La technique nous rend-elle libres ?

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Avertissement habituel pour ceux qui tomberaient sur cet article par hasard : aucun traitement d’un sujet de dissertation n’est LE modèle de ce qu’il fallait faire. En l’occurrence c’est une proposition qui s’accorde à ce que je voulais faire avec mes élèves dans le cadre d’une progression précise qui permette d’aborder certains auteurs. Je conseille donc de suivre les liens qui se trouvent dans le document, afin de lire les textes auxquels l’argumentation fait référence. Ils sont plus importants que la dissertation elle-même.
En fin d’article vous trouverez le lien vers le document .pdf, pour lire l’ensemble plus confortablement, et vous trouverez dans la marge le plan de la dissertation. Ci-dessous, les parties sont séparées, après chaque transition, par une illustration.

Parce qu’elle est facilement conçue comme un ensemble de moyens augmentant les possibilités offertes à l’être humain, parce que cette augmentation est, aussi, synonyme de puissance, la technique est volontiers considérée comme un facteur de liberté. C’est pourquoi on pense spontanément que les peuples ou les époques qui en ont été privées étaient voués à la faiblesse et à la soumission face à la nature. Pourtant, on peut soupçonner un manque d’approfondissement derrière une telle position : après tout, on prend de plus en plus conscience que la technique n’offre plus aussi clairement un véritable pouvoir sur le monde, beaucoup d’entre les hommes s’apercevant qu’ils servent le développement technique plus que celui-ci ne les sert ; chacun peut désormais être victime plutôt que bénéficiaire des dispositifs techniques contemporains. Ce malentendu vient d’une double simplification. L’une d’elle concerne la technique elle-même, car on croit que l’augmentation de sa puissance est aussi un accroissement du contrôle qu’on aurait sur elle, et sur le monde. L’autre est une méprise qui concerne la liberté, et cette méprise repose sur la même confusion. Il faudra donc qu’on examine les raisons pour lesquelles on peut, effectivement, penser que la technique nous rend libres vis-à-vis de la nature, mais dans un deuxième temps on analysera plus profondément ces deux notions pour constater que la promesse de maitrise que comporte la technique n’est pas nécessairement respectée, et que la liberté ne consiste pas en l’augmentation exponentielle des possibilités qui nous sont offertes ; enfin, pour éviter de demeurer dans une opposition stérile, on se demandera si cette puissance offerte à l’homme par la technique, qui le submerge de plus en plus, ne l’appelle pas aussi à devenir plus responsable. Nous émettrons alors cette hypothèse a priori peu évidente, que la responsabilité puisse constituer la forme la plus élevée de liberté.

C’est dans un mythe antique qu’on peut trouver le premier signe d’une conception de la liberté qui lie celle-ci à l’apparition de la technique. Tel que le relate le sophiste Protagoras dans le dialogue de Platon auquel il donne son nom, le mythe de Prométhée semble accréditer l’idée que, sans la technique, l’homme serait soumis à un monde dans lequel il n’aurait aucune place, et pour lequel il ne serait pas équipé. Epiméthée, le frère de Prométhée, ayant distribué aux autres êtres vivants toutes les qualités leur permettant de survivre, oublie l’être humain qui est alors voué à être envoyé dans le monde nu, sans armes et sans protection. Ce qu’apporte Prométhée à l’homme en compensation, c’est la technique, dont l’image mythique est le feu volé aux dieux. Ce faisant, il apporte à l’humanité une puissance divine qui lui assure la première des libertés, condition nécessaire de toutes les autres : la survie. L’homme devient capable de s’équiper lui-même, et de disposer artificiellement de tout ce dont chaque animal bénéficie naturellement. Ainsi peut-il s’abriter, se protéger comme le font les proies, mais aussi attaquer, percer, poursuivre, dépecer comme le font les prédateurs. Capable d’une adaptation universelle, il peut vivre n’importe où car il ne dépend plus d’un milieu particulier. C’est là sa liberté, qui le distingue des animaux dont l’existence est déterminée.

