Ce n’est ni la résurrection, ni la mort sans reste. C’est la mort en tant qu’elle fait des restes. C’est un monde proliférant de lacunes, d’images singulières qui, montées les une avec les autres, susciteront une lisibilité, un effet de savoir, du genre de celui que Warburg nommait Mnemosyne, Benjamin Passages, Bataille Documents, et que Godard, aujourd’hui, nomme Histoire(s). »
Georges Didi-Huberman  – Images malgré tout, p. 206

« Car je ne sais pas si, comme dit le proverbe, les choses répétées plaisent, mais je crois que du moins elles signifient ».
Roland Barthes – Mythologies, Avant-propos.

« Notre vie moderne est telle que, nous trouvant devant les répétitions les plus mécaniques, les plus stéréotypées, hors de nous et en nous, nous ne cessons d’en extraire de petites différences, variantes et modifications. Inversement, des répétitions secrètes, déguisées et cachées, animées par le déplacement perpétuel d’une différence, restituent en nous et hors de nous des répétitions nues, mécaniques et stéréotypées. Dans le simulacre, la répétition porte déjà sur des répétitions, et la différence porte déjà sur des différences. Ce sont des répétitions qui se répètent, et le différenciant qui se différencie. La tâche de la vie est de faire coexister toutes les répétitions dans un espace où se distribue la différence. »
Gilles Deleuze – Différence et répétition, Avant-propos.

« Si jamais l’équilibre des forces avait été atteint, il durerait encore maintenant ; donc il ne s’est jamais produit. L’instant présent contredit cette hypothèse. Si l’on admet qu’il y ait jamais eu un état absolument identique au présent, cette hypothèse n’est pas réfutée par l’état présent. Parmi l’infinité des possibles, il faut que ce cas se soit déjà présenté, car jusqu’à l’heure présente un temps infini s’est déjà écoulé. Si l’équilibre était possible, il aurait dû se réaliser. Et si ce moment présent a déjà existé, alors aussi celui qui l’a produit et l’antécédent de ce dernier, etc. il en résulte que lui aussi a déjà existé une deuxième, une troisième fois et qu’il reviendra de même une deuxième, une troisième fois, un nombre infini de fois dans le passé et dans le futur. C’est dire que tout le devenir consiste dans la répétition d’un nombre fini d’états absolument identiques entre eux. – Le nombre des combinaisons possibles, sans doute, n’entre pas dans l’imagination des cerveaux humains ; mais en tout état de cause, l’état présent est un des états possibles, abstraction faite de notre capacité ou de notre incapacité de juger en matière de possibles, car il est réel. Il faudrait donc dire : tous les états réels doivent avoir eu dans le passé un état qui leur fût identique, à supposer que le nombre des cas ne soit pas infini et que, dans le cours du temps infini , ne puisse se réaliser qu’un nombre fini de cas ; en effet, si l’on remonte dans le passé à partir d’un état quelconque, il s’est déjà écoulé antérieurement une éternité. Le repos des forces, leur équilibre est un cas pensable ; mais il ne s’est pas présenté, donc le nombre des possibilités est supérieur à celui de réalités. Si rien d’identique ne réparait, cela pourrait s’expliquer non par le hasard, mais par une finalité inhérente à la nature même de la force : car si l’on suppose une masse énorme de cas, la répétition fortuite d’un même coup de dés est plus probable qu’une non-identité absolue.  »
Nietzsche – La Volonté de Puissance, 1ère partie, Ch. IV, le monde pensable et mesurable, § 324, p. 296.

« Le poids le plus lourd. – Et si, un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait : « Cette existence, telle que tu la mènes, et l’as menée jusqu’ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse ; sans rien de nouveau ; tout au contraire ! La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout ce qu’il y a en elle d’indiciblement grand et d’indiciblement petit, tout reviendra, et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession,… cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi !
L’éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières ! »… Ne te jetterais-tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant ce démon ? A moins que tu n’aies déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais : « Tu es un dieu ; je n’ai jamais ouï nulle parole aussi divine ! » Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être t’anéantirait ; tu te demanderais à propos de tout : « Veux-tu cela ? le reveux-tu ? une fois ? toujours ? à l’infini ? » et cette question pèserait sur toi d’un poids décisif et terrible ! Ou alors, ah ! comme il faudrait que tu t’aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !  »
Nietzsche, Le Gai Savoir, IV, § 341

« Eudème, paraphrasant Aristote, écrit, quelques siècles avant J.-C. : « S’il faut en croire les Pythagoriciens, les mêmes choses se reproduisent ponctuellement et vous serez à nouveau avec moi et je ré-exposerai cette doctrine et ma main jouera encore avec ce bâton et ainsi de suite pour tout le reste. » Dans la cosmogonie des Stoïciens « Zeus se nourrit du monde. » L’univers est consumé périodiquement par le feu qui l’a engendré et il renaît de ses cendres pour revivre la même histoire. A nouveau, les diverses particules séminales se combinent, à nouveau, elles prêtent forme aux pierres, aux arbres et aux hommes – et même aux vertus et aux jours, puisqu’il n’existe pas pour les Grecs de substantif sans quelque substance. A nouveau, chaque épée et chaque héros, à nouveau chaque minutieuse nuit d’insomnie.

Comme les autres conjectures de l’Ecole du Portique, celle de l’universelle répétition passe les siècles et son nom technique – apokatastasis – se retrouve dans les Evangiles (Actes des Apôtres, III, 21) »
Jorge-Luis Borges – Histoire de l’infamie, histoire de l’éternité.