Cette promesse de survie dans un monde qui ne lui était pas a priori destiné, l’histoire de l’humanité semble prouver qu’elle a été tenue. Mieux que ça : non seulement l’homme a survécu mais il a fait peu à peu de ce monde auquel il était auparavant étranger, son monde. Et l’activité technique qui ne devait être, à l’origine, qu’une compensation de la faiblesse constitutionnelle de l’homme, est devenue une puissance de conquête qui a permis à l’humanité de façonner le monde selon ses propres projets. Celui qui a sans doute le mieux cerné cette dimension de la technique, c’est Descartes quand, dans son Discours de la méthode, il affirme que l’homme devient « comme maître et possesseur de la nature ». Si le rapport de l’homme au monde change radicalement, c’est qu’au 17ème siècle, Descartes observe la façon dont le savoir-faire fusionne désormais avec le savoir. Auparavant en effet, les savants étaient déconnectés de ceux qui agissaient et modifiaient matériellement le monde. L’apport de la méthode cartésienne, c’est d’alimenter l’action technique avec la connaissance scientifique. Et ce que pronostique le philosophe, c’est que cette association va décupler ce dont l’homme sera capable sur Terre, et il précise les domaines dans lesquels la maîtrise de l’homme va progresser : la disparition du travail tout d’abord, puisque des machines s’en chargeront, mais aussi la médecine (qui n’est pas encore, au 17ème siècle, une discipline scientifiquement constituée) et la maîtrise des humeurs et comportements humains. Cette plus grande latitude d’action, cette façon qu’a Descartes de décrire l’homme comme on le faisait, jadis, de Dieu, ce sont les signes évidents d’une plus grande liberté. L’homme ne subit plus sa faiblesse par rapport à la nature, il en tire ce qu’il veut. Son action ne se limite plus à accompagner les cycles du monde, attendant patiemment que celui-ci produise ce dont l’homme a besoin, elle consiste maintenant à provoquer la nature pour obtenir ce qu’on veut. Si l’ancienne condition humaine était contrainte par le manque d’aptitude à faire du monde ce qu’on veut, alors le progrès technique peut bel et bien être considéré comme un gain en liberté, et nous savons bien, nous qui regardons les prédictions cartésiennes depuis le 21ème siècle, de quelle manière l’histoire les a confirmées, et combien l’homme a effectivement acquis, au cours de révolutions techniques successives, un pouvoir sans concurrence sur la nature.

Mais plus profondément, on peut affirmer qu’un être libre, c’est un être qui accomplit sa nature profonde. S’il y a une vocation à être un certain genre d’homme et un certain type de boxeur, alors en devenant Mohamed Ali, Cassius Clay devint l’homme qu’il désirait être. Et c’est sans doute là l’une des plus belles conceptions de la liberté qu’on puisse proposer : être libre, c’est s’accomplir, réaliser ce qui constitue, en soi, son potentiel propre. De la même façon, si on pouvait montrer que la technique est le potentiel propre de l’humanité, alors on pourrait démontrer qu’en devenant technicien l’homme chemine véritablement vers sa liberté. Or c’est précisément le propos d’Aristote quand, dans son ouvrage les Parties des animaux il analyse le corps de l’homme en focalisant son attention sur la présence de deux membres très particuliers, en lesquels réside pour lui l’essence de l’homme : les mains. En effet pour Aristote, les mains n’ayant pas d’utilité définie par avance si ce n’est de réaliser ce que la pensée conçoit, et donc de devenir ce que l’imagination en fait, elles sont comme deux prises universelles, libres de toute fonction prédéfinie. Dès lors, à la différence des pieds qui sont dédiés à la marche, elles sont disponibles et peuvent se mettre au service d’un projet qui ne serait pas déjà inscrit dans les gènes de l’espèce. L’analyse qu’en mène Aristote conduit à considérer les mains comme des prises sur lesquels on va pouvoir brancher les périphériques que sont les outils, qui sont le fruit spécifique de la pensée humaine. Disons ça autrement : les mains sont le signe que l’homme n’est pas complet. Ses mains permettent de le redéfinir en branchant sur son corps ce qui va le compléter. La technique est l’art de concevoir et réaliser les outils offrant au corps humain de nouvelles capacités. Alors, si la liberté est la possibilité de réaliser sa propre essence, de devenir ce qu’on doit être, la technique étant pour l’homme ce qui lui permet de s’accomplir, est bel et bien ce qui le rend libre.

Il y a donc des raisons valables d’affirmer que la technique soit pour l’homme un gage et un gain de liberté. Mais il faut pour cela accepter l’idée que la technique se définisse avant tout par la maîtrise d’un nombre croissant de possibilités, et que la liberté se reconnaisse précisément dans ce nombre sans cesse plus élevé de nouveaux pouvoirs sur le monde. Or de telles conceptions sont contestables. D’abord parce que la technique n’est pas toujours définie par la maîtrise, c’est-à-dire par une claire représentation des effets de ce qu’on fait, mais aussi parce que la liberté ne se réduit pas à la puissance accrue de profiter du monde. C’est en remettant ces conceptions en question qu’on va pouvoir supposer que la technique, contrairement aux apparences, ne nous rende pas libres.

C’est dans le domaine politique qu’on peut le mieux saisir le fait que la liberté ne puisse pas être définie comme la simple possibilité de faire absolument tout ce qui nous tente. Une telle liberté serait tout d’abord impossible, car elle plongerait l’humanité dans un conflit généralisé, mais même si elle était possible, il ne s’agirait pas de liberté, mais d’un simple laisser-aller. Ainsi, chez le précurseur anglais des Lumières John Locke, on trouve à de nombreuses reprises l’idée que si les lois ne s’opposent pas à la liberté, c’est précisément parce qu’être libre ne consiste pas à se laisser aller à faire quelque chose pour la simple raison que cette chose puisse être faite. Le monde offre énormément d’opportunités, et on pourrait penser que la liberté consiste à les saisir toutes, et à faire tout ce qui nous plait. Mais John Locke, entre autres dans son Deuxième Traité du gouvernement civil, contredit cette conception simpliste. Ainsi écrit-il « la liberté n’est pas ce que l’on nous dit, à savoir une liberté, pour tout homme, de faire ce qu’il lui plaît ». Il ne s’agit pas pour lui d’être rabat-joie ou liberticide, mais de comprendre que si la liberté est une valeur, alors elle doit se situer à un niveau d’exigence plus élevé. Ainsi, on n’est pas libre quand on fait ce qu’on veut, mais quand on veut ce qu’on fait, c’est-à-dire quand l’action est la suite d’une volonté clairement pensée et dans laquelle on est prêt à s’engager. Ça n’a donc pas grand-chose à voir avec l’impulsion et le caprice consistant à exiger d’être immédiatement satisfait. Etre libre, c’est identifier des objectifs, les déterminer comme la fin que poursuivra l’action, et tout faire pour atteindre cet objectif. Mais on n’est pas libre quand on fait tout ce qu’il est possible de faire sans avoir au préalable identifié les buts qu’on poursuit.