« Nietzsche voulait des hommes capables d’affronter l’immortalité. Il l’affirma dans des termes qui figurent dans ses cahiers intimes (le Nachlass) où il écrivait aussi : « Si tu t’imagines avoir droit à une longue paix avant de renaître, je te jures que tu te trompes. Entre le dernier instant de la conscience et la première lueur d’une vie nouvelle, ne prend place « aucun temps ». Ce délai ne dure que l’espace d’un éclair, encore que des milliards d’années ne sauraient le mesurer. Quand un « moi » fait défaut, un temps infini ne diffère pas d’une succession immédiate. »
Avant Nietzsche, l’immortalité personnelle était une pure erreur de nos espérances, un souhait confus. Nietzsche la propose comme un devoir et la dote de la terrible lucidité de l’insomnie. Ne pas dormir (ai-je lu dans le vieux traité de Robert Burton) torture cruellement les mélancoliques. Il ne faut pas oublier que Nietzsche souffrit cette torture et dut recourir à l’amer hydrate de chloral. Nietzsche voulait être Walt Whitman, il voulait être minutieusement amoureux de son destin. Il adopta une méthode héroïque : il déterra l’intolérable hypothèse grecque de l’Eternel Retour et essaya de trouver dans ce cauchemar de l’esprit une raison de se réjouir. Il rechercha la plus horrible idée de l’univers et la proposa aux hommes comme une chose délectable. L’optimiste superficiel s’imagine volontiers qu’il est nietzschéen. Nietzsche le met face aux cercles de l’Eternel retour. Nietzsche écrivait : « Ne pas désirer des faveurs des félicités lointaines, mais vivre de façon à désirer vivre à nouveau de la même façon, tout au long de l’éternité ».
Jorge-Luis Borge, ibid.

« En ce temps-là, les Eléates niaient le mouvement. Diogène se produisit, comme chacun sait, dans le rôle de « contradicteur ».Il interpréta réellement ce rôle ; sans mot dire, il fit simplementquelques pas, en avant et en arrière, considérant avoir ainsisuffisamment réfuté ses adversaires. Comme je m’étais assezlongtemps occupé, à l’occasion du moins, du problème suivant :« Une reprise est-elle possible ? Quelle signification a-t-elle ?Une chose gagne-t-elle ou perd-elle à être reprise ? », il me vintsoudain à l’esprit ceci : « Tu devrais aller à Berlin, où tu as déjàété une fois ; tu vérifieras alors si une reprise est possible etce qu’elle peut signifier. » Chez moi, j’étais quasi tombé en arrêtsur ce problème. On en dira ce qu’on voudra, il finira par jouer un rôle très important dans la philosophie moderne,car la reprise est le terme décisif pour exprimer ce qu’était la « réminiscence » (ou ressouvenir) chez les Grecs. Ceux-ci enseignaient que toute connaissance est un ressouvenir.De même, la nouvelle philosophie enseignera que la vie tout entière est une reprise. Le seul et unique philosophe modernequi en ait eu le pressentiment est Leibniz. Reprise et ressouvenirsont un même mouvement, mais en direction opposée ; car, ce dont on a ressouvenir, a été : c’est une reprise en arrière ; alorsque la reprise proprement dite est un ressouvenir en avant. C’est pourquoi la reprise, si elle est possible, rend l’homme heureux,tandis que le ressouvenir le rend malheureux, en admettant,bien entendu, qu’il se donne le temps de vivre et ne cherche pas, dès l’heure de sa naissance, un prétexte (par exemple : qu’il a oublié quelque chose) pour s’esquiver derechef hors de la vie.
L’espérance est une charmante jeune fille qui vous glisseentre les mains. Le ressouvenir est une belle vieille femme quine rend pourtant jamais service à l’instant où il faut. La repriseest une épouse aimée, dont on ne se lasse jamais ; car c’est dunouveau seulement qu’on se lasse. Du vieux, on ne se lasse jamais et, quand on l’a devant soi, on est heureux. Seul estvraiment heureux celui qui ne s’abuse pas lui-même dansl’illusion que la reprise apporterait du nouveau ; car, c’est alorsqu’on s’en lasserait. Il appartient à la jeunesse d’espérer, à la jeunesse de se ressouvenir ; mais il faut du courage pour vouloirla reprise. Celui qui veut seulement espérer est lâche. Celui quiveut seulement se ressouvenir est voluptueux. Mais celui quiveut la reprise est viril ; et il est d’autant plus profondémenthomme qu’il a su plus énergiquement la prendre en charge. Parcontre, celui qui ne saisit pas que la vie est une reprise, que lareprise est la beauté de la vie, s’est jugé lui-même ; il ne méritepas mieux que ce qui va lui arriver : il périra. Car l’espérance estun fruit alléchant qui ne rassasie pas ; le ressouvenir est unpiteux viatique, qui ne rassasie pas ; mais la reprise est le painquotidien, une bénédiction qui rassasie. Quand on fait le tourde l’existence, on doit s’apercevoir, si on a le courage de lecomprendre, que la vie est une reprise dont on a plaisir à seréjouir. Celui qui n’a pas fait le tour de la vie, avant decommencer à vivre, n’arrivera jamais à vivre. Celui qui en fit letour, mais en fut saoulé, c’est qu’il était mal bâti. Mais celui quichoisit la reprise, celui-là vit. »
Kierkegaard – La répétitionhttp://www.scribd.com/bob333333/d/32871159-Kierkegaard-La-reprise, p. 17

Musique : Casey Veggies, Euphoria II, extrait de la mixtape intitulée, c’est de circonstance « sleeping in class »
Vidéo : Clement & C°. Davantage de travaux ici : http://clementco.com/

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