Or la technique est devenue précisément ce processus par lequel on n’agit pas en poursuivant un but clairement identifié comme valable, mais pour la simple raison que ce qu’on fait est possible. Le développement exponentiel de la puissance technique a fait émerger énormément de possibilités dont l’homme est friand pour la seule raison qu’il est plaisant d’explorer de nouvelles possibilités, et d’aller plus loin que le seuil qu’on a jusque-là atteint. Ainsi, peu à peu, le progrès technique a cessé de viser un quelconque bénéfice pour l’être humain, et n’a plus pour objectif que l’augmentation des performances pour elle-même. Il suffit d’observer la façon dont les automobiles deviennent à chaque nouvelle génération plus puissantes que les précédentes, roulant plus vite, accélérant plus fort. Quand on désigne comme « meilleure » voiture celle qui met quelques centièmes de secondes de moins qu’une autre pour accélérer à 100 km/h, il est évident que le terme « meilleure » ne renvoie pas à un quelconque bénéfice pour l’être humain, mais à un strict gain en pure performance quand on la met en rapport, non pas avec l’usage qu’on peut en avoir, mais avec les performances d’une autre voiture. La technique ainsi conçue comme une quête sans fin de performances toujours accrues n’a plus pour objectif de faire survivre l’homme, ni même de le faire vivre mieux puisqu’on le sait, le prix à payer pour ce niveau de puissance, c’est un risque accru d’accidents, de catastrophes, et un malaise grandissant de l’homme vis-à-vis du monde technologique auquel il contribue. Tout se passe comme si le développement de la technique se faisait indépendamment de la volonté humaine, celle-ci étant asservie au progrès, sans même le décider. Ainsi, le rapport entre l’homme et la technique semble inversé. Désormais, c’est celle-ci qui utilise celui-là comme son outil. Dans une telle perspective, on peut comprendre que la technique ne puisse plus être considérée comme un facteur de liberté.

Plus grave, il n’est même pas certain qu’on puisse encore affirmer que, dans la sphère de la technique, l’homme soit encore en maîtrise de ce qu’il fait. Pour que l’homme soit « maître et possesseur de la nature », il faut qu’il soit maître de ce qu’il fait. Or comme on vient de le voir, il y a dans la technique une puissance qui l’envoûte au point que c’est elle qui le mène, plus que l’inverse. Cette possibilité quasi infinie d’agir sur le monde engage l’homme dans une démesure qu’il ne peut pas contrôler, dans des processus et des dispositifs dont il ne peut même pas avoir de représentation claire. C’est ce que les grecs, dans l’antiquité, auraient appelé l’hybris, un mode d’excès dans lequel l’homme oublie ce qu’il est pour se lancer dans des actions qui sont censées être le propre d’êtres inhumains. Cette démesure, un penseur en particulier l’a diagnostiquée au 20ème siècle. En effet, en particulier dans son ouvrage Nous, fils d’Eichmann, Günther Anders a observé la façon dont les processus techniques ont, à partir de l’industrialisation, peu à peu échappé à la représentation et la perception de l’homme, quand bien même celui-ci continue à contribuer à ce que ces processus fonctionnent. D’Hiroshima, Marguerite Duras écrivait qu’on n’avait rien vu. La puissance de cette bombe tient pourtant dans une mesure : 15 kilotonnes. Et pour nous dès lors, c’est cela une bombe atomique : Hiroshima. Mais comment peut-on, alors, se représenter ce qu’est une tête nucléaire océanique, telle que la France en équipe ses missiles, alors qu’elle est dotée d’une puissance de 100 kilotonnes ? Et quel rapport avons-nous, dès lors, avec les ogives B53 américaines, dont la puissance grimpe à 9000 kilotonnes ? Qu’est-ce que 600 Hiroshima ? Cet exemple, qu’Anders ne considèrerait pas comme spectaculaire, mais comme monstrueux, n’est que le point culminant d’un processus qui est à l’œuvre dans la totalité des aspects de l’existence humaine dès qu’elle a pour environnement un monde devenu technique. A strictement parler, personne ne peut avoir de représentation claire de ce en quoi consiste vraiment le processus global de la production et de la consommation des marchandises. Nous n’avons plus de représentation claire de nos existences, et c’est la complexité technique qui est à l’origine de cet aveuglement. Dès lors, nous ne pouvons plus prétendre maîtriser notre œuvre, comme un conducteur qui aurait perdu le contrôle d’une voiture qui continuerait cependant d’avancer. Celui-ci, ne choisissant plus la direction qu’il suit, ni la vitesse à laquelle il se déplace, ne peut prétendre être libre ; à strictement parler, il est aliéné par le processus même qui fait qu’il est en mouvement.

La technique serait donc un processus n’ayant pas tenu ses promesses et qui, en devenant démesurément puissant, échappe au contrôle même de l’homme, alors qu’il est son œuvre, et qu’il continue à y contribuer. Autant dire dès lors qu’il est difficile, dans ces conditions, de penser encore que l’homme puisse connaître, grâce à la technique, un accroissement de sa liberté. Au contraire, il semble aliéné par celle-ci, plongé dans l’hybris d’une quête absurde de performances sans cesse augmentées, se rêvant maître et possesseur d’un monde dans lequel il n’est pas sûr de pouvoir vivre encore bien longtemps, et dont il ne peut plus avoir de représentation fiable à moyen terme. On pourrait être tenté de conclure là, et de laisser l’homme en échec devant ce qu’il a lui-même fait. Pourtant, il est encore possible d’émettre une hypothèse qui maintienne une forme d’espoir : cette situation dans laquelle l’homme se trouve, il doit en répondre. Or la responsabilité peut être conçue, aussi étonnant que ça puisse paraître, comme le degré supérieur de la liberté.

Le risque de la façon dont Günther Anders analyse le monde mécanique dans lequel l’humanité a été plongée par l’industrialisation, c’est qu’on pourrait en tirer comme conclusion que l’homme n’est pas responsable d’un processus qui a échappé à son contrôle. Pourtant, si son ouvrage s’adresse littéralement au fils d’Adolf Eichmann, Klaus Eichmann, qui n’est pour rien dans la conception et la mise en œuvre de la solution finale, c’est bien pour que ce fils qui’ n’y est pour rien réponde. Et la réponse qu’il lui propose consiste à œuvrer objectivement et réellement pour un projet contraire à celui de son père. Celui-ci travaillait à détruire l’homme ? Alors son fils peut en répondre en œuvrant contre cette extermination et donc, pour la paix. Quand bien même nous ne sommes pas les auteurs du monde qui nous est transmis, nous pouvons prendre la décision d’en répondre, c’est-à-dire de travailler, même si c’est dans l’incertitude quant à la réussite d’un tel projet, à reprendre la main sur les processus qui nous encadrent nos vies. Pour cela, il faut comprendre le fait que les structures qui organisent et mènent ces dispositifs ne sont plus compréhensibles parce qu’elles relèvent d’idées, d’abstractions détachées de la réalité et inaccessibles désormais à l’homme. Nous vivons en fait dans une idéologie, c’est-à-dire dans un monde qui n’est plus transformé pour que l’homme puisse y vivre, mais pour que des abstractions et valeurs censées être supérieures puissent s’y développer. Adolf Eichmann est l’un des acteurs d’un tel monde : par pure idéologie, il contribua à édifier un mécanisme qui n’avait pas pour but de permettre à l’homme de vivre sur Terre, mais d’installer sur la surface de la planète une certaine idée, supposément supérieure, de ce qu’est l’homme. Nous continuons à vivre sous la direction d’idées que nous ne comprenons pas, grâce à une technologie que nous ne comprenons pas davantage. Mieux, nous la concevons précisément conformément à notre incompréhension, et nous la chargeons de prendre en charge tout ce qui nous échappe. Reprendre le contrôle de la vie humaine, c’est accepter d’en faire quelque chose dont l’homme lui-même puisse se saisir, et non ce dont il est constamment dessaisi.

Et pour commencer, l’homme doit se ressaisir comme technicien, et non comme simple utilisateur ou consommateur de techniques. Jacques Ellul, dans son Exégèse des nouveaux lieux communs montre qu’il n’y a pas l’homme d’un côté, et les machines de l’autre. Dans un monde de machines, l’homme est un être formé pour ce monde, et par ce monde. Quand on crée l’automobile, on crée l’automobiliste qui va avec, et celui-ci ne peut prétendre, tant qu’il est au volant, être maître du processus automobile, puisqu’il en est lui-même non pas le concepteur, mais le fruit. De même, dans un monde fondé sur la consommation, le consommateur ne peut prétendre être maître du processus auquel il participe tant qu’il ne prend pas conscience qu’il en est lui-même le produit. En fait, on peut considérer que ce monde technique est pour l’homme contemporain ce que fut la nature pour l’homme du passé : un ensemble dans lequel l’être humain souffre, tout en croyant jouir, parce qu’il ne le comprend pas, et que dès lors il ne se comprend pas non plus. Or, ce qui a permis à l’homme de trouver sa place dans la nature, c’est la combinaison de la technique et de la connaissance. On peut dès lors penser que ce qui permettra au même homme d’habiter cette nouvelle nature qu’est pour lui le monde technique contemporain, c’est de nouveau la connaissance et le savoir-faire qu’il apprendra à mettre en œuvre. Mais la complexité de ce monde, et le fait que l’homme lui-même en soit le produit ont pour conséquence qu’un tel projet de reprise en mains ne peut être que politique, c’est-à-dire qu’il doit être mené communément par les êtres humains, et qu’il doit viser à réformer profondément la façon dont la technique est mise en œuvre, en lui fixant pour commencer des objectifs qui ne soient pas eux-mêmes purement techniques. Si on relit Jacques Ellul avec attention, on peut avoir l’impression qu’il renvoie dos à dos l’initiative individuelle et l’action politique. Mais s’il le fait sans pour autant désigner d’autre acteur de cette profonde remise en question, c’est qu’en réalité, c’est dans un processus simultanément commun et personnel que l’humanité doit se lancer. Politiquement, un tel mouvement est donc nécessairement démocratique s’il doit engager chacun dans un objectif commun. Et en tant que tel, parce qu’il appelle l’homme à s’émanciper, et que cet appel se fait de plus en plus pressant, parce que le monde technique est de moins en moins humain, on peut considérer que, paradoxalement, cette urgence qui est le fruit du développement technique est un milieu qui, finalement, contraint l’homme à travailler à sa propre libération.

La situation actuelle de l’homme ressemble donc fort à celle qui fut la sienne lorsqu’il fallut survivre dans le monde à la seule puissance potentielle de ses mains. Ce qu’il a fallu construire pour habiter la nature, il faut encore le concevoir pour habiter ce monde technique. Plutôt qu’une contrainte, on peut y voir une invitation, un appel. C’est ainsi qu’Henri Bergson conclut son livre Les deux Sources de la morale et de la religion, considérant que cette même technique qui avait enraciné l’homme dans les considérations purement matérielles pouvait être le point d’appui permettant désormais son élévation spirituelle. Il faudrait pour cela fixer à la technique des objectifs nouveaux, et la mettre au service d’une telle ascension. Le monde contemporain donne de tels signes : nombreux sont ceux qui commencent à prendre des distances avec le principe univoque de la plus grande consommation possible, se souciant des conséquences d’un tel mode de vie, pour l’humanité actuelle, mais aussi pour celle qui viendra plus tard. Cette aptitude à se soucier des êtres humains qui nous sont les plus étrangers, puisqu’ils n’existent pas encore et que nous ne les rencontrerons jamais, est une aptitude véritablement morale et elle est en fait rendue possible par la conscience que nous avons des conséquences à très long terme des techniques que nous mettons en œuvre aujourd’hui. Ce à quoi s’éveille peu à peu l’humanité, mise devant son propre fait accompli, c’est à sa propre responsabilité. On aurait tort de voir là une aliénation supplémentaire pesant sur les épaules des hommes. La responsabilité n’est le contraire de la liberté que si on conçoit celle-ci comme une absence de limites, une possibilité de faire absolument tout ce qui est tentant, or nous avons vu qu’une telle conception est simpliste, et irréaliste. En revanche, nous avons pu constater qu’être libre consiste précisément à opter pour des objectifs qu’on identifie comme valant la peine d’être poursuivis, et donc à délaisser les autres possibilités. En privilégiant la stricte efficacité, La logique technicienne consiste à ne se poser la question des conséquences pour les autres que s’il est rentable de le faire. Mais dès lors que les conséquences se situent bien au-delà des limites de sa propre existence, il n’y a jamais d’intérêt particulier à en tenir compte. Prendre en considération ce qui peut aller contre notre propre intérêt, et répondre de nos actes en l’absence même de ceux qui pourraient nous demander des comptes, c’est donc un progrès moral. Quand, dans Le Savant et le politique, l’économiste et sociologue allemand Max Weber distingue deux types de motifs d’action, l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité, on peut comprendre cette distinction ainsi : celui qui est mené par sa propre conviction admet qu’il agit de la seule façon qui est pour lui possible, et ce indépendamment des conséquences de son acte. Il agit par devoir et, ce faisant, renvoie sur une autre autorité que la sienne (les valeurs morales supérieures, une idéologie, ou un commandement divin) la responsabilité de ses actes. Ainsi, ceux qui pensent qu’il faut tout céder au principe du progrès technique considèrent que, de toute façon, il faut « aller de l’avant », et que si nous ne le faisons pas, d’autres le feront à notre place. Une telle position renonce à la liberté, puisqu’elle se plie à un ordre supérieur comme si celui-ci s’imposait, et décide pour soi de ce qu’on doit faire. Au contraire, agir selon l’éthique de responsabilité c’est faire passer les conséquences de ses actes avant les principes qui pourraient les guider, c’est donc affirmer qu’on est l’auteur de ses actes, puisqu’on aurait pu agir autrement. La responsabilité est donc liée à la liberté, puisqu’un être qui ne serait pas libre ne pourrait être considéré comme responsable de ses actes. Cette responsabilité que l’homme sent peser sur ses épaules à mesure qu’il se rend compte des conséquences potentiellement catastrophiques de son rapport purement technique au monde, elle n’abolit donc pas sa liberté. Au contraire, en lui permettant d’avoir une idée plus claire du devoir qui est le sien, et en le laissant seul décider de ce qu’il fera puisque ceux qui subiront les conséquences de ses choix techniques ne vivront que bien plus tard, cette hybris technique dans laquelle il se découvre aujourd’hui met en lumière la liberté profonde  dans laquelle il se trouve, et qui le rend terriblement responsable.

Ce qui ressort de notre réflexion, c’est que les premières raisons qui pouvaient nous amener à penser que la technique nous rend libres étaient simplistes et trompeuses car elles étaient fondées sur une conception erronée de la technique, mais aussi et surtout de la liberté. C’est pour cette raison qu’il a fallu convenir qu’en réalité il y a quelque chose de profondément contraignant dans le développement de la technique au point que, loin d’être un facteur de liberté, ce soi-disant progrès puisse être considéré comme aliénant. Mais nous ne nous sommes pas contentés de ce constat un peu technophobe qui aurait condamné l’humanité à être submergée par le monde qu’elle a produit. En réalité, il est possible de reconnaître une forme de gain de liberté dans la technique, en vertu même du fait qu’elle porte au plus haut point la responsabilité de l’homme. Or, comme on l’a vu, la responsabilité est aussi une forme élevée de la liberté, car elle marque, et elle affirme la volonté de celui qui agit, et confirme après coup que telle était bien sa volonté. Ainsi, la technique confirme ce qu’en disait dès l’antiquité le mythe de Prométhée : en offrant à l’homme une puissance qui est le propre d’être surhumains, elle l’invite à se hisser spirituellement et moralement à la hauteur de ce pouvoir. Et c’est là que réside une liberté digne d’être conçue comme une valeur supérieure.


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Toutes les illustrations sont extraites du film d’animation Kid’s story, un des courts métrages constituant la série animée The Animatrix, conçue comme une extension de l’univers de la trilogie Matrix. Ce segment de la série est réalisé par Shinichirō Watanabe, aussi connu pour être le créateur de la série animée Cowboy Bebop.

